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À chacun son vêtement, de la 3e au lycée
La Nuit des rois, de Shakespeare
Une comédie travestie de Shakespeare (1602)
jeudi 5 novembre 2009
La Nuit des rois est une comédie légère de Shakespeare écrite dans la tradition carnavalesque pour les fêtes de l’épiphanie, d’où son titre, qui n’a rien à voir avec la présence d’un roi dans l’intrigue. À l’instar de La Mégère apprivoisée, il y a fort à parier que sans la renommée de l’auteur, la pièce eût été oubliée ; je la trouve même un cran au-dessous de la Mégère. Mais, en théâtre autant qu’en vêtement, le public apprécie la marque plus que la façon. Quel est l’intérêt de la pièce pour nous ? Eh bien, comme pour la Mégère, la place fondamentale du travestissement, d’autant plus prégnant que dans le Théâtre élisabéthain, les rôles féminins étaient joués par des jeunes hommes. La pièce étant empreinte d’esprit carnavalesque, il faudra dissocier la lettre du dialogue de son esprit, d’où pour ce genre de pièce, une plus grande importance de la mise en scène. L’édition que j’ai utilisée, choisie au hasard, n’est sans doute pas la meilleure. On la doit à trois personnes (préface, notice, traduction). La traduction de Pierre Leyris peine à trouver les équivalents des innombrables allusions cryptées au contexte social et culturel, dont il faut souhaiter que les metteurs en scène nous fassent l’économie. De plus, ses notes sentent parfois la cuistrerie. Exemple, la note 36 (II, 3), nous apprend que « diluculo surgere » provient d’un exemple de grammaire de l’époque : « diluculo surgere saluberrimum est ». Bigre, nous voilà bien avancés ! Il faudra au non-latiniste acquérir un autre livre pour savoir que cette cuistrerie latine signifie : « Se lever à l’aube est bon à la santé »… Le titre Twelfth Night ne nous est pas expliqué dans la préface ; ce devrait être pourtant particulièrement le souci d’une édition bilingue d’expliciter le titre ! Pire : le titre de couverture est La Nuit des Rois, alors qu’en 4e de couverture et dans le texte (p. 8, etc.), on trouve La Nuit des rois, sans majuscule ! De quels rois s’agit-il ?
L’amoûuur tujûuurs
Rien que de commun à propos de l’amour dans cette comédie : on tombe amoureux à la vue de l’aimé(e), comme un sortilège : « Hélas, au même instant j’étais changé en cerf / Et dès lors les cruels limiers de mes désirs / me traquent sans merci » (I,1). La comtesse use du vieux truc de la bague soi-disant oubliée pour rendre manifeste son amour à Viola, truchement du Duc, qu’elle ne sait pas être travestie (I, 5). Elle lui avoue son amour dès la deuxième rencontre (III, 1), alors qu’elle est censée mener grand deuil de son frère sept ans durant ! On relève en III, 2, un excellent petit extrait sur le thème du détour dans le domaine de la séduction et du langage, avec quelques métaphores bien senties et un stratagème de séduction léger comme une enclume : « et vous voilà voguant dans les mers arctiques de l’estime de Madame, où vous resterez suspendu comme un glaçon à la barbe d’un Hollandais si vous ne rachetez cela par quelque remarquable exploit de bravoure ou d’intrigue. ». Le mariage secret entre Olivia et Sébastien est évacué après coup en une réplique par le prêtre, comme un acte des plus banals (V, 1).
L’amitié, plus forte que l’amour
Comme dans la Mégère, l’amitié est plus forte que l’amour. Il en va ainsi du couple constitué par Sébastien, le frère de Viola qu’elle ne sait pas rescapé du naufrage, et Antonio, le capitaine qui l’a sauvé et ne peut se résoudre à l’abandonner. Antonio évoque son « désir, plus aigu que lame affilée » ; « l’impatience de vous voir » ; son « affection émue d’inquiétude » (III, 3) ; plus tard, croyant reconnaître Sébastien dans sa sœur travestie, il propose de se battre « pour l’amour de lui » (III, 4), puis face à Viola qu’il prend pour Antonio et qui, et pour cause, ne le reconnaît pas, il se plaint de son ingratitude : il lui a « voué son cœur […] par pur amour pour lui » ; « Auparavant trois mois nous ont vus nuit et jour nous tenir compagnie » (V, 1). Un miracle amoureux se produit entre la scène 1 et la scène 3 de l’acte IV : Sébastien, pris pour Viola, est courtisé par Olivia, qui empêche un duel avec ses serviteurs. Le garçon n’a que quelques répliques laconiques pour réagir à la proposition de mariage, qui se concrétise en deux tunnels, la scène 2 de l’acte IV puis la fin de la scène 1 (et unique) de l’acte V. C’est dire si le mariage est traité comme chose légère par rapport à l’amitié. Le duc déclare devant Olivia, dont il a compris qu’elle aime Viola : « Quant à ce mignon que je vous sais aimer / Et que, devant le ciel, j’aime aussi tendrement » (V, 1). Ce à quoi Viola répond par une phrase à double entente qu’elle préfère à Olivia, « Suivre celui qu’[elle] aime plus […] que jamais [elle] ne chérirait aucune épouse. » Olivia répond qu’elle est « répudiée », ce qui confère une grande valeur sentimentale à ce lien entre le Duc et son jeune messager ! Enfin, Sébastien retrouve son ami et proteste de son amitié : « O mon Antonio, combien les heures m’ont torturé, m’ont tenaillé, toi disparu » (V, 1).
Vous avez dit transgenre.
Viola, se croyant seule rescapée d’un naufrage, se travestit pour se mettre au service du Duc Orsino, amoureux transi de la comtesse Olivia : « Tu me présenteras à lui comme un eunuque » (I, 2). Chargée de courtiser Olivia, Viola souffre : « je voudrais moi-même être sa femme » (I, 4). Un choix de traduction malencontreux nous amuse : Malvolio, l’intendant d’Olivia, lui présente Viola qui demande à la rencontrer comme « un spécimen du genre homo », où « genre homo » traduit simplement « mankind » ! (I, 5). Quand Olivia se rend compte de l’effet qu’elle a produit sur la comtesse, elle rappelle la loi biblique : « travesti, tu es péché » (II, 2) [1], puis fait le point en des termes qu’on pourrait qualifier d’hétérocentrés : « En tant que je suis homme, Mon amour pour mon maître est un cas sans espoir » (II,2). La question de la virilité n’intéresse pas que la travestie, mais aussi certains gentilshommes, à l’occasion d’un duel censé les opposer à Viola, laquelle est loin d’être la seule à préférer éviter le combat : « il arrive souvent qu’un terrible blasphème tonitrué d’une voix perçante sur un ton bien fanfaron vous acquière un brevet de virilité mieux qu’aucune preuve palpable. » (III, 4). La conclusion de Sébastien est d’un conformisme consternant : comme Olivia, amoureuse de Viola déguisée en homme, a finalement épousé à son insu son frère, lui-même, qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, celui-ci a beau jeu de conclure : « la nature a suivi dans cette affaire sa pente propre » (V, 1). Le personnage le plus empreint de « trouble dans le genre » est finalement le Duc, qui n’éprouve pas la moindre gêne à proposer le mariage à son joli page Césario alias Viola dès qu’il révèle son travestissement, sans attendre qu’il ait quitté son habit d’homme ; pire, il termine le dialogue de la pièce sur ces mots : « Venez, Césario ! / Car vous le resterez tant que vous serez homme / Pour bientôt devenir sous de nouveaux atours / La reine d’Orsino et de son humble amour » (V, 1).
La mise en scène de Nicolas Briançon (2009)
Avec une troupe tant soit peu altersexuelle, le délire permis par les propos ambigus peut nous mener sur une pente savonneuse. S’il faut saluer le réjouissant travail de Nicolas Briançon et de sa troupe dans la mise en scène présentée en 2009 en tournée et au théâtre Comedia, on peut regretter que la dimension transgenre ait été trop peu exploitée. À une exception : les deux gentilshommes de la suite d’Orsino, Curio et Valentin, sont joués par des filles ; mais on n’en tire aucun effet particulier. Sur un point, le costumier (l’excellent Michel Dussarat, que l’on a connu très altersexuel chez Jérôme Savary) est en avance sur la mise en scène. Il a interprété l’énigmatique « jarretière croisée » présente dans le texte comme un harnais de cuir. L’acteur le montre, mais après, plus rien… Le duc Orsino est désespérément guindé dans son hétérosexualité virile, et la mise en scène reste en retrait sur l’ambiguïté finale [2]. Par contre, tous les passages obscurs ont été balayés comme il se doit ; on aurait simplement aimé encore plus de liberté carnavalesque. Saluons pour terminer les excellents numéros de Chloé Lambert (Olivia), Henri Courseaux (Malvolio), Yves Pignot (Tobie), Jean-Paul Bordes (Andrew), et Arié Elmaleh (Feste) au bel organe. Pour Césario-Viola et Sébastien, on regrettera que pas un instant le spectateur ne puisse croire à la méprise des personnages ! [3]
– Lire une traduction française de la pièce en ligne.
– Poursuivre avec La Mégère apprivoisée, du même auteur.
Voir en ligne : Critique de la mise en scène de Nicolas Briançon (2009), par Delphine Kilhoffer
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[1] Allusion — que les notes auraient pu rappeler — au Deutéronome, XXII, 5 : « Une femme ne portera pas un costume masculin, et un homme ne mettra pas un vêtement de femme : quiconque agit ainsi est en abomination à Yahvé ton Dieu. » (trad. Bible de Jérusalem).
[2] À propos de travesti, avez-vous vu à l’automne 2009 Les femmes savantes dans la mise en scène d’Arnaud Denis au Théâtre 14, avec la performance de Jean-Laurent Cochet travesti en Philaminte ?
[3] Dans le même théâtre, sous son nom historique d’Eldorado, je me souviens avoir vu en 1996 Les Jumeaux vénitiens de Carlo Goldoni dans la mise en scène de Gildas Bourdet. Jusqu’à la scène finale, j’avais cru que les deux rôles étaient joués par un seul comédien…