Accueil > Éducation > Vrai-faux sujet d’invention du bac de français, série ES (économique et (...)

Réplique à un article du Monde

Vrai-faux sujet d’invention du bac de français, série ES (économique et social).

Pan, sur le bec !

samedi 1er août 2015

Un article intitulé « Premier jour du bac : « C’est de la philo, je ne compte pas dessus, mais plutôt sur le hasard » » de Matteo Maillard et Laura Wojcik est publié sur le site Web du Monde le 17 juin 2015, au soir des premières épreuves du bac. Il s’agit d’une sorte de micro-trottoir, genre journalistique dont a priori on aurait cru Le Monde exempt. Le lycée en question, classé « Zone sensible », se trouve être celui où j’enseigne. Branle-bas de combat dans les couloirs du bahut, on parle de droit de réponse, puis de porter plainte, de manif devant les locaux du journal. Bigre ! Et si nous tentions l’ironie, proposent quelques collègues qui ont dû lire Voltaire & Montesquieu… Chiche ! Voici donc ma contribution, torchée au fil de la plume, sous forme d’un pastiche, vrai-faux sujet de bac de français. Côté officiel, des contacts sont pris avec le journal, et il semble qu’on fasse amende honorable. Le 19 juin, on a déjà ôté deux des trois photos de garçons lycéens mineurs, sans doute publiées sans autorisation. On parle d’ôter carrément l’article, et de publier un droit de réponse plus formel que ma galéjade, que des collègues se sont dévoués pour rédiger en cette période plutôt surchargée. Bien évidemment, en fait de se contrefoutre de nos élèves (ce qu’exprime en substance l’article en donnant la part belle aux premiers à sortir du centre d’examen), nous sommes tous sur le pont à les tarabuster pour les mobiliser. Alors que lorsque j’ai commencé à travailler en lycée en 2006, les cours se terminaient fin mai et les corrections fin juin, nous avons cette année fait cours jusqu’au 16 juin, et embrayé sur les surveillances de bac le 17, puis pour les profs de français notamment, correction des écrits et des oraux dans la foulée, de quoi ne pas voir le soleil jusqu’au 8 juillet inclus, dans la même période où nos rémunérations ont été gelées [1]. Mais voilà que le naturel du sérieux revient au galop… J’ai préféré considérer que comme nous, ces pauvres journalistes sont taillables et corvéables à merci, et qu’à force d’être abrutis de travail, pas plus que nous, ils ne conservent le temps de réfléchir à la philosophie de leur métier. Bref, voilà ma copie. Pour la petite histoire, j’ai envoyé ce brûlot à la rédaction du journal, qui m’a renvoyé la réponse-type : « Monsieur, L’équipe des pages Débats a bien reçu votre point de vue. Nous l’avons lu attentivement et nous vous remercions de l’intérêt que vous portez au journal Le Monde. Malheureusement, il ne nous sera pas possible de le publier compte tenu de l’afflux de propositions que nous recevons pour un espace limité. Recevez, Monsieur, l’assurance de toute notre considération. L’équipe des Débats ».
Le droit de réponse officiel du lycée à l’article a été publié dans la journée du 19 juin ; il contient plusieurs liens vers des sites ou articles concernant ce lycée.

SUJET : « Le journal Le Monde publie après la première épreuve du bac, un reportage sur des candidats de votre lycée, les pires élèves absentéistes étant mis en vedette et tenant des propos dévalorisants sur le lycée. Rédigez une réponse à cet article sous la forme d’un reportage fictif sur la rédaction du Monde dans une époque future. »

Premier jour de comité de rédaction : « C’est du journalisme, je ne compte pas dessus, mais plutôt sur le groupe Lazard »
« Je sors toujours le premier de la conférence de rédaction. Je suis comme ça, moi. J’écris vite et dès que j’ai plus d’idées, je m’arrête. » Matteo, 27 ans (le prénom n’a pas été changé), est en effet l’aspirant-pigiste du Monde qui a franchi le plus tôt les grilles sécurisées du siège du journal polyvalent, boulevard Auguste-Blanqui à Paris. À 17h30, soit à mi-temps de la conférence-flash de une heure censée mettre en place les 12 pages du journal de demain, format réduit par la nouvelle direction de crise. Le journaliste est du genre calme et pragmatique. Il a choisi la rubrique banlieues dont le mot d’ordre « Les banlieusards sont-ils des gens comme nous ? », lui semble plus simple que la rubrique politique dont il n’a « même pas compris de quoi elle parlait ». Il en a tiré ses cent lignes, et espère une pige qui lui permettra de se payer quelques barrettes, qu’il achète deux fois par semaine en banlieue, juste derrière le lycée même où il a fait son reportage. Matteo est pragmatique. Son dealer lui a proposé un discount de 25 % s’il parvenait à publier sa photo et celle de deux de ses potes dans Le Monde. Ce qu’il ignorait c’est que le dealer avait une sœur qui travaillait nuit et jour depuis toute petite, avait 18 de moyenne, et avait eu le tort de le regarder un peu de haut en lui disant que ce n’était pas avec son trafic minable qu’il aurait sa photo dans le journal. Et puis cette boloss s’était investie dans un groupe bidon sur l’égalité filles-garçons proposé dans ce lycée, et ça lui ferait les pieds si trois mecs de sa bande lui coupaient l’herbe, au sens propre, sous lesdits pied, en crachant sur les profs qui étaient tous vendus au complot judéo-maçonnique. Et puis le lieu de vente du shit de Saint-Ouen était devenu un endroit aussi sélect que Saint-Cloud depuis que les dealers avaient été virés de Paris. N’y avait-il pas croisé un jour le fils Sarkozy avec son Scooter, qui lui avait donné son 06 pour une interview en cas de retour de son père à la politique, et même le fils Valls qui était prêt à lui accorder une entrevue intitulée « Le football, Berlin, papa et moi », quand les sunlights de l’actualité auraient pâli. Il venait s’approvisionner en voiture blindée avec chauffeur. Matteo n’osa pas lui demander de le déposer dans sa chambre de bonne du XVIe arrondissement. Le Monde ne remboursait plus de notes de taxi depuis des lustres, tout au plus un abonnement Vélib pour les pigistes qui réussiraient à placer cinquante articles dans l’année. Mais Matteo s’en fichait du moins au retour, car si toutes les stations Vélib proches du lycée étaient fermées pour cause de vandalisme, son dealer, très fier d’avoir obtenu cette décision de la direction de Vélib, tenait toujours à sa disposition un de ces Vélibs vandalisés pour le retour de ses fidèles clients. La borne avait juste été privatisée ; les cours de marketing étaient les seuls que le dealer ne manquait jamais au lycée.
Trente minutes après, Laura franchit le portail noir sécurisé du quotidien (le prénom n’a pas été changé). La jeune femme aux cheveux lissés sous un bandeau, a choisi le compte rendu de conseil d’administration qui rebutait Matteo : « Ça parlait de finances et… j’ai oublié. Ah oui, la mondialisation ! » Son fils ne cesse de l’appeler au téléphone pour prendre des nouvelles et demander de l’argent de poche qu’elle ne peut plus lui donner. « Il est inquiet, je n’ai pas eu une année facile », explique cette journaliste pigiste. Avant même de voir les reportages proposés aux enchères par la nouvelle direction du Monde, elle savait qu’elle choisirait la rubrique économie. Mais elle a été déçue par le thème : « Je m’attendais aux trafics d’influence ou aux liens entre banques, médias de masse et mafias ». Comme Matteo lui parlait de ses projets, elle prit peur : « mais tu ne crains pas d’être attaqué en diffamation ? » Goguenard, Matteo répliqua : « T’as pas vu le mot « fictif » dans l’énoncé ? Du moment que c’est de la fiction, tu peux citer tous les noms que tu veux, ça s’appelle du name-dropping, les meilleurs écrivains font ça. Dire qu’il y a encore des journalistes has-been pour anonymer les noms des témoins et flouter les visages ! » À moitié convaincue, Laura accepta la proposition d’une petite virée le lendemain derrière et devant le lycée du même nom que le boulevard du journal.
« C’est du journalisme, je ne compte pas dessus »
Jean-Charles a lui aussi été surpris : « J’ai dû lire l’éditorial du nouveau directeur de rédaction 6 ou 7 fois pour tout comprendre. » Dans la salle de réunion, les sujets proposés à la nouvelle rédaction entièrement composée de pigistes n’ont visiblement pas séduit : « On était tous en galère, on dormait un peu et quand on a vu les reportages-concours du jour, on s’est tous regardés en se demandant ce que c’était ces trucs. » « Si j’en touche 120 €, je serai content », confie-t-il.
Myriam, une autre aspirante-journaliste adossée au grillage sécurisé du journal, se refuse au pronostic : « Je n’aime pas me projeter », « Ouais, faut attendre le mois prochain [les résultats du concours du meilleur pigiste qui aura droit au seul poste en CDD pour un an payé au SMIC], c’est mieux », renchérit Jennyfer, aussi pigiste. Toutes deux ont planché près de trois heures sur un sujet saisi au vol. « Il y en avait pour tous les goûts, au final. Sur les trois sujets, il y en aura forcément un qui conviendra aux actionnaires du journal », assure la jeune femme.
À quelques pas de là, Marie-Charlotte, 37 ans et en fin de contrat (elle a gagné le concours du meilleur pigiste de l’an dernier avec un excellent reportage sur les états d’âme de Valérie Trierweiler), a choisi également le compte rendu de conseil d’administration. « Un texte qui parle de profits et de décrocher la lune avec un bon plan de licenciement sur fond de délocalisation. » Il y a deux heures, les astres ne lui disaient rien de bon. « C’est du journalisme, je ne compte pas dessus, mais plutôt sur la banque Lazard », souffle-t-elle. « Au dernier concours de pige, j’ai touché 99 € et un livre de Houellebecq, et je ne pense pas avoir beaucoup plus aujourd’hui. » « — C’est mort pour moi aussi », rétorque Tony, son ami inscrit en rubrique sports.
D’un pas nonchalant, joint conique enfoncé dans la bouche, Mammy Blue (c’est son surnom), qui sort du conseil de rédaction du nouveau supplément Luxe dédié aux produits de l’un des actionnaires du groupe polyvalent Le Monde, les rejoint sans grande conviction. « De toute façon, je ne l’aurai pas ce concours de pigiste, putain ! [2] J’ai rendu copie blanche. Mais c’est pas grave, ma mère ne savait même pas que je passais ce concours de journaliste ! Elle me croit prof en banlieue difficile » Tony décroise les bras : « Mais pourquoi tu dis ça ? Ne te décourage pas déjà. T’es intelligente… mais qu’est-ce que t’es conne, ma vie ! »
Arrive Nicolas, un sourire en travers du visage : « Tranquille, ça a allé… » « Tranquille, ça a allé ?! Non, mais tu sors d’un concours de piges et, direct, tu fais une faute ! », se moque Tony. « Au moins j’ai terminé, moi », rétorque le jeune bobo. « C’est vrai que dans ma salle de rédaction, j’ai vu une fille qui dormait sur sa table, s’amuse Justine. Son visage était caché par ses cheveux et d’autres s’étaient maquillées et habillés avec des produits du groupe de luxe propriétaire du Monde désormais d’usage obligatoire pour toute personne travaillant au journal, pour se donner un look qui valorise les produits du groupe. En plus on a une réductions de 50 % sur les vêtements Yves Saint-Laurent, je veux dire les vrais, ajouta-t-elle à l’intention de Matteo. »
« C’est une arnaque Le Monde »
À côté, un autre clan se forme au fur et à mesure que les salles de rédaction se vident. Par mesure d’économie, la nouvelle direction a décidé que les rédacteurs pigistes n’occuperaient plus de bureaux mais travailleraient sur des bancs publics sur le boulevard Auguste Blanqui, de façon à pouvoir réserver en soirée les bureaux prestigieux du journal pour les réunions et festivités des autres sociétés appartenant aux actionnaires du groupe, défilés de mode, conseils d’administration, showcase - ventes promotionnelles pour des groupes de touristes russes ou chinois aux comptes en banque bien garnis. Par mesure de précaution, des grilles et des portiques à badges jour / nuit avaient été installés. Et malgré la chaleur écrasante, l’ambiance est orageuse. David, 25 ans, bob Vuitton (marque concurrente à celles de l’actionnaire du groupe Le Monde), ne cesse de répéter qu’il a « la rage ». « On se moque de nous ! C’est une arnaque, Le Monde !, peste-t-il. Ici, on n’a pas assez d’ordis et de téléphones pour enquêter, pas de soutien de la direction et pas de salle pour rédiger nos articles. J’ai essayé chez moi, mais c’est chaud. En bas de ma résidence, il y a sans cesse des manifs de chômeurs. Je dors avec le bruit des cocktails Molotov. » « Arrête de mytho ! », riposte Martine, une camarade rieuse. « Je suis pas un mytho, s’énerve David. J’habite chez mes parents à Neuilly, clos Saint-Lazard, tu connais ? C’est la pire cité cossue des Hauts-de-Seine ! Tous les prolos de France viennent y manifester. Bon, c’est vrai qu’on ne nous propose jamais de reportages sur cette banlieue-là. »
Pierre, lui, vit à Saint-Cloud. « Dans ce journal, on a l’impression qu’on se moque de notre déontologie. Ça fait des mois que j’essaie d’obtenir mes identifiants « Snowden amateur » [logiciel de pilotage de la confidentialité des données utilisé par certains journaux], mais ils oublient à chaque fois. En fait, les directeurs de publication sont présents sans être là ; ils ont d’autres responsabilités plus importantes dans les entreprises plus rentables du groupe : le journal n’est qu’un support publicitaire destiné à piloter la com du groupe. »
Toujours amer, David poursuit : « Si tu veux réussir le concours de pigiste option banlieusards, tu vas à Saint-Ouen. J’ai des cousins dans le 93, je sais comment ça se passe. Là-bas, ils ont plus d’arrière-cours, de halls d’immeubles pour dealer, et surtout des flics véreux qui les aident au lieu de les houspiller, depuis que le ministre de l’Intérieur Manuel Valls a mis en place une Zone de sécurité prioritaire, et que le Premier ministre Manuel Valls a donné ordre à la commissaire de ne surtout pas toucher aux dealers pour acheter la paix sociale et ne pas risquer d’émeutes qui fassent chuter les cours des sociétés françaises. « Il ne fait pas désespérer les cours de la Bourse », aime-t-il à claironner, paraphrasant Jean-Paul Sartre. Il paraît qu’ils ont même le petit déjeuner au commissariat ! »
Quand on demande aux cinq membres de la rédaction virtuelle qui pense échouer au concours de pigiste, toutes les mains se lèvent, résignées, sauf une. Celle de Nathalie (le prénom a été modifié), qu’elle a glissée dans son sac Yves Saint Laurent, sort un article plié en quatre, copié-collé sur le site d’information automatique du groupe Free, propriété d’un des actionnaires du groupe Le Monde : « Moi, je suis la seule à avoir ma chance », rigole-t-elle. David grogne et s’écarte : « Fais pas ça… Comme si notre seule chance de réussir, c’était de torcher des articles bidons comme on en publie des tonnes sur tous les sites du groupe. »
« J’ai bien appliqué la méthode de la direction du groupe »
À vingt heures pile, les derniers pigistes sortent. Inès affiche un léger sourire au coin des lèvres. « L’article proposé faisait appel à des marronniers que j’avais déjà lus dans Le Nouvel Observateur et dans Télérama, donc ça m’a beaucoup aidée, parce que c’est des journaux du groupe, et le directeur aime bien retrouver des idées qui donnent une impression de déjà lu. Ça dépendra de la chance, aussi », explique-t-elle. Incertitude aussi chez son amie Rosalyne, qui a pourtant construit avec soin son article sur les banlieusards : « J’ai bien appliqué la méthode de la direction du groupe : j’ai commencé en opposant les cancres et les boloss, enchaîné sur un argument pour la victimisation, puis « tricher mais pas trop », avant quelques faire-valoir et surtout pas de conclusion. J’espère que mes lecteurs comprendront. » Elle n’a pas réussi à replacer des citations du directeur de rédaction, mais, pour elle, « en journalisme, l’important c’est de savoir donner l’impression d’informer en tournant en rond ».
Omar fend le groupe, poing en l’air et grand sourire aux lèvres, et embrasse tous ses amis au passage. Pourquoi tant de joie après deux heures de labeur ? « Je pense avoir bien réussi mon article sur les banlieusards », explique le grand brun à lunettes, ancien élève de Science Po. « Eh, je vous avais dit qu’on tomberait sur ça ! », lance le pigiste à ses potes sceptiques. « Ouais, moi, je suis choquée, c’était déjà le sujet l’an passé, les banlieusards. C’est chaud quand même ; comme si nous aussi on n’était pas des banlieusards », se plaint une amie, sans le perturber. « Les banlieusards, c’était le seul truc que j’avais révisé en plus ! », renchérit-il. Quand sa voisine rappelle qu’il a revu la moitié du programme, tout sauf les pots de vins et la collusion politique-médias, il insiste : « C’est quand même le sujet que j’ai le plus révisé, hein. En plus, j’ai réussi à caser “objectivité”, “déontologie”, “investigation”, “équité“ et d’autres trucs éculés qui plaisent toujours aux correcteurs qui relisent nos articles. »
Épilogue : quand ils se présentèrent à la grille du lycée après avoir publié leur premier article qu’ils voulaient authentifier et prolonger sur place, Matteo et Laura furent accueillis par un comité de lynchage gay-friendly récemment mis en place par le CVL du lycée. Ils furent badigeonnés de goudron rose fluo et saupoudrés de plumes arc-en-ciel, puis promenés sur une brouette dans toute la ville.

 Le 22 mars 2017 paraît un article signé Séverin Graveleau, tout aussi caricaturalement louangeur que celui-ci était caricaturalement négatif. La balle au centre ?

Lionel Labosse, Le 18 juin 2015.


Voir en ligne : L’article sur le site du Monde.


© altersexualite.com, 2015.


[1J’ai développé ces ronchonnages naguère dans « Les nouveaux grognards noirs de la République ! ».

[2Nous laissons ce mot dans la transcription des propos de l’intéressée selon la nouvelle charte éditoriale du journal, adoptée depuis l’article « François Hollande de retour de Pékin : « On va leur niquer la gueule à ces Niakoués » », qui avait multiplié les ventes par deux.