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Notes de voyage au Japon (2019)

À la fois futuriste et rétrograde : le Japon (4/5)

Article 4 : Monuments & architecture, Coutumes & progrès, Seppuku, Sexe, Prostitution & rapports entre les sexes, Flore, faune, jardins, gastronomie & traditions, Technologie.

samedi 14 décembre 2019, par Lionel Labosse

Après un premier chapitre intitulé « Pipi, caca, popo », un 2e chapitre Tatouages, urbanisme & urbanité, un 3e chapitre Transports, vieillissement, musées, histoire, nous traiterons dans ce chapitre IV, des questions suivantes : Monuments & architecture, Coutumes & progrès, Seppuku, Sexe, Prostitution & rapports entre les sexes, Flore, faune, jardins, gastronomie & traditions, Technologie.

Monuments & architecture

L’architecture traditionnelle de bois, sujette aux incendies, a laissé fort peu de monuments. « On bâtit en pierre et pisé les magasins destinés aux marchandises précieuses, ainsi que les palais des daïmios et d’autres grands personnages ; mais les matériaux légers sont entassés en si grande quantité dans toutes les habitations, que ces édifices mêmes ne sont plus à l’abri du feu, qui y cause de fréquents ravages » (Le Voyage au Japon, Rodolphe Lindau, p. 65). Voici ce que constate un voyageur après un gigantesque incendie : ces magasins, appelés « kouras », ont « admirablement résisté » pour la plupart (Isidore Eggermont, op. cit., p. 176).
« Le godon est une maisonnette carrée, assez élevée, dont les murs en pisé sont très épais et à l’abri des flammes. La porte, seule ouverture, est elle-même mastiquée d’argile sur son cadre de fer, et agencée de façon à fermer hermétiquement. Le toit, en forme de pignon ordinaire, est recouvert de tuiles placées sur une couche de terre. Les murs sont le plus souvent tapissés de planches à l’extérieur, afin de les préserver des dégradations occasionnées par la pluie. Les godons sont adjoints aux boutiques et aux habitations importantes ; en temps ordinaire, ils contiennent les objets précieux pour les préserver des voleurs, et les approvisionnements mis en réserve par les négociants.
Chaque soir toutes les marchandises composant l’étalage sont placées dans des caisses de bois ; grâce à cette précaution, s’il arrive un incendie pendant la nuit, toutes les personnes de la maison, hommes, femmes, enfants et commis de magasin, portent dans le godon les paquets qui leur sont désignés d’avance afin d’éviter toute confusion et perte de temps. Après avoir mis à l’abri tout ce que la rapidité du sinistre permet de lui soustraire, le propriétaire ferme la porte et en mastique les joints avec de l’argile mouillée toujours préparée à cet effet dans un tonneau à proximité » (Le Voyage au Japon, Raymond de Dalmas, p. 795).
Les incendies n’ont pas que des défauts : « Les incendies qui mettent un peu d’air et d’espace dans l’entassement des villes japonaises rajeunissent du même coup les habitations. Rien n’est d’ailleurs plus facile que de renouveler celles-ci pièce par pièce ; celles qui ne disparaissent pas dans un sinistre prolongent leur existence à la manière du couteau de Jeannot. Joignez à cela la qualité supérieure de ces bois de pin et de cèdre, susceptibles de recevoir un poli soyeux qui fait ressortir leurs veines, et qui ne moisissent pas ; vous comprendrez pourquoi les maisons japonaises n’ont pas l’aspect noir et triste des maisons de nos pays. Si sommaires qu’elles soient, le génie artiste de ce peuple y a d’ailleurs mis sa marque. Regardez de près ces tuiles sombres ; sur chacune, à peine visible, vous distinguerez un petit motif de décoration ; ce n’est peut-être qu’une marque de fabrique, mais elle est élégante. Telle maison qui n’a même pas de seuil, communiquant de plain-pied avec la chaussée boueuse, a son jardin : une petite plate-bande, large de 50 centimètres, séparée de la rue par une mignonne palissade de bambou — où se rabougrissent curieusement trois ou quatre arbres nains ! » (Le Voyage au Japon, Georges Weurlesse, p. 152).
Les édifices sont démontables et transportables, comme l’observe Isidore Eggermont : « Les poteaux destinés à former les angles de toute bâtisse, qu’il s’agisse d’un monument ou de la plus vulgaire maison, viennent tout bonnement reposer, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, sur des blocs de pierre placés à fleur du sol. Il n’y a donc là ni terrassement ni fondations, rien que divers assemblages faciles à monter et à démonter. Piliers, traverses, revêtements extérieurs et intérieurs, toitures et châssis de remplissage s’emboîtent bout à bout, sans clous ni vis ni ferrements. De simples mortaises, très régulièrement entaillées, des queues d’aronde et quelques chevilles de bois suffiront pour élever une construction colossale et pour la faire durer des siècles » (Le Voyage au Japon, p. 569).
« Eh bien, les Japonais n’ont pas l’humeur triste : trois jours après l’incendie, ils se mettaient à reconstruire, et, par parenthèse, c’est fort intéressant de les voir élever une maison ! Il y a de par le monde des gens qui commencent une bâtisse par les fondements : pour eux, c’est le contraire ! On construit d’abord le toit par terre ; on le garnit de petites tuiles de bois de deux doigts de large, minces comme une feuille de papier ; puis on l’élève et on le supporte au moyen de quatre poutres : en un rien de temps, le paravent multiple et transparent qui sert de mur est glissé dans de doubles rainures , et voilà une maison charmante, régulière à l’excès jusque dans ses moindres détails, élevée sans un seul clou ! Il n’y a guère dans tout le Japon que trois ou quatre types généraux de plans de maisons : c’est la natte qui en fait la base. Chaque natte a deux mètres de long sur un de large : de là des maisons à six, douze, dix-huit et vingt-quatre nattes [= tatamis], toutes des petits chefs-d’œuvre de menuiserie, d’élégance et de propreté » (Le Voyage au Japon, Ludovic de Beauvoir, p. 797).
Le 31 octobre 2019, alors que je mets la dernière main à cet article, le Château de Shuri (que je n’ai pas visité) est la proie d’un incendie. L’impact médiatique sera mille fois moindre que l’incendie de Notre Dame, car le château actuel est déjà une reconstruction d’un ancien château, c’est encore une fois le couteau de Jeannot
Les innombrables temples, qu’il est difficile d’identifier comme shintoïstes ou bouddhistes, tant les deux religions (si l’on peut dire) s’interpénètrent, présentent des similitudes formelles. Les spécialistes distingueront les styles Shoin-zukuri, dont le Pavillon d’Or et le Château de Nijō à Tokyo, et le Shinden-zukuri, mais cela me passe au-dessus. Voyez ce document qui date, mais fort instructif. Les fameuses portes coulissantes s’appellent fusuma ou shōji, selon qu’elles sont en bois plein ou en trame de bois couverte de papier à travers lequel vous enfoncez vos doigts maladroits de touriste ! On a souvent une porte avec ses deux statues des dieux shinto Fūjin et Raijin, démons à l’air méchant. La célèbre porte Kaminarimon du temple Senso-ji d’Asakusa à Tokyo en est un exemple, et elle abrite aussi un énorme autant que célèbre lampion appelé Chōchin. Après, on a des portiques (torii) de couleur rouge-orange, plutôt shinto, comme la célèbre rangée de portiques du temple shinto Fushimi Inari-taisha, entre Kyoto et Nara, ou le plus célèbre, celui qui est érigé en mer devant le sanctuaire Itsukushima-jinja sur l’île de Miyajima, en travaux lors de mon voyage. Vous avez souvent une pagode à 5 étages, plutôt bouddhiste, et une grande porte intérieure comme le Hōzōmon d’Asakusa, les temples proprement dits sont parfois moins fameux que les portes, ou ils ressortent par une particularité remarquable comme à Kyoto le Pavillon d’Or (Kinkaku-ji) auquel Yukio Mishima consacra un roman éponyme. Un détail fréquent sont les galeries pourtournantes ou déambulatoires, permettant de parvenir avec ses chaussures à la pièce choisie où vous entrerez sans chaussures. Le déchaussage itératif est un détail agaçant autant pour le touriste que le Japonais. Cela atteint l’absurde quand à l’intérieur d’une chambre d’hôtel minuscule, vous avez des sandales spéciales que vous ne devez enfiler que dans les toilettes, et qu’une fois sur trois vous avez honte d’avoir encore aux pieds alors que vous êtes à l’autre extrémité de la chambre (c’est-à-dire à 2 mètres) . Pour bien vous foutre la honte, elles sont roses avec marqué WC en gros ! Le Japonais sera excédé (sans le montrer) par le touriste incapable de comprendre cette coutume hygiénique… Cela dit, on peut en rire :
« Nous pénétrâmes enfin dans les salons, et vivrais-je cent ans que je ne pourrais jamais oublier la folle envie qu’il me prit de rire, à la vue de toutes ces femmes en grande toilette, de tous ces hommes en redingote tenant dans leurs mains gantées leur haut-de-forme et leur canne, — tous ministres, sénateurs, députés, — en chaussettes ! Et quelles chaussettes ! Il y en avait vraiment pour tous les goûts. En soie, en laine, en fil, en coton, des rouges, des bleues, des noires et des blanches, des rayées et d’autres brodées ; les unes semblaient beaucoup trop grandes, les autres prêtes à éclater sous la pression d’un pied trop long ou trop gras. C’était profondément ridicule, et cependant je perdis toute envie de rire, quand, m’inclinant profondément devant la maîtresse de maison, je m’aperçus avec horreur que j’avais mis l’une de mes chaussettes à l’envers ! Vanitas vanitatum ! je me sentis profondément humilié, mais parmi les étrangers, j’eus un succès fou. Voyant à quelques pas la comtesse B…, femme du ministre de la guerre, une charmante Japonaise élevée en Europe, je lui dis plaintivement en montrant mon pied : « Vous voyez ? — Oh ! répondit-elle en souriant, heureusement que ce n’est que cela ! » — Ce qui prouve qu’on peut être Japonaise et connaître la chanson du roi Dagobert » (Le Voyage au Japon, Amédée Baillot de Guerville, p. 152).
J’allais oublier les fontaines aux ablutions avec des cassolettes à long manche avec lesquelles vous vous ondoyez les mains d’abord à gauche puis à droite ou le contraire, peu importe ; ne vous inquiétez pas, les Japonais ont la religion tout comme l’alcool bon enfant. L’art décoratif est splendide dans les temples, et n’exclut pas quelques nunucheries. Au sanctuaire Toshogu de Nikko, l’écurie sacrée est connue pour son petit bas-relief des Singes de la sagesse ainsi que son chat dormant, de Hidari Jingorō, qui sont loin d’être les plus remarquables œuvres du temple. Voici ces singes. On en trouvera maints avatars, peints ou sculptés, parmi mes photos.

Singes de la sagesse, Hidari Jingorō, sanctuaire Toshogu de Nikko.
© Lionel Labosse

Je ne sais plus si ce sont les temples bouddhistes ou shinto qui présentent des bandes dessinées sur l’enfer avec huile bouillante & compagnie, comme à Takayama.
« Quant aux méchants, ils passent dans un lieu de châtiments jigoku où ils sont tourmentés pendant un temps plus ou moins long et d’une façon plus ou moins terrible, suivant la gravité de leurs fautes. Jemma, juge suprême, examine leurs actions, qui viennent se reproduire dans un grand miroir qu’il tient en main. Toutefois leurs supplices ne sont pas éternels ; leurs parents, restés sur la terre, peuvent par leurs prières et par l’intercession d’Amida – le Bouddha japonais – obtenir pour eux une atténuation de peine, et abréger la durée de leurs tourments, ce qui donne un prix inestimable aux sacrifices domestiques consacrés à la mémoire des défunts : leurs âmes passent alors dans les corps d’animaux accusés des mêmes penchants dont ces damnés ont à expier la souillure, serpents, crapauds, insectes, etc., puis reviennent enfin dans des corps humains et peuvent alors mériter une éternelle félicité. De toute manière l’âme des bêtes et celle des hommes n’est qu’une même substance, une émanation, elle aussi, de l’intelligence, jouit de la même immortalité. Il est facile de voir dans ces dogmes une pensée étrangère au fondateur du bouddhisme, greffée sur la doctrine originaire, afin de lui donner une forme saisissable et populaire.
À ne l’envisager que comme une conception indépendante au sujet du plus grand problème qui s’offre à l’humanité, on ne peut contester au bouddhisme une certaine grandeur, et si l’on songe qu’il a eu pour mission de combattre partout le panthéisme régnant sans partage, on devra reconnaître qu’il a été pour le monde un bienfait plutôt qu’une calamité. Avec Sakya, l’homme n’est plus le jouet d’une puissance supérieure ; il se possède, il domine par son intelligence ce monde qui naguère l’écrasait ; ce n’est, il est vrai, que pour en connaître l’inanité, mais que d’orgueil il peut encore concevoir à sonder la profondeur de son propre néant, et, foulant aux pieds des chimères, à s’élever par la force de la pensée jusqu’à la contemplation directe de l’absolu ! » (Le Voyage au Japon, Georges Bousquet, pp. 741-742).
De même confection que les temples, en bois, sont les quartiers de maisons de geishas qui se visitent par exemple à Kanazawa. On vous explique le fonctionnement de ce service public à l’usage des classes aisées. Au quartier de Gion à Kyoto, il ne semble pas qu’il y ait rien à visiter, mais les rues sont le cadre d’un safari-photo permanent dont les fauves sont les geiko, terme local pour geisha. Ces artistes sont comme des stars, sauf que pour le touriste en quête de photos, ce sont de parfaites inconnues ; il ne veut pas telle geiko, mais la photo de n’importe laquelle ; c’est la différence entre signifié et référent pour parler jargon. Bof ! Dans tout autre pays, on en ferait un commerce, mais pas au Japon ! À Nara, le Daibutsu-den (réputé le plus grand bâtiment couvert en bois du monde selon Wikipédia), abrite un bouddha en bronze de près de 16 mètres. Des enfants s’amusent à passer par un trou à la base d’une colonne, ce qui leur donne la vie éternelle sans doute, à la grande joie de leurs parents. À propos, j’ai raté le Higashi Hongan-ji à Kyoto, à deux pas de l’hôtel où j’ai passé 3 nuits, plus grand toit en bois du monde. Je n’ai pas pris de photo au Musée national de Nara parce que c’était interdit, mais la collection de sculptures notamment y est exceptionnelle. Dans les temples bouddhistes ou les cimetières, on trouve souvent d’hilarantes statues de nains coiffés de bonnets. Il s’agit de Kshitigarbha, un bodhisattva connu au Japon sous le nom de Jizo, protecteur des enfants. Les Fūrin, clochettes à vent en verre sont omniprésentes dans les temples et ailleurs. « […] les maisons se contentent d’être propres ; aucune misère, mais point de pompeux étalage. Devant la porte, un jardinet artificiel avec un bassin et une maisonnette sert à l’amusement de la famille ; le long du balcon du premier étage, des rouleaux minces en carton voltigent au vent et entraînent avec eux un petit marteau qui joue dans une boule de verre dont il heurte et fait tinter les parois. […] C’est partout le même peuple, enfant jusqu’à l’âge le plus avancé, s’entourant de petits jeux, étonnant par la grâce inimitable qu’il apporte dans la confection de babioles qui nous sont inconnues. » (Le Voyage au Japon, Jules Layrle, p. 77).
Sur le rapport des Japonais à la religion, voilà ce que nous apprend Rodolphe Lindau : « […] je ne crois pas qu’il soit aisé de découvrir au Japon une seule victime du fanatisme religieux. Sous ce rapport, les Japonais ressemblent beaucoup à leurs voisins et anciens maîtres les Chinois : superstitieux en théorie, ils se montrent dans la pratique plus affranchis de préjugés religieux que les nations les plus raisonneuses de l’Occident » (Le Voyage au Japon, p. 52). Charles Pettit (p. 146) s’amuse, depuis qu’il a appris assez de japonais, lors d’une fête religieuse : « De grands caractères japonais, motifs lumineux suspendus au-dessus du fleuve et dominant toute la fête pour indiquer simplement le prix d’une bouteille de bière ou d’un paquet de cigarettes, auraient conservé pour [un touriste de passage] un étrange mysticisme ».
« À l’entrée de tous les villages, et fréquemment sur les routes, je rencontrais soit un temple, soit, dans une niche, la statue d’un ou plusieurs kami. Ces statues, faites de bois ou de pierre, portaient pour la plupart une fleur rouge dans la bouche et sur la tête un bonnet de laine. Chaque maison, d’ailleurs, et cela sans exception, vénère son ou ses dieux propres. Le bonze voisin vient de temps en temps, pour une modeste rétribution, célébrer les cérémonies du culte. Les bons paysans m’introduisaient volontiers, moi étranger, dans le sanctuaire, décoiffaient le kami et lui passaient la main sur la tête ou sur le dos. On pourra trouver ces pratiques naïves ; mais elles n’indiquent rien moins que le fanatisme et l’intolérance. Si ces sentiments ont jamais existé au Japon, ce dont je doute fort, à coup sûr il n’en reste plus trace aujourd’hui. Tous les Européens qui ont visité ce pays rendront hommage à la bonne grâce souriante avec laquelle on leur a toujours fait les honneurs des temples et témoigneront de la simplicité qu’apportent les gens du peuple dans la pratique de leurs dévotions » (Le Voyage au Japon, Georges Appert, p. 338).
« D’un avis presque unanime et que tant de détails paraissent justifier, les Japonais indifférents et courtois, ironiques et superstitieux, accordent à leurs divinités d’autant plus de place sur la terre qu’elles en tiennent moins dans leur pensée. Ils ne leur marchandent ni les jardins, ni les eaux, ni les collines, ni les forêts, et leur achètent par ces nombreux bénéfices le droit de ne point se préoccuper d’elles. Leur doux paganisme nous ramène aux jours anciens où les philosophes sacrifiaient en souriant des coqs à Esculape.
La thèse est amusante et spécieuse. Je crains seulement que ceux qui les jugent ainsi ne se laissent abuser par les apparences et ne rapportent tout à leurs idées occidentales. Plus j’ai fréquenté d’hommes sous des ciels divers, plus je me suis persuadé que souvent leur manière de comprendre et d’honorer l’inconnaissable créait toute leur différence. Ni les rudes passions qui réveillent en nous l’animal primitif, ni les petits intérêts sociaux ne varient d’un continent à l’autre. Mais sitôt qu’on pénètre dans la vie intérieure d’un peuple, on la sent éclairée et comme échauffée d’un rayonnement mystérieux, et nos yeux, qui ne sont point habitués à cette lumière, en distinguent mal les nuances et les valeurs. Je ne me suis jamais senti l’âme plus chrétienne que du jour où j’ai vécu parmi des bouddhistes. Tout est christianisé en nous, même notre indifférence, même, si j’ose dire, notre irréligion. Nos sceptiques ne s’apparient point avec les leurs ; nos païens ne ressemblent pas à leurs impies » […]
« J’ai beaucoup fréquenté à Tokyo les temples populaires : ils ne m’ont jamais donné l’impression d’une communion de fidèles rassemblés pour une même prière au même Dieu. Chacun vient, entre, accomplit les rites qui lui plaisent, se découvre ou reste couvert, se prosterne ou s’incline, s’arrête ou passe, manifeste par son attitude sa pleine confiance envers la divinité, ou sa demi-confiance, ou son quart de confiance. Rien n’y révèle l’effusion silencieuse des cœurs également convaincus et touchés. Mais personne n’y scrute la sincérité des prières. Les paupières mi-closes n’y promènent point autour d’elles d’officieuse enquête sur la dévotion d’autrui. Les controverses hargneuses des sectes bouddhistes n’inquiètent pas plus la foule que les rivalités des marchands ne troublent les acheteurs. Ce sont des querelles de moines qui, loin de chercher la vérité, se disputent aigrement l’organisation de la fraude. Les apôtres du Japon sont plutôt des illuminés solitaires ; ses bigots, des entêtés taciturnes ; ses douteurs, des insouciants. Les dieux ne rapprochent ni ne séparent les âmes. On n’y connaît pas les damnables erreurs, ni les ardentes hérésies, ni les schismes passionnés, ni cette espèce de cagots, la plus imbécile de toutes, l’athée militant.
La somme de vérité divine que réclame l’esprit japonais est contenue dans la tradition ; mais la tradition ne se présente pas à lui sous une forme dogmatique. On peut en prendre et en laisser. On peut même y ajouter. La religion est du domaine de la fantaisie et de la sensibilité. Elle ne s’impose pas à la raison pour la vaincre et l’humilier. D’ailleurs, cette raison ne raisonne pas comme la nôtre. Plus ingénieuse que profonde et plus subtile que tenace, les grandes obscurités l’intriguent et ne la tourmentent pas. Les énigmes du monde piquent sa curiosité ni plus ni moins que des rébus. Les Japonais apportent dans leurs argumentations le même goût de l’imprévu que dans leurs divertissements. Leur dialectique est une boîte à surprises. C’est par l’inattendu qu’ils sont persuadés. Ils subissent délicieusement l’inexplicable. Notre logique leur paraîtrait brutale, susceptible de fausser la délicate complexité de l’Univers. Cette harmonie tout humaine, que le génie grec parvint à réaliser dans son polythéisme, leur demeurerait inintelligible. Le mélange parfois extraordinaire du profane et du sacré dont leur vie nous offre tant d’exemples n’est que l’image innocente de ces antinomies que leur rêve a conciliées dans la même vapeur. Ils vivent enveloppés d’une atmosphère religieuse aussi légère et aussi douce que l’air de leur pays et ne se demandent point s’ils sont religieux » […]
« Le Japon est peut-être le seul pays du monde où l’on soit poli envers les choses. Les Japonais ont des mains respectueuses et légères. D’ailleurs, leurs pieux égards ne s’adressent qu’aux choses du pays. N’attribuez pas uniquement à l’inexpérience leur incurie fréquente des objets européens. Ces objets ne sont à leurs yeux que des étrangers profanes. On peut les salir avec impunité. Nous retrouvons sans doute à l’origine de toutes les religions cette hygiène purificatrice. Mais les Japonais n’en firent guère plus un symbole que l’oiseau qui se lustre aux rayons du soleil. Elle n’implique chez eux aucune tache originelle et remet simplement les créatures en harmonie de pureté avec la création »
« Leur langue renferme un mot intraduisible et dont le sens est indéfinissable : giri. Le giri, c’est l’obligation morale la plus ténue et la plus forte ; c’est le fil invisible où deux cœurs sont joints, alors même qu’ils n’éprouvent l’un pour l’autre aucune tendresse. On se tue par giri, on fait le bien, quelquefois le mal, par giri. Le giri explique, excuse ou justifie des milliers d’actes dont le mobile nous échappe. Un jeune bonze propose à une courtisane de s’enfuir avec lui. Elle refuse et tous deux s’empoisonnent. On arrive, on les sauve, on demande à la femme pourquoi elle a voulu mourir. Est-ce par amour ? Son amant n’était qu’un hôte de passage. Par misère ? Elle secoue la tête et répond : « Le giri l’ordonnait. » On dirait qu’à certains moments, l’âme se reconnaît dans une autre âme et, passive, s’y abandonne à sa destinée » (Le Voyage au Japon, André Bellessort, p. 762 ; 763 ; 768 ; 803).
Les palais présentent cependant des vestiges de fondations que les guides appellent abusivement « murs cyclopéens » (Routard éd. 2018, p. 111), expression qu’on devrait réserver aux entassements de pierres sans mortier, alors que ce que l’on peut voir au Palais impérial de Tokyo comme au Kyōto-gosho ou au Château de Nijō, celui de Kanazawa, ou encore au Château de Himeji, ce sont de savants assemblages antisismiques, dont les angles biscornus recèlent des ancrages internes par mortier ou chevilles.
« Je n’ai pas encore franchi la première enceinte que j’ai pu constater que, par l’ensemble de ses fortifications, ce château est tout-à-fait semblable à ceux que j’ai déjà eu l’occasion de voir, tels que ceux d’Odawara, d’Osaka, de Takasaki , etc. De fait, quand on en a vu un, c’est comme si on les avait tous vus, tant ils sont tous taillés sur le même patron. Les châteaux-forts impériaux même, tels que ceux de Kioto et de Yedo, ne diffèrent des autres que par de plus vastes proportions. Mais tous portent le même nom de Ochiro » […] « La maçonnerie des remparts, peu élevée d’ailleurs, est remarquable en ce qu’elle est toute en pierres de tailles, sans le moindre ciment ; de plus, il n’y a pas une seule pierre qui ait une forme géométrique régulière, mais chaque bloc est spécialement taillé pour la place qu’il occupe et s’ajuste parfaitement avec les voisins, quelle que soit leur coupe ; en somme, c’est le système Cyclopéen » (Le Voyage au Japon, Jean Vidal, p. 533).
« Nous sommes arrivés vers l’extrémité nord-est [d’Osaka] et en même temps au point culminant de la ville. Il est occupé par le château qui, bâti par Taiko-Sama, a, plusieurs fois, et en dernier lieu lors de la chute du shogun, joué un si grand rôle dans l’histoire du Japon. C’est une double enceinte formée de murs presque cyclopéens, dont les pierres légèrement bombées sont rangées en lignes courbes. Deux fossés énormes, murés de la même façon, les protègent ; mais, par suite d’une ignorance incroyable en matière de fortification, deux ponts larges et solides facilitent aux assiégeants l’accès de la forteresse. Au centre de la seconde enceinte et sur le point le plus élevé, était le palais. Le shogun l’a brûlé en 1868, au moment où il se vit obligé d’évacuer le château » (Le Voyage au Japon, Joseph Alexander von Hübner, p. 416).
Il ne faut pas chercher d’unité architecturale au Japon. La race nuisible en France dite Architecte en chef des monuments historiques n’existe pas au Japon, et l’on y construit à tort et à travers. Le souci sismique limite parfois l’ornementation, et cela donne des façades d’immeubles un peu soviétiques, comme sur cette photo prise devant le Palais impérial de Tokyo, où les couleurs inhabituelles du parapluie et du short de ce monsieur rachètent la sobriété de l’architecture, égayée également par quelques arbres. J’ai vu des photos de forts à la Vauban, mais je n’en retrouve pas la référence, sauf « Nous passons devant cinq forts, construits sur pilotis entièrement à l’européenne, d’après les plans donnés jadis par les Portugais. Ils sont en fort bon état et couronnés de défenseurs » (Le Voyage au Japon, Alfred de Moges, p. 10).

En balade devant le palais impérial de Tokyo.
© Lionel Labosse

Malgré les impératifs antisismiques, l’architecture moderne, est souvent flamboyante, d’autant qu’on n’a aucun intermédiaire entre elle et cette architecture immémoriale de temples & châteaux dont les incendies successifs ont détruit toutes les pièces d’origines, et qui surnagent, éternellement neufs tels le bateau de Thésée. La Flamme d’or de Philippe Starck, qui s’étale sur le siège social d’Asahi. À Tokyo, vers Asakusa, sur la rivière Sumida, pourrait en être un symbole, quoiqu’il ne faudrait pas faire croire que les architectes étrangers aient la cote au Japon. Comme dans tous les domaines, les Japonais ont observé avec modestie en élèves modèles, et ont surpassé ou égalé les maîtres. La Tokyo Skytree qui élève ses 634 mètres un peu plus loin sur la Sumida, est due à Tadao Andō, très actif dans le monde entier. Le siège du gouvernement métropolitain de Tokyo, dû à Kenzō Tange (1913-2005), sera un point fort de votre séjour, car on y accède gratuitement à un étage panoramique qui permettrait à certaines saisons de distinguer le mont Fuji. En tout cas on y admire toute la ville. Ces tours jumelles sont censées rendre hommage à Notre-Dame de Paris ! La nuit, elles sont illuminées de l’arc-en-ciel. Il est dommage que l’urbanisme post-moderne qui environne ces tours empêche qu’on les admire en marchant. Il faut se réfugier sous terre, et on les perd de vue pour rejoindre Shinjuku, pourtant à une portée de fusil. Non loin s’élève l’un des gratte-ciels les plus originaux de la ville, le Mode Gakuen Cocoon Tower, dû à l’agence créée par le même Kenzō Tange. Je ne crois pas qu’on puisse visiter, mais c’est joli à voir. Je vous recommande un article sur l’architecture tokyoite : « L’architecture de Tokyo : des taudis en bois aux gratte-ciels modernes ». Le quartier Odaiba, entièrement moderne car gagné sur la mer, est riche en architecture moderniste, de l’immeuble de Fuji TV avec son globe en suspension, au Tokyo Big Sight, pyramides inversées, sans oublier Daikanransha, qui fut en 1999 au sommet de la Liste des plus hautes grandes roues au monde avant d’être maintes fois défoiredutrônée depuis !
Le monument moderne qui m’a le plus estomaqué est la gare de Kyoto, due à l’architecte Hiroshi Hara, et qui fut critiquée à sa création. On peut y circuler dans tous les sens, elle renferme de nombreux restaurants et boutiques de bento situés aux endroits les plus pratiques, et également, sur le côté, un grand magasin. Cela de façon utile, et tout en laissant la priorité aux trains, contrairement aux gares parisiennes, où les voyageurs sont livrés par les édiles pieds et poings liés aux marchands, comme le confirme la polémique actuelle sur la rénovation de la gare du Nord, phénomène que j’avais déjà dénoncé il y a 12 ans à la création de ce site ! La nuit, le grand escalier de cette gare se transforme en un écran interactif où le passant devient acteur de fresques en son & lumière. Voyez mes photos. Même les escalators sont propres, et un liséré de peinture jaune et verte sur le bord des marches les enjolive. La vue sur la ville depuis l’étage supérieur est magnifique, d’autant que cette ville contrairement à Tokyo, est dotée d’une architecture de hauteur uniforme. Hiroshi Hara est aussi l’auteur du fameux Umeda Sky Building d’Osaka, que j’ai renoncé à visiter, harassé que j’étais par les parcours absurdes que l’urbanisme de ce quartier en construction impose au piéton. Mais je l’ai vue du bas, de nuit.
En ce qui concerne l’architecture courante, le tatami est l’unité de mesure : « Les chambres, assez basses et petites, sont toujours mesurées par le nombre de nattes, tatami, qu’elles contiennent et qui ont une dimension uniforme de 1,60 m sur 0,80 m environ. Des parois à coulisses pleines séparent les chambres les unes des autres, tandis que d’autres parois, d’une hauteur moyenne de 1,75 m, divisées en carreaux de papier, laissent pénétrer la lumière. Ces parois, semblables à des feuilles de paravent, glissent dans les rainures des traverses, placées dans le plancher et dans les murs. Elles s’enlèvent à volonté, de telle sorte qu’on peut faire de plusieurs chambres une seule et vaste pièce, et qu’au besoin on pourrait convertir la maison entière en une charpente de poutres verticales et horizontales, protégée par un toit, mais ouverte à tous les vents comme à tous les regards » (Le Voyage au Japon, Hugues Krafft, p. 281).
 Voir une page sur l’architecture japonaise au chapitre VII de Chez soi. Une Odyssée de l’espace domestique, de Mona Chollet.

Coutumes & progrès

Les anciens cérémoniaux étaient fort complexes, et se sont simplifiés, mais il reste une pratique de la courbette dont l’angle s’ouvre à proportion du respect. « Au Japon, un noble ne sort jamais de chez lui, en visite, en service, ou en affaires, sans être accompagné de la suite encombrante qu’exige le cérémonial. S’il est daïmio, de nombreux officiers entourent, précèdent et suivent son norimon. Devant marchent deux crieurs qui font écarter le peuple et le préviennent qu’il ait à se prosterner ; puis des soldats armés de lances dont le fer est soigneusement recouvert d’étuis en bois laqué, d’autres portant au sommet de longues piques des emblèmes de différentes sortes, étendards, panaches de plumes, ornements en métal, indiquant le rang, les dignités et les armes du maître. Devant son norimon deux Bétos conduisent son cheval richement caparaçonné ; puis s’avance le norimon avec des officiers se tenant aux portières. Derrière, les membres de sa famille, d’autres officiers et soldats armés de sabres, d’arcs, de fusils ou de lances, puis enfin une longue file de serviteurs et de coulies, portant les bagages dans des caisses carrées en laque noire aux armes du propriétaire, ferment la marche de cet inévitable cortège » (Le Voyage au Japon, Alfred Roussin, p. 30).
« Ce sont là les résidences officielles de toute la noblesse japonaise, de tous ces daïmios batailleurs qui règnent en seigneurs et maîtres sur les laborieuses populations du Japon et les fertiles plaines dont les produits rapportent à quelques-uns jusqu’à trente millions de revenu ! Il n’y a pas bien longtemps, tous ces vassaux du Taïkoun venaient passer une année sur trois dans la cité sacrée, pour rendre hommage au suzerain qui voulait, dans son faste oriental, comme Louis XIV à Versailles avec la noblesse de France, réunir les grands pour les éclipser de tout l’éclat du pouvoir unitaire. Certes, ce devait être une belle ostentation d’apparat féodal, quand on pense qu’il y avait dix-huit daïmios d’origine sacrée, trois cent quarante-quatre daïmios créés par le Taïkoun depuis plus de deux siècles, et près de quatre-vingt mille hattamothos ou grands capitaines et chevaliers ! Ces princes étaient obligés de venir à Yeddo rendre « l’hommage » accompagnés de leurs harems, de leurs officiers et de leurs troupes. Chacun mettait son amour-propre à s’entourer du cortège le plus brillant. Chacun traînait à sa suite en moyenne huit à neuf cents personnes qui logeaient dans cette véritable ville intérieure qu’on appelle un palais de daïmios. Je ne vous étonnerai plus alors en vous parlant des parcs d’artillerie, des champs de manœuvre que contiennent un grand nombre de ces palais, et des nuages de fumée qu’au milieu des détonations roulantes du canon, nous voyions s’élever au-dessus de magnifiques bouquets de verdure » (Le Voyage au Japon, Ludovic de Beauvoir, p. 93).
« Cependant nous autres étrangers, en général, nous profitons moins encore que nous ne devrions de cette urbanité naturelle, par la simple raison que les Japonais ont souvent lieu de croire leur politesse mal appréciée, sinon totalement perdue. Combien notre suffisance occidentale, nos airs dégagés et tant soit peu sceptiques ne doivent-ils pas froisser, dans leurs habitudes les plus chères, ces Asiatiques qui ont entre eux des rapports si cérémonieusement raffinés qu’ils en paraissent presque ridicules à première vue ! Songez donc que la plus vulgaire politesse exige ici qu’en s’adressant à quelqu’un on se déprécie soi-même, en comblant d’éloges et de compliments la personne à laquelle on parle ; que pour se saluer dans les habitations on s’agenouille en plaçant les mains sur les nattes, et en touchant à plusieurs reprises le sol de son front, qu’en se rencontrant dans la rue on se courbe encore à plusieurs reprises en murmurant dans l’un et l’autre cas toutes sortes de félicitations et de remerciements ; qu’hommes, femmes et enfants de toute classe et de toute catégorie, que tous enfin jusqu’aux simples koulis, jusqu’aux plus pauvres pèlerins ou mendiants, s’abordent et se quittent avec le cérémonial dont notre halte de Shimo-no-Séki nous donna le premier exemple » (Le Voyage au Japon, Hugues Krafft, p. 280).
À propos du théâtre, et de la tradition de faire jouer tous les rôles par des hommes, j’ai pris une photo de la statue à Kyoto de Izumo no Okuni (1572-1613), fondatrice du théâtre Kabuki, dont les troupes d’abord féminines furent subséquemment remplacées par des troupes d’hommes. Mais bien plus tard : « Sadda Yacco ayant joué devant la reine d’Angleterre, celle-ci, charmée, la complimenta et, avec sa bonne grâce habituelle, lui demanda quelle faveur elle pourrait lui accorder. L’artiste la pria d’intercéder en son nom auprès du mikado afin d’obtenir l’autorisation de fonder une scène où les pièces seraient interprétées par des comédiens des deux sexes. Ainsi fut fait. Et voilà comment Sadda Yacco a commencé à libérer l’art dramatique japonais d’une tyrannie ridicule » ; « drame historique célèbre à Tokyo et où Danjuro apparaît déguisé en femme. C’est une véritable métamorphose : avec un art merveilleux, Danjuro s’est transformé en une élégante dame japonaise aux traits fins, au cou élancé, au teint rosé, et, avec une grâce que pourrait lui envier une geisha, il se met à danser, tout en agitant un éventail » (Le Voyage au Japon, Marguerite Du Bourg de Bozas, pp. 169 & 170). Voir aussi ce qu’en écrit P. de Lapeyrère, p. 392, qui relate aussi une scène au théâtre où le seppuku constitue un spectacle à la mode (p. 393).
« L’un des traits heureux de la transformation du Japon, c’est qu’elle ne semble pas devoir aboutir, comme la réforme russe sous Pierre le Grand, à une division de la nation en deux classes séparées par un fossé infranchissable. Il n’y a point de servage, ni rien de semblable, qui maintienne le paysan japonais dans une condition inférieure comme le moujik russe et la masse de la nation suit l’impulsion donnée par ses chefs. Policés par douze à quinze siècles de civilisation, nullement misonéistes les sujets du mikado, beaucoup plus lettrés que ne l’étaient ceux de Pierre le Grand, peuvent marcher avec plus d’ensemble dans la voie du progrès ; l’exiguïté relative du pays et la grande densité de la population accumulée dans les régions côtières sont encore des facteurs favorables à la pénétration rapide des idées nouvelles qu’un système très bien organisé d’instruction primaire et le service militaire aident à propager partout » (Le Voyage au Japon, Pierre Leroy-Beaulieu, p. 942).

Seppuku

Le seppuku (terme écrit) ou hara-kiri (terme populaire) est une tradition majeure : « Au Japon, l’on ne fait plus que mine de s’ouvrir le ventre ; puis on se tranche l’artère carotide, ou l’on se la fait trancher par un ami. Évidemment, c’est un ancien usage qui passe de mode. De même que nous avons, en Europe, des maîtres de danse et d’escrime, il y a néanmoins encore, au Japon, des maîtres dans l’art de s’ouvrir le ventre. Cette connaissance fait partie d’une belle éducation, et est fort prisée des jeunes nobles. C’est souvent un moyen de se soustraire, soi et ses descendants, à l’infamie, en prévenant par une mort volontaire le dernier supplice. L’anecdote suivante, tant de fois citée, mais si caractéristique, doit remonter à un temps déjà éloigné. Deux gentilshommes de service se rencontrèrent dans l’escalier du palais ; l’un descendait un plat vide, l’autre en portait un sur la table de l’empereur. Par hasard, leurs deux sabres se touchèrent. Celui qui descendait se regarda comme offensé, tira son sabre et s’ouvrit le ventre. L’autre monta à la hâte l’escalier, déposa le plat sur la table du souverain, puis revint, ravi de trouver son ennemi encore vivant. Il lui fit force excuses de s’être laissé prévenir, alléguant son service, et s’ouvrit le ventre à son tour. À notre départ de la bonzerie, à Yédo, Flavigny fit signe de s’ouvrir le ventre à un certain Kodamaya que nous n’aimions point, et que nous accusions de faire enchérir tous les objets de curiosité ; mais le rusé iacounin ne tira point son sabre et se mit à rire, ainsi que la foule. Notre jeune collègue était en retard de vingt ans » (Le Voyage au Japon, Alfred de Moges, p. 19).
« Au Japon, dès que le meurtre a été commis, l’assassin s’ouvre le ventre afin de prouver que, s’il a su donner la mort, il sait aussi la souffrir ; s’il survit à son forfait, il est honni, traité de lâche et mis à mort au nom de la loi ; s’il s’exécute vaillamment, sa mémoire est honorée comme celle d’un brave. Souvent les deux adversaires s’ouvrent le ventre chacun chez soi, à la suite de la querelle, tranquillement et d’un commun accord ; même après le meurtre de ces sacrilèges Européens, tous les assassins, excepté deux, se sont fièrement immolés au nom de l’honneur. Rien, parait-il, n’indique sur leurs traits, au moment suprême, la crainte ou l’hésitation. Eh bien, quand on compare ces mœurs à celles du reste de l’Orient, quand on songe aux flèches perfides du sauvage Calédonien, au kriss traître du Malais qui frappe dans le dos , à la lâche cruauté du Chinois, on ne peut s’empêcher, tout en blâmant la barbarie avancée du Japonais, d’admirer son âme chevaleresque et altière, abusée par des traditions mythologiques et l’éclat de l’histoire de ses ancêtres , mais imbue par-dessus tout de la religion du point d’honneur, et forçant encore dans ce nouvel écart les traits déjà si marqués de la féodalité et de la chevalerie » (Le Voyage au Japon, Ludovic de Beauvoir, p. 95).
« Avant chaque exécution, un officier vient, portant lentement un tabouret de bois sur lequel se trouve le poignard qui doit servir au condamné pour s’ouvrir le ventre. Il se retire après l’avoir déposé sur le linceul et le coupable paraît ; un officier semble constater son identité et lui lire sa sentence : il s’incline profondément devant lui, alors celui qui a porté le tabouret le salue et lui montre le chemin de la place de l’exécution. Les deux s’acheminent lentement et celui qui doit couper la tête les suit par derrière. Arrivés au bord des nattes, l’officier s’incline de nouveau devant le condamné en lui montrant le poignard et la place où il doit s’agenouiller ; celui-ci fait un signe d’acquiescement, se relève tout droit et s’avance lentement. Arrivé au milieu, il s’agenouille. Si c’est un officier, il plante devant lui le drapeau de son maître qu’il portait à la main, place le tabouret à portée, puis, lentement, tranquillement, enlève tous ses vêtements du haut, prend le poignard et s’ouvre le ventre horizontalement.
Le premier ne s’est affaissé que lorsque ses entrailles sont sorties.
Le bourreau qui se relève derrière dès que le condamné prend l’arme, tenant son sabre à deux mains, lui assène alors un coup sur la nuque qui, généralement, sépare la tête du tronc ; puis il s’accroupit à côté, les yeux sur le supplicié. Si la tête n’a pas été enlevée, qu’il fasse encore quelques mouvements, il se relève pour lui donner un autre coup. Enfin, lorsque tout est immobile, il se redresse lentement, essuie son sabre, le remet au fourreau, salue profondément le corps et se retire pour se mêler aux assistants. Alors, huit hommes arrivent, enlèvent le corps et ce qui a servi au supplice, enveloppant le tout dans les nattes et dans le grand linceul, et aussitôt le lieu est préparé de nouveau. L’impression produite par un pareil spectacle est profonde : vous avez beau savoir que l’homme qui se présente devant vous est un misérable assassin, il n’est pas mort encore qu’il s’est déjà relevé à vos yeux. Et le condamné qui ne reste pas infâme jusqu’au dernier moment devient un martyr. Le but qu’on se propose en obtenant de telles exécutions n’est donc pas atteint » (Le Voyage au Japon, Abel Bergasse Dupetit-Thouars, p. 107).
L’histoire des 47 rōnin, qui illustre parfaitement ce paradoxe, est relatée par plusieurs de nos voyageurs au Japon : « La vengeance accomplie, la tête du perfide déposée sur le tombeau d’Akao, ils allèrent eux-mêmes se livrer aux juges. On les condamna à s’ouvrir le ventre ; ils s’y attendaient, et, après s’être embrassés, ils firent cela tous ensemble sur les marches d’une pagode, près du tombeau de leur cher seigneur » (Le Voyage au Japon, Pierre Loti, p. 185 ; cf. aussi p. 187).
« Judiciaire ou spontané, le hara-kiri s’accomplissait toujours avec un grand appareil, et les formalités de cette cérémonie tenaient la première place dans le code de l’honneur enseigné aux samuraïs. On y trace les devoirs d’un second, assistant son ami à cet instant fatal. Il va sans dire qu’un des éléments de son éducation a été de faire voler une tête sans broncher. Le jour venu, on dresse une estrade au fond du jardin, dans le yashki même du condamné ; on le couvre de tout ce que la maison contient de plus riche en tapis ; le noble patient y monte, s’accroupit sur ses talons, et, au milieu de tous les serviteurs rassemblés, on lit la sentence de mort, puis on lui passe l’éventail, dernier présent du prince ; ou, s’il se délivre volontairement de la vie, il explique ses motifs dans un discours d’adieu à ses kéraï. Sur une petite table, à côté de lui, est déposé son sabre, non pas le long sabre de combat, mais le waki-zashi, qu’on porte toujours à la ceinture ; la lame est en partie entourée de papier, de manière à ne faire que du bout une entaille peu profonde. Il le saisit de la main droite et se fait de gauche à droite une légère blessure au-dessous du nombril, puis il courbe la tête en l’inclinant du côté droit. Le second est à sa gauche et lui tranche immédiatement le cou. La délicatesse de sa mission consiste à ne pas laisser au moribond le temps de faire paraître le moindre signe de défaillance. L’honneur est à ce prix aussi n’est-il rien au monde qui importe plus qu’une exécution soignée de ce grand drame » (Le Voyage au Japon, Georges Bousquet, p. 882).
Cette tradition pose le problème du rapport entre individu et société, au centre du sujet de BTS « Seuls avec tous » : « Quelques fantassins japonais, cernés par les Russes s’étaient rendus pendant la bataille de San-de-Pou. Le fait était sans précédent. Jusqu’alors, les soldats japonais s’étaient fait massacrer, plutôt que de se laisser capturer. Parmi ces prisonniers, il y avait des réservistes dont les épouses, dès qu’elles connurent, au Japon, cette déshonorante nouvelle, réclamèrent que fût prononcé, à leur bénéfice, un immédiat divorce. Mille avanies accueillirent ces hères contrits quand, après la signature de la paix, ils réapparurent parmi leurs concitoyens : les femmes les navrèrent de sarcasmes ; les gamins leur adressèrent d’insultants quolibets ; lequel d’entre eux n’eût pas préféré la mort à tant d’avilissement ?
Cette inflexible discipline imposée à l’individu par la collectivité, cette surveillance de chacun par tous rend très difficile aux plus faibles caractères aucune défaillance. Si mille Japonais se trouvent en un endroit très périlleux, cent peut-être d’entre eux sentiront en leur for intérieur une grande peur. Mais aucun de ces cent hommes, plus sensibles ou moins bien trempés que les autres, n’osera faire à l’un de ses camarades l’aveu de son trouble. La crainte de s’exposer au ressentiment général, la crainte d’être bafoué et flétri par la collectivité empêchera le timoré d’avouer sa pusillanimité. Pour dissimuler ses terreurs, il ira même jusqu’à faire des actions héroïques. Il sera « brave comme un lâche ». La plupart des Européens établis depuis longtemps aux îles nippones sont unanimes à dire que l’homme japonais, quand il se trouve isolé, est loin de se montrer plus brave que l’homme blanc. Dans une rixe, dans un des conflits de la vie courante, dans une occurrence où, livré à lui-même, il doit prendre une détermination immédiate, le Japonais n’est point remarquablement brave. C’est quand il fait partie d’un ensemble, quand il est l’une des parcelles d’une collectivité qu’il montre une bravoure inouïe. Il a besoin de savoir que beaucoup d’hommes pensent comme il pense, qu’ils sont prêts à agir comme il va agir et à mourir comme il va mourir. Pourtant, pendant la guerre de Mandchourie, les troupiers japonais ont paru être, beaucoup plus que les troupiers russes, aptes à combattre en ordre très dispersé, très éparpillé, c’est-à-dire individuellement, et sans le contrôle immédiat d’un chef. D’où venait cela ? Le tirailleur japonais, quoique séparé de ses camarades, se sentait relié à eux par une foi commune et ce grand, cet unanime enthousiasme patriotique qui poussait toute l’armée en avant. Le fantassin russe, au contraire, dès que ses coudes ne touchaient plus ceux de ses compatriotes, et dès qu’il ne se sentait plus éperonné par ses officiers, était enclin à se dire : « En définitive, pourquoi donc nous battons-nous ? » (Le Voyage au Japon, Ludovic Naudeau, p. 808).

Sexe, Prostitution et rapports entre les sexes

Sexualité & prostitution ont toujours été vécues sur un mode différent de l’Occident, avec parfois des détails à l’encontre des idées reçues. Voici en vrac ce que nous apprend Le Voyage au Japon :
Mariage temporaire : « Les deux jeunes filles seraient nos femmes aux conditions suivantes :
D’abord nous les prendrions pour quatre mois au moins. Ceci avait été la grande difficulté ; le père voulait un an.
Puis venait la question de la dot.
À cet effet, nous verserions d’abord entre les mains du père la somme de cent yens pour chacune de nos femmes.
Enfin nous leur donnerions à chacune une pension de cinquante yens par mois tant que nous les garderions.
Si plus tard nous voulions faire un arrangement de longue durée, on nous ferait alors un prix de famille.
Moyennant cela les deux muzumés seraient nos femmes, contrat serait passé, et nous les emmènerions où bon nous semblerait.
Nous n’avions à notre départ qu’à les renvoyer à leur famille. Quant au choix de la femme, nous aurions naturellement pris chacun celle que nous voulions. Aucune difficulté à ce sujet.
« Mais enfin, Tatzu, si le ciel bénit notre union ?
— Ne vous inquiétez pas de cela ; la famille recevra tout ce que vous lui renverrez. C’est prévu » (Le Voyage au Japon, Émile d’Audiffret, p. 141).
« Les geisha sont de jeunes filles qui, à l’âge de quatre ou cinq ans, ont été vendues par leurs parents à une personne, sorte d’impresario, qui s’engage à les loger, à les nourrir, à les élever à ses frais, et qui plus est, à les traiter avec douceur. Elles sont par ses soins instruites dans l’art de la danse et de la musique. Quand, arrivées à l’âge de dix ou douze ans, les enfants ainsi élevées sont bonnes musiciennes, jolies et séduisantes, elles sont inscrites dans la catégorie des geishas, ce qui leur constitue une situation. Quand, au contraire, elles sont laides et inintelligentes, l’imprésario en fait des servantes, les marie, ou enfin s’en débarrasse comme il peut » (Le Voyage au Japon, Émile d’Audiffret, p. 715).
« Au Japon, par tout l’empire, les prostituées forment une catégorie sociale, nombreuse, imposante et distincte, sur laquelle la société japonaise ne fait rien peser du mépris de nos sociétés européennes. Dès l’âge de six à huit ans, une fille est susceptible d’être vendue ou plutôt d’être louée, en vertu d’un contrat reconnu par la loi, à la condition, toutefois, que cette fille servira une rente à sa famille pendant la durée de l’engagement que cette dernière a contracté pour elle, et qui, en se dissolvant de plein droit, à vingt-cinq ans, la fait, à cet âge, redevenir maîtresse d’elle-même. Les prix de cette singulière rente sont cotés et strictement observés de part et d’autre.
Une fois entrée dans la maison, dont, par contrat, elle devient pour ainsi dire la chose, res propria, et dès qu’elle dénote une certaine intelligence, cette fille y reçoit une éducation aussi soignée que celle que pourrait recevoir dans sa propre famille la fille d’un riche particulier, et cette éducation ne s’étend pas seulement à l’histoire et à la littérature du pays, mais elle va souvent jusqu’aux sciences les plus abstraites, telles que les mathématiques et même l’astronomie, qui, de tout temps, a été fort prisée au Japon » (Le Voyage au Japon, Charles de Chassiron, p. 30).
À Tokyo, certaines maisons de « plaisir », reconnues d’utilité publique à Paris et ailleurs, ne sont pas autorisées. Le Japonais n’étant pas plus vertueux que les autres mortels, il va sans dire que les temples élevés à Vénus et à l’Amour existent là-bas comme ils existaient il y a plus de vingt siècles à Pompéi et de nos jours dans toutes les grandes villes. Seulement, une ordonnance de police les empêchant « d’exister » dans le sein même de la ville, elles se sont réfugiées à quelques kilomètres, toutes ensemble, formant une immense cité, la cité du plaisir, du vice, de l’amour et de la noce. Cette cité extraordinaire s’appelle le Yoshiwara. Elle se compose de nombreuses avenues et de rues plus étroites, bordées de chaque côté de maisons dont une partie du rez-de-chaussée n’a ni mur ni cloisons, et est par conséquent exposée à tous les yeux. C’est dans cette pièce, vraie show room, que ces dames viennent se mettre en exhibition, peintes, fardées, les cheveux luisants et vêtues de superbes robes de soie et de satin brodées. Les rues, gaiement illuminées, sont envahies chaque soir par une foule immense venue de Tokyo à pied ou en rickshaws, et composée non seulement de ceux qui viennent pour « affaires privées », mais de quantité de curieux dont bon nombre sont Européens ou Américains » (Le Voyage au Japon, Amédée Baillot de Guerville, p. 30).
Voici une carte postale prise dans l’article Yoshiwara de Wikipédia. Elle permet de montrer que les geisha ne constituaient que la partie émergée de l’iceberg prostitution. Mais de nombreux films japonais le montrent également, comme La Rue de la Honte, de Kenji Mizoguchi (auteur également de L’Amour de l’actrice Sumako). Et qu’en est-il maintenant ? Je n’ai aucune information à ce sujet.

Prostituées à Yoshiwara.
© Wikicommons

André Bellessort visite une filature de coton, et devant la misère des petites ouvrières, tient des propos qui choqueraient les féministes anti-sexe actuelles & les partisans de la croissance : « Franchement, j’aurais préféré qu’ils en eussent fait la livraison à des geisha, à ces bonnes geisha sur le retour qui forment des pupilles et se préparent des héritières. Leurs petits doigts se fussent meurtris à frapper la peau dure des tambourins. Elles auraient appris à chanter des chansons invraisemblables dans une bouche enfantine. « J’ai rencontré mon amant… Je ne puis l’oublier et je bois du saké… Je deviens honteusement folle… » Et la maîtresse leur aurait crié : « Vous chantez mal ! Répétez en y mettant le ton : Je deviens honteusement folle ! ». On les aurait produites aux fêtes des restaurants à l’heure où l’Européen s’étonne que ses hôtes japonais ne jugent pas à propos d’envoyer coucher les enfants. Et, dès qu’elles auraient eu l’âge, elles auraient rencontré un amant et seraient devenues folles peut-être et sans trop de honte. Du moins, on leur eût enseigné l’élégance et les belles manières ; on leur eût même révélé un certain idéal de politesse et de désintéressement. Et la vertu n’y aurait rien perdu, car ces pauvres filles sont mieux gardées par leur patronne que par la Compagnie. Les appétits qui les environnent à l’usine n’attendent pas qu’elles soient en âge de succomber…
Il est vrai qu’elles accomplissent une œuvre utile et qu’elles peuvent se dire : « C’est nous le Progrès et la Grande Industrie ! Le Japon, qui manque de capitaux, se rattrape sur ses petites filles et ses petits garçons. Il en a tant qu’il en veut, et nous devons être fières qu’il nous choisisse pour dévider son coton. » Voilà des pensées que je voudrais voir illustrées dans les représentations bimensuelles de la lanterne magique ! Et il faudrait y ajouter le témoignage de l’ingénieur qui nous promenait à travers cette école primaire de l’insomnie :
— C’est assez curieux, disait-il ; les trois ou quatre premières nuits les enfants tombent de sommeil. Puis l’habitude est prise, et ils veillent mieux que les grandes personnes. Le croiriez-vous ? Ce sont eux qui travaillent le plus. Aussi, comme vous le voyez, nous en avons beaucoup » (Le Voyage au Japon, André Bellessort, p. 423).
« Nous nous approchons machinalement des boutiques volantes qui se dressent des deux côtés du pont ; sur de petites tables sont des stéréoscopes et des photographies. On voudrait croire qu’il y a dans quelque coin du monde une officine secrète où se fabriquent les nudités étalées là. Non, les marques en sont françaises, anglaises, allemandes, suisses. Chaque pays, chaque peuple contribue pour sa part à cet étalage. Les Japonais passent un à un, donnent une petite pièce de monnaie, regardent et rient le plus cyniquement du monde. Devant de pareils spécimens des mœurs européennes, il serait inutile et ridicule de chercher à persuader à ces curieux qu’en matière de décence ils doivent s’inspirer de notre exemple. La première fois que j’ai visité Yeddo, le commerce d’importation existait à peine ; on ne voyait dans les rues ni laines, ni draps européens, mais les marchands du Nipon-Hashi étaient déjà à leurs postes avec leurs stéréoscopes et leurs photographies : c’étaient les premiers produits qui eussent pénétré sur une grande échelle » (Le Voyage au Japon, Jules Layrle, p. 79).
Ferdinand Lecomte observe la coexistence entre les sexes dans un train, à l’opposé des rapports de galanterie et de drague à l’européenne : « Pas d’œillades de la part des femmes, pas d’empressement galant de la part des hommes, et une entente cordiale tacite entre les deux sexes » (Le Voyage au Japon, p. 296).

Une mouzoumé du XXIe siècle à Kyoto.
© Lionel Labosse

« Les mouzoumés sont d’une politesse extrême avec les hommes et ne leur adressent la parole qu’en les appelant Dana, maître, en signe de respect, lors même qu’elles les voient pour la première fois. En revanche, les hommes n’ont aucune considération pour elles et les traitent non pas en esclaves, mais en enfants. Un Japonais voulant parler à l’une de ses parentes ou à quelque autre femme, ne la salue pas et lui dit d’un ton bref : « Mouzoumé, ata coutchera : Femme, arrive ici ! » (Le Voyage au Japon, Alexis de Gabriac, p. 661).
« Un jour, son père lui a annoncé qu’elle avait un fiancé ; elle le voit quelquefois, souvent il réside dans une autre ville, étudie, travaille ; quand il a enfin une position, on les marie. Ce jeune homme a retenu de ses livres et de son expérience qu’il faut se défier de la femme, surtout de la sienne ; il la traite avec douceur, mais la tient à distance. Il ne l’admet ni dans sa confiance ni dans ses affaires ; elle se trouve réduite par là au rôle de première servante. Dans les classes inférieures elle se met de suite au travail et passe au rôle de premier commis ou de garçon de charrue. Au bout d’un an, la voici mère ; elle obtient alors le droit très prisé de se raser les sourcils et de se laquer les dents, elle nourrit son enfant jusqu’à deux et trois ans, jusqu’à ce qu’il lui en vienne un autre. Elle était flétrie dès le premier ; à vingt-cinq ou vingt-huit ans, c’est une créature usée, vieille, laide, qui ne peut plus prétendre aux joies de la maternité. C’est elle-même alors qui présente à son mari une mékaké ; et successivement une ou deux autres, suivant la fortune et la versatilité de son seigneur et maître. Celles-ci ambitionnent à leur tour la maternité et le droit de se noircir les dents, comme un suprême honneur. Elles sont de toutes les parties, de toutes les fêtes, de toutes les visites, et vivent généralement en bonne intelligence avec l’épouse légitime, sans que d’ailleurs leur présence gêne les déportements du maître qui ne se fait nul scrupule, le cas échéant, d’aller chercher hors de chez lui les satisfactions dont il est si amplement pourvu dans sa maison. Voilà où en sont arrivés les Orientaux. Ils ont voulu supprimer de leur vie les passions et les orages de l’amour, ils l’ont banni du foyer en y appelant à sa place la volupté ; mais, du même coup, ils ont détruit le charme de la vie et chassé le pudique dieu de l’hymen du lit conjugal, où la pâle débauche leur tend ses bras énervés.
Instrument de plaisir ou de travail, obéissante et soumise, objet de honteux marchés, domestique doucement traitée ou jouet dont on rit un moment, quand on est de belle humeur, la femme ne retrouve un peu de dignité que comme ménagère et comme mère » (Le Voyage au Japon, Georges Bousquet, p. 664).
Un siècle après, le résultat semble catastrophique si l’on en croit cet article du Monde : « Un quart des hommes japonais seraient toujours vierges à 30 ans ». Cette évolution rejoint celle des « otaku » étudiée par Antonio Casilli (voir le corpus sur la solitude dans cet article). À force de ne pas se parler, on ne sait pas comment draguer, et puis l’Occident vous déverse des Sandra Muller qui gagnent des fortunes en dressant les mâles occidentaux à ne plus adresser la parole aux femmes, alors…

Flore, faune, jardins, gastronomie, traditions

Le climat est tempéré, mais la viridité du paysage est tout sauf un signe de sécheresse. Il arrive qu’on se prenne des trombes d’eau, et j’ai eu relativement de la chance, lors de mon voyage estival, de ne me faire arroser copieusement qu’à la fin du séjour à Hiroshima. La végétation est donc à l’avenant. Force cyprès et cryptomeria japonica. Sinon, j’ai photographié au palais impérial de Tokyo, un Erythrina crista-galli, arbre à fleurs en « crête de coq » sans doute importé d’Amérique du Sud. À Takayama, le grand Ginkgo de Hida Kokubun-ji porte ses 1200 ans comme un charme. Les hibiscus sont légion. La pluie peut constituer bien sûr un spectacle photogénique, par exemple lorsqu’elle fait tinter les clochettes des temples. N’oublions pas les bonsaï, que l’on rencontre fréquemment. À propos de pluie, il se vend partout pour rien des parapluies transparents non pliables ; il s’en prête dans les hôtels, et si vous les oubliez, eh bien vous en trouvez autant que vous en perdez !

Temples de Nikko sous la pluie.
© Lionel Labosse

Vous trouvez des petites aubergines sur les marchés, et des poissons de toutes sortes bien sûr, que l’on déguste par exemple au marché au poissons omichô de Kanazawa, avec parfois quelques parcelles de feuille d’or en décor. Les Japonais adorent ajouter une feuille d’or sur tout et n’importe quoi, par exemple les glaces. J’ignore si c’est bon à la santé, en tout cas je n’ai pas essayé, sauf sur le poisson, mais si peu. Ils aiment les crèmes brûlées, confectionnées devant vous au chalumeau par de frêles jeunes femmes si possible. Les carpes pullulent dans tous les points d’eaux ; ça fait de jolies photos. À Kanazawa comme à Miyajima on peut déguster d’énormes huîtres grillées ou nature, deux constituent un repas ! La moindre parcelle, même en ville (enfin pas dans le centre de Tokyo mais dans les petites villes), peut être utilisée pour cultiver du riz, jolie touche de vert. Plus joli à Shirakawa-gō, village préservé dans les environs de Takayama, à l’architecture en bois traditionnelle, dont les poutres sont assemblées avec des liens. J’ai visité à Kanazawa le jardin Kenroku-en, qui fait partie de la très officielle liste des trois jardins les plus célèbres du Japon. Eh bien pour tout dire ça m’en a touché une sans faire bouger l’autre. Il paraît que c’est joli en hiver, avec ces photos de cyprès dont les branches chargées de neige sont étayées par des câbles photogéniques. J’y ai photographié trois jardiniers qui s’affairaient sous leurs chapeaux coniques, entièrement couverts d’une combinaison malgré la touffeur ambiante. J’ai pensé à ma chère Catherine qui n’a pas pu faire reconnaître son mélanome comme maladie professionnelle car jardinière pour la ville de Paris, et bosseuse comme une japonaise contrairement à la plupart de ses collègues, elle avait été exposée au soleil. J’ai davantage apprécié les fameux jardins zens minéraux, composés de graviers passés au râteau chaque jour et de petits rochers, aux significations ésotériques. On en voit dans les temples bouddhistes prestigieux, Ryōan-ji. ou Ginkaku-ji (Pavillon d’argent) à Kyoto, ou au temple Kongôbu-ji de Koyasan, que j’ai eu la chance d’admirer sous la pluie :

Jardin zen au temple Kongôbu-ji de Koyasan.
© Lionel Labosse

La faune sauvage est parfois flippante. À Takayama, de nombreuses pancartes signalaient la présence d’ours, et certains chemins étaient fermés. Cela devient flippant quand, dédaignant ces annonces relevant du principe de précaution, vous vous engagez sur ledit chemin et qu’en une demi-heure de marche, vous ne croisez âme qui vive, alors que vous êtes en lisière d’une ville populeuse. Idem sur l’île de Miyajima, où l’on proposait un chemin pédestre en alternative au téléphérique pour la descente du sommet. De nombreuses pancartes signalaient la présence de vipères ; je nonobstai avec un camarade, et le fait est qu’en descendant nous ne croisâmes qu’un seul être humain remontant, mais je tombai nez à queue avec une vipère qui lézardait au soleil en plein milieu du chemin. Heureusement, elle fila quand elle perçut mon pas lourd. Elle était noire comme le charbon, alors que les pancartes présentaient des vipères marron… « Tout à coup mon cheval à deux jambes s’arrête net […] j’aperçois, au milieu du chemin, une vipère noire, la première que j’ai vue de la saison ; aux cris poussés par mon homme, elle se déroule lentement, puis se range, sans se presser, sur le bord du chemin ; c’est un serpent très dangereux, me dit-on » (Le Voyage au Japon, Gustave Goudareau, p. 480).
Les traditions sont importantes au Japon. Pour le sport, qui est un vecteur important d’exportation de la culture japonaise en occident, si l’on connaît judo, sumo et autres arts martiaux, je ne connaissais pas le Kyūdō dont j’ai innocemment photographié une exhibition croyant voir du banal tir à l’arc, or que nenni, l’ami Michel m’apprit ce que c’était.
Pour se nourrir vous avez pléthore de restaurants pris d’assaut car le Japonais dîne volontiers en ville, à des prix élevés mais pas astronomiques, mais vous pouvez aussi dîner à votre hôtel, qui fournit souvent four micro-ondes & réfrigérateur, ou bien dans une épicerie, 7 eleven, Family Mart ou autres, comme en Corée, où il y a souvent (sauf évidemment dans les quartiers fourmillants, faute de place) des espaces pour manger, avec fours. Les plats cuisinés ou salades sont variés, goûteux & bon marché, de sorte que le séjour au Japon pour le voyageur individuel qui ne souhaite pas passer son temps dans les restaurants, n’est pas si excessif que ça. Dans les hôtels non plus si l’on compare à l’Europe ou aux États-Unis. Je ne citerai qu’un hôtel récemment ouvert à Tokyo, Tavinos, entièrement décoré à la mode manga, jusqu’aux cravates des personnels. Le prix n’est pas si dissuasif que ça, mais il faut supporter dans les chambres doubles d’avoir quasiment des lits matrimoniaux collés l’un à l’autre, ce qui en ce qui me concerne m’empêche totalement de dormir quand je partage la chambre avec un inconnu… La place se paye au prix fort dans ce pays !
Les timbres sont parmi les moins chers des pays développés, je crois que c’était dans les 70 ¥ (yens), soit 0,6 €. Ce n’est pas nouveau : « La poste est aussi très bon marché au Japon : 2 sen, soit 5 centimes pour les lettres et 1 sen, soit 2 centimes et demi, pour les cartes postales ; le nombre des correspondances est très considérable : 503 millions d’objets postaux en 1896-97, dont 263 millions de cartes postales, 122 millions de lettres, 87 millions de journaux, etc. Le grand nombre des cartes postales, qui dépasse celui des lettres contrairement à ce qu’on observe en tout autre pays, montre L’importance qui s’attache au bon marché de ce service. Les tarifs ont cependant été légèrement relevés en 1899 » (Le Voyage au Japon, Pierre Leroy-Beaulieu, p. 943).
Les boissons sont chères mais pas ruineuses, et certains centres commerciaux proposent par exemple des bières pour toutes les soifs entre 15 cl et 50 cl. Les marques les plus connues sont vendues aussi en France, Asahi ou Kirin, dont j’ai photographié une pub dans le métro parisien à mon retour. Pour une raison X, elles coûtent moins cher en France qu’au Japon ! Sont-elles brassées sous licence en Europe, ou bien font-elles le trajet polluant depuis le Japon ? La cuisine japonaise est comme la française classée au patrimoine immatériel de l’Unesco, et ce n’est pas un fait nouveau : « Bientôt le thé et le saki, eau-de-vie de riz tiède et d’une force affreuse, circulèrent ; on nous servit successivement dans des plats et des tasses de laque rouge, brune et noire, du cochon, des œufs sous quarante formes différentes. En général, la cuisine japonaise nous parut analogue à la cuisine chinoise, mais infiniment supérieure comme service, bonne mine et propreté. Les serviteurs eux-mêmes portaient deux sabres, et, à chaque nouveau service, il y avait une surprise, un petit raffinement de luxe et d’élégance que l’on ne trouve point à la table des mandarins chinois. Ce furent d’abord des arbres nains, taillés en forme de fleurs ou d’animaux ; puis un énorme poisson dans un plat imitant la mer et les algues marines, et de ravissantes fleurs faites avec des écrevisses et des navets découpés » (Le Voyage au Japon, Alfred de Moges, p. 7). Je n’y connais rien, mais j’ai découvert que l’Okonomiyaki, que m’avait fait connaître Robert Vigneau a des variantes locales, comme celle qu’on déguste pour rien dans le musée du Parc du Mémorial de la Paix d’Hiroshima. C’est aux pénuries de riz d’après la Seconde Guerre qu’on doit la popularité de ce plat de pauvres. Dans certains restaurants, on le prépare soi-même à la table. À Koyasan (Mont Kōya), j’ai eu l’occasion de dîner & petit-déjeuner dans un temple auberge, repas végétariens, mais pas bégueules, les moines proposent de la bière en sus. On peut y assister à la bonne franquette à la cérémonie matinale. Voilà un pays où on ne vous casse pas les c… avec la religion !

Technologie

Les vitrines et musées proposent les dernières innovations nippones en robotique, le fameux robot Aibo dont Sherry Turkle a étudié l’impact sur les personnes âgées, les voitures connectées de toutes marques (voir Toyota expo au quartier Odaiba de Tokyo), etc. Un ami de mon père qui dirigeait une société nippone en France, avait été étonné lors de sa visite de l’usine au Japon. La chaîne entière avait été stoppée net parce qu’un défaut avait été constaté ! À côté de ça, dans ce pays que l’on présente comme à la pointe des nouvelles technologies, on trouve encore partout, y compris à bord des Shinkansen, des téléphones publics d’une jolie couleur verte, qui certes ne servent plus qu’à titre de vestiges, mais c’est un signe d’une façon de concevoir le progrès qui tranche avec la brutalité de la façon dont nos présidents-énarques nous traitent en France. Parmi les gadgets en vogue,il y en a un qui ne doit rien au numérique, c’est un blouson à soufflerie pour l’été, qui insuffle de l’air. L’inconvénient c’est que vous avez l’air d’un bibendum Michelin !

Dans le train entre Kyoto et Nara.
© Lionel Labosse

La photo que j’ai sélectionnée pour présenter à mes étudiants en début d’année selon ma tradition, est prise dans le train Kyoto-Nara (donc une liaison interurbaine). On y voit deux personnes debout en train de lire un livre papier. D’autres personnes consultent leur smartphone, mais les étudiants ont vite remarqué qu’aucun regard ne se croisait. Chacun semble dans sa bulle, un peu comme dans le dessin du sujet de BTS Seuls avec tous de 2019. Cette retenue en public est parfois excessive, comme lorsque nous nous trouvâmes à faire la queue pour prendre le bus dans un endroit isolé. Des employés sortirent du même édifice, et s’agrégèrent à la file d’attente, sans échanger un mot. Dans ces conditions, comment faire une nouvelle rencontre, amoureuse ou non, si adresser la parole à quelqu’un constitue une faute de goût ?

 Et voilà pour le chapitre 4. Rendez-vous maintenant au chapitre 5 : « Langue & littérature ».

Lionel Labosse


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