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Un voyage déconcertant en Russie

Au pays des Rustres !

Attention : second degré ! Politiquement correct s’abstenir.

samedi 19 mai 2007

Les Russes constituent la majorité des habitants de la Russie, mais on nomme désormais Russiens ceux d’entre eux qui, au point de vue ethnique, ne sont pas russes. Soit ils proviennent d’anciennes républiques soviétiques redevenues indépendantes, de même que de nombreux Russes sont citoyens de ces républiques où leurs ancêtres se sont installés, soit ils sont ressortissants des républiques autonomes, tels les Bouriates de Bouriatie (capitale Ulan-Ude, trou perdu au terme de mon voyage), ou bien sûr les célèbres Tchétchènes. L’ensemble peut aussi bien être nommé les Rustres, tant cette épithète leur correspond bien. Ah ! çà, on ne trouve pas ici ces gentillesses qui lissent les frottements de la vie quotidienne en France. Vous attendez sagement un minibus, le bus arrive, cinq Ostrogoths se précipitent devant vous qui aviez le nez en l’air au moment fatidique. Protester serait une faute de goût : attendez le bus suivant, c’est tout. Vous traversez une avenue à Moscou ou Saint-Pétersbourg. Déjà, c’est louche de traverser une avenue. Où donc allez-vous comme ça, qu’allez-vous quérir que vous ne puissiez trouver dans votre quartier ? Ensuite, le Comité Central, en 1962, a décidé de placer un feu rouge pour cette initiative séditieuse appelée traverser une avenue, tous les trois cents mètres. Alors si vous avez besoin d’aller à la boutique en face et de revenir, c’est à vos risques et périls, et une fois sur la chaussée, les automobilistes vous le feront bien comprendre, en accélérant dès qu’ils vous verront, et en vous frôlant le plus près possible, injures à l’avenant. Maintenant qu’on a accès à des merveilles de la technologie telles que des voitures, alors qu’on s’est longtemps contenté de Lada, c’est un crime de lèse-technologie que de s’insinuer traîtreusement sur le circuit automobile urbain appelé avenue. C’est comme ça.

Maintenant, le Russe auquel vous avez affaire de près, c’est une autre paire de manches. Il est difficile d’apprendre quelques mots de russe ; déchiffrer l’alphabet cyrillique vous prendra quelques jours. Mais un mot que vous apprendrez vite, c’est « NIET », qu’on écrit « HET » en cyrillique. Ce qui compte dans ce mot, et en a fait l’expression internationale hyperbolique du refus catégorique, c’est l’accent. Prononcez « NIET » en songeant à la guillotine qui s’abat sur le cou de votre désir. Rien à voir avec le souriant « meyo » chinois, ou le réversible la la la arabe. Quand « NIET » est tombé, c’est cuit, c’est pire que le fatum et le mektoub réunis. Si l’image de la guillotine ne vous dit rien, que puis-je pour vous donner l’idée du doux son du « NIET » le soir au fond des taïgas ? Imaginez que vous ayez préparé un examen pendant un an ; le jour dit, il y a grève des transports, vous partez deux heures en avance, vous courez comme un dératé, vous arrivez à 8h01, et le responsable du centre vous ferme la porte au nez. Voilà l’impression que donne l’inénarrable « NIET » russe. Pour le oui, c’est « DA », qui s’écrit aussi « DA » en cyrillique, et qui, prononcé avec le même accent décisif, évoque ce que devait être le cri d’adhésion de l’homme de Neandertal affamé quand on lui proposait d’aller chasser le mammouth, ou le cri du soviétique quand il apprenait après six heures de queue devant une vitrine vide, qu’une tonne de mou de veau allait être mise en vente, et que, son tour arrivé, on lui demandait d’un air dégagé si par hasard il ne voudrait pas… tiens, du mou de veau pour changer : « DA » ! Bref, ces deux cris gutturaux constituent l’essentiel de ce qu’il vous faut connaître pour survivre au doux pays des Rustres. Et l’on se doute que, en Russie même, le français fut toujours réputé comme la langue de la diplomatie !

Vous êtes dans une gare, vous voulez utiliser les toilettes. On vous fait comprendre que, en plus de payer le droit d’entrée, il faut être titulaire d’un billet de train. Une chance qu’on n’ait pas besoin d’une carte du parti. Si, parce que vous avez laissé votre billet dans votre sac et que vous êtes une tête de mule française, passant outre le « NIET », vous forcez l’entrée, la grosse dame va vous déloger avec son balai, vous faisant toucher du doigt la différence entre mule à béret et mule russe. Vous avisez l’un des buffets de ladite gare, qui fait trois mètres de large. Vous vous campez en face de l’objet de votre désir, que vous auriez bien du mal à nommer en russe. La Dame trône à l’autre extrémité du buffet, devant sa caisse, et vous pensiez innocemment qu’elle viendrait à vous. À la quatrième personne qui vous passe sous le nez, vous comprenez que « NIET » ; vous croisez son regard bovin, vous lui faites signe de venir, elle vous fait « NIET » avec la tête ; vous parcourez les trois mètres, et lui faites comprendre avec gestes la même chose qu’elle n’a pas voulu comprendre avant. Elle daigne enfin vous suivre là où vous étiez, suit la direction de votre doigt et prélève avec répugnance l’objet de votre muet désir. Mais c’est vous qui avez cédé. La dame devait déjà être vendeuse sous Brejnev, pourtant elle n’a que quarante ans. Pour en revenir aux toilettes, partout fleurissent des toilettes de chantier ou améliorées, en plastique bleu ou marron, avec caissière incorporée ou apposée. Les Russiens en général y vont de bon gré, même si les hommes du moins, pourraient pisser à côté gratos. On sent qu’ils respectent la débrouillardise des innombrables dames dont ces édicules constituent le gagne-pain. Les 5 à 15 roubles qu’ils paient leur seront restitués au paradis (un euro vaut 34 roubles).

Dans le transsibérien, un tortillard au design vieillot comme on en avait en France dans les années 60, qui se traîne à 55 km/h de moyenne en comptant les arrêts (j’y ai passé cent heures pour faire 5500 km, un peu plus de la moitié du parcours total de Saint-Pétersbourg à Vladivostok), vous avez affaire à la fameuse « provodnitsa », il y en a même deux. Ce sont les hôtesses. Elles font le ménage pendant les 13 jours du voyage, et ce sont les cheftaines suprêmes du wagon. Obéissant à l’ukase du 1er janvier 1927 jamais modifié depuis, elles ont principalement pour fonction de fermer et d’ouvrir les toilettes. Les fermer quand vous en avez besoin, alors que vous avez la main sur la poignée — « NIET ! » — les ouvrir quand vous n’y pensez plus. Je ne sais qui a décrété qu’il fallait les fermer avant les arrêts longs, c’est-à-dire les arrêts de plus de 10 minutes. Il y a de fréquents arrêts de 2 minutes aux gares secondaires (des villes sans doute de moins de 50000 habitants), et des arrêts de 10 minutes, mais aussi de 20, jusqu’à 40 minutes aux villes importantes. Donc on ferme les toilettes plusieurs dizaines de kilomètres avant les gares importantes, mais pas du tout aux gares secondaires. Sans doute la conception stalinienne de la lutte contre la pollution. Mais avant à la Rustre, soit 25 minutes avant, puis on les rouvre quand on y pense, 10 minutes après. Donc en tout cela peut faire plus d’une heure de fermeture, surtout le matin au réveil quand tout le monde en a besoin. Juste pour prouver qu’on a son petit brin de pouvoir à soi. Le pouvoir de faire chier est à peu près le seul salaire du Russe moyen, alors pourquoi se priver ? Dans ces toilettes il y a des prises électriques, alors pour peu qu’on lui donne 50 roubles (1,3 €) — « DA ! » —, la provodnitsa laisse fermées les toilettes toute la matinée pour recharger une batterie de téléphone portable… Vous devez quitter le train à Ulan Ude, 20 minutes d’arrêt, en pleine nuit à 4h 20. Vous préparez vos affaires pour descendre en deux minutes, vous tentez de dormir. Elle vous réveille une heure et demie avant pour faire le compte de ses draps et serviettes. Pas une demie-heure, non. Une heure et demie. Bonne nouvelle, ça vous laisse le temps d’utiliser les toilettes…

À part ça, comment profiter de la Russie ? Une fois sur dix, dans un endroit hyper-touristique, vous avez une carte de restaurant traduite en anglais. Mais pensez à la demander pour qu’on aille vous la dégotter sous la pile. L’air de rien c’est utile, parce que même si vous avez appris à déchiffrer l’alphabet, la langue russe n’a quasiment rien de commun avec le français ou l’anglais, sauf quelques emprunts, et même aux spots touristiques, il est difficile de trouver un employé qui fasse l’effort de baragouiner la langue du capitalisme. Le tourisme en Russie en est resté à l’époque communiste. Tourisme de masse en rangs par deux. Dans les palais des environs de Saint-Pétersbourg, ou au Kremlin, vous avez des heures réduites ouvertes aux individuels. Même au Kremlin, nous n’avons pas pu visiter le fameux palais des armes, car les gros groupes avaient réservé toutes les entrées de la journée ! À l’Ermitage, une entrée directe réservée aux groupes, une autre pour les individuels (Russiens compris), où l’on fait la queue 30 minutes. Prix pour les touristes cinq fois plus élevés que pour les autochtones, comme au Cambodge. On peut essayer de passer pour un Russe. Technique : faire la gueule. Ça n’a pas marché pour moi, bien que j’aie des facilités sur ce point !

Le métro de Saint-Pétersbourg est en meilleur état que celui de Moscou. Il faut dire que Poutine est Pétersbourgeois, et que le tricentenaire de la ville a été célébré en 2003. C’est un réseau profond, avec des escaliers mécaniques vertigineux, car la ville est construite sur l’eau. Les stations de Moscou ont parfois été fort belles, mais l’ensemble se dégrade, comme tout ce qui est public. À Moscou, le maire Iouri Loujkov, dont l’épouse a paraît-il des capitaux dans le bâtiment, a la manie de détruire et rebâtir. À la chute du communisme, il n’a rien eu de plus pressé que de rebâtir à l’identique la cathédrale du Christ-Sauveur, détruite par Staline. Cela s’est fait en quatre ans, peintures comprises ! En réalité, la souscription avait commencé bien avant, à l’époque de la perestroïka. Il est vrai que parmi les avantages de la démocratie qu’on a fait semblant d’instaurer en 1991 et bien avant, la « liberté de culte » est ce qui coûte le moins cher et qui se voit le mieux. On peut donc se taper une overdose d’iconostases (murs d’icônes séparant le chœur et la nef) et d’églises à bulbes, et admirer les voiles des nonnes orthodoxes. La liberté d’expression, c’est autre chose ! De même, le fameux hôtel Russia, immense quadrilatère un peu brut de décoffrage qui longeait la Moskva à l’est du Kremlin, est en démolition. On ne sait pas ce qu’on va construire à la place, mais on démolit. Au ravissement de tous les commentateurs occidentaux qui sont tombés dans ce piège, de vilipender l’architecture soviétique qui soi-disant dépare la ville. Bien sûr on aurait pu faire autre chose de cet hôtel, et en tout cas vu l’état de délabrement des logements, du métro, des hôpitaux et des immeubles d’habitation, attendre d’avoir un projet, mais non, on détruit le symbole et on s’en met plein les poches, et en plus les commentateurs occidentaux sont ravis. La publicité, par contre, ne dépare pas la ville, non. En plein centre de Moscou, vous avez un panneau pour Rolex de 10 mètres sur 50, qui dissimule un autre chantier…

Krasnaia ploschad : la Place Rouge
© Lionel Labosse, juillet 2006

Le Russe moyen vivote. Un professeur ou un médecin touche 150 € par mois, et doit multiplier les arrangements pour survivre. Héberger des touristes, puisque pour les raisons dites plus haut, il n’y a pas suffisamment d’hôtellerie à bon marché pour les voyageurs individuels. Faire le taxi privé, etc. Et puis on est souvent aidé par un fils ou une nièce émigré(e) en Europe ou en Asie. Quelques-uns évidemment, ont réussi à travailler dans des branches porteuses et gagnent bien leur vie, mais les écarts de salaire sont énormes, et après la chute du communisme, toute protection sociale, tout service public a disparu, de sorte que l’espérance de vie a chuté. Elle est de soixante ans à peine, et un vieillard est une rareté. D’ailleurs en ville, on comprend qu’il est impossible à un vieillard de traverser une rue. Il vaut mieux se hâter de mourir.

Le Russien boit, ce qui n’arrange pas l’espérance de vie. Ce n’est pas une légende, sauf que maintenant ce n’est plus la vodka, du moins en public, mais la bière qui se boit. À Paris, un homme qui boit une bière dans la rue (je veux dire pas à la terrasse d’un café à 5 € le demi, mais en pleine rue) se fait regarder de travers. En Russie, un homme ou une femme qui n’a pas une bière à la main est quelqu’un d’étonnamment pressé. Ça attaque à 8 heures du matin, je veux dire qu’on peut voir un jeune homme tout à fait banal se descendre sa bière en attendant son bus. Le soir, des grappes de jeunes dans tout parc public laissent de véritables jeux de quilles par terre. Ah çà, c’est remarquable, beaucoup d’espaces verts, mais aussi beaucoup d’usines, même des centrales nucléaires en pleine ville, reconnaissables à leurs tours de refroidissement en béton gris foncé ! On laisse canettes et bouteilles au sol, c’est un bizness de les récupérer à 1/2 rouble pièce. Avec ça, peu d’obésité, car la bière doit être l’aliment principal et quasi unique du Russien moyen. Sinon, patates à gogo, raviolis, boulettes de viande, chou, tout ce qui est bourratif, surtout en Bouriatie, avec en prime le poisson du lac Baïkal, tant que la pollution en laisse un peu (bien sûr, l’écologie est un luxe occidental ; pollution omniprésente). Même les femmes boivent. Vu, à Saint-Pétersbourg, deux femmes de 55 ans, élégantes, enlacées et bourrées, à six heures du soir. J’imagine maman et sa copine Liliane se donnant rendez-vous devant la gare pour se bourrer la gueule avant de rentrer à la maison… Quoi d’autre à faire ? J’ai l’habitude en voyage d’essayer les piscines. Eh bien c’est comme en Chine, par exemple à Irkoutsk — 600000 habitants selon la police, 300000 selon les manifestants — pas une seule piscine publique. Avec ça les Soviétiques raflaient les médailles aux J.O. en natation, comme les Chinois… J’imagine qu’il en va de même pour tous les sports et les distractions populaires. Quelle distraction reste-t-il quand on a peu d’argent ? Picoler.

Dans toutes les villes vous vous cassez le nez sur des statues de Lénine, rues Lénine, rues Karl-Marx, un peu comme à Bobigny. Pas vu de statue ou de rue Staline, car le « stalinisme » est dénoncé, chargé au maximum depuis bien avant la chute du communisme. Bien pratique pour exonérer les crimes de Lénine et des successeurs de Staline. Un seul coupable, et le communisme reste une si belle idée gâchée par un gros méchant. Je croyais naïvement que le communisme était tombé. Non, la façade seulement, et encore. Les apparatchiks ont juste retourné leur veste, mais le système est le même. Un peuple de rustres alcooliques qui fait le dos rond tant qu’il ne se révolte pas. Un signe révélateur : personne n’a eu l’idée, pendant la chute pourtant théâtralisée du régime (le petit spectacle d’Eltsine sur un char haranguant la foule alors que tout était déjà joué, les militaires étaient déjà gagnés majoritairement) de foncer sur la Place Rouge et d’abattre non seulement le mausolée de Lénine, mais surtout les statues funéraires des fantoches du régime qui se profilent derrière, notamment celle du fameux Staline. Mieux, le touriste peut se faire photographier à deux pas du Kremlin — sous la statue du héros le maréchal Joukov, qui a dirigé l’armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi pour la répression de la révolution hongroise de 1956 — avec des crétins déguisés en Lénine, Poutine, Trotski, et même Staline, sans qu’aucun autochtone n’y trouve à redire, sans doute là aussi l’admiration pour la débrouillardise étouffe-t-elle l’indignation. En 1956 en Hongrie, justement, l’une des revendications des étudiants était déjà la démolition du monument de Staline ! Les nouveaux dirigeants russes sont les mêmes que les anciens, Poutine compris, puisqu’il est un ancien espion du KGB en Allemagne. Les Russiens s’amusent à voir ces messieurs fréquenter les églises, eux qui se la jouaient athées avant… J’ai vraiment eu l’impression d’un peuple décérébré, soumis, mais surtout démoralisé et alcoolisé. La différence avec les autres anciens pays du bloc communiste, est sans doute que la dictature ici, a duré plus de 70 ans, alors que par exemple en Roumanie, après la chute de Ceaucescu, certains vieux militants qui avaient fait de la prison, jeunes, étaient encore vivants et ont repris du service. Il y avait un lien avec l’avant-dictature. En Russie, tout avait été détruit, tous les Russiens vivants y compris les rares vieux avaient été instruits dans le décervelage et le bourrage de crâne.

Mais la raison principale, bien sûr, c’est le choc consécutif à la chute du communisme. Pendant les années qui ont suivi, les Russiens, comme leurs anciens compatriotes de l’U.R.S.S., ont dû survivre au jour le jour dans un pays dont toutes les infrastructures avaient implosé en quelques jours. Dans les villes, comme Moscou, les anciens réseaux d’approvisionnement en vivres, qui fonctionnaient mal mais qui fonctionnaient, se sont effondrés du jour au lendemain, et des millions de citadins se sont retrouvés avec rien à manger, et pas de chauffage. Pendant des années, il a fallu consacrer la moitié de son temps libre à trouver de quoi manger, et pas de la gastronomie, et de quoi ne pas mourir de froid. Puis cela s’est reconstitué peu à peu, mais le Russien voit son pays dirigé par une mafia impitoyable, violente, prête au meurtre pour réussir, une mafia qui déverse ses millions avec la plus grande impudeur dans les palaces du monde entier. Alors pour la politesse à la française, on comprend qu’on repassera, et on a honte de se froisser de cette rusticité dont on rit alors qu’on devrait en pleurer. On dit que la Géorgie, mais aussi l’Arménie, anciens jardins de l’U.R.S.S., et site balnéaire pour la première, s’en sont bien mieux sortis, et que leurs ressortissants commencent à entrevoir le bout du tunnel. Mais les Russiens, les Biélorusses, eux, sont encore au fond du trou. C’est un peu un caprice de privilégié de leur reprocher de ne pas sourire avec les pieds dans le béton. Je retire donc tout ce que je viens de dire et que je vais continuer à dire ! (Et bien entendu, ce récit date d’un voyage à l’été 2006, et tout a changé au moment où vous lisez cet article).

À Moscou et Saint-Pétersbourg, l’armée est omniprésente. J’ai été frappé dans les parcs publics de Moscou par l’absence de tout coin sombre ou de massif d’arbustes où l’on puisse se soustraire à l’observation des gardiens et militaires. Il semble qu’aucune réunion publique, aucune rencontre ne puisse avoir lieu sans la surveillance d’uniformes. À l’entrée des gares également, vous subissez un contrôle au faciès. Toute personne ayant l’air pauvre ou tchétchène est systématiquement contrôlée, notamment ces pauvres hères qui traînent après eux d’énormes sacs en plastique. Ne croyez à nulle efficacité, simplement un système qui tourne à vide. La crécelle du terrorisme musulman est agitée, mais j’ai pu observer à l’aéroport d’Irkoutsk, que le contrôle des bagages ne distinguait pas les bagages de cabine et de soute, ce qui veut dire que nous étions libres de transférer après le contrôle, nos couteaux par exemple, dans le sac de cabine ou dans nos poches, il n’y avait qu’un seul contrôle. Aucune compagnie occidentale, donc, dans cet aéroport, les contrôles n’étant pas aux normes. N’importe qui peut détourner un avion partant d’Irkoutsk. De quoi accréditer les rumeurs sur la guerre en Tchétchénie, qui sert surtout à écouler toutes sortes de trafics et à faire taire les critiques, internes et externes par une dramatisation opportune. Un détail amusant, lors de l’affaire du « complot terroriste islamiste » de Londres en août de cette année 2006, les journalistes de France Inter que j’écoutais n’ont osé évoquer la possibilité d’une manipulation qu’en citant des éditorialistes… russes, qui s’y connaissent en la matière !

En Sibérie, l’armée est moins omniprésente. Les parcs publics d’Irkoutsk ne sont pas surveillés comme ceux de Moscou, ils ne sont même presque pas entretenus, et il semble possible d’y échanger des secrets sans être débusqué. Partout en Russie, nul souci d’écologie au quotidien ; tout détritus est abandonné là même où ce qu’il contenait a été consommé. À quoi bon se fatiguer à utiliser une poubelle ? Moi qui me plains qu’il en soit de même dans ma rue à Paris ! Je n’ai pas été dépaysé. La Sibérie, c’est verdoyant en été. Des milliers de kilomètres de pins et surtout de bouleaux — la taïga — et des prairies, avec des vaches en liberté dans les champs et en pleine ville, comme en Inde, sauf qu’ici elles sont bien en chair et qu’on s’en sustente ! Le bain russe, typique, c’est un sauna bien chaud, dans lequel on se fustige avec un faisceau de branches de bouleau. Faut bien se soigner avec les plantes, vu l’état de la médecine populaire !

Quant à l’âme russe, on dit que la Russie est un pays d’Asiatiques déguisés en Européens. S’il n’y avait eu Pierre le Grand, qui a importé architectes et savants de toute l’Europe, la Russie en serait-elle encore à l’architecture en bois telle qu’on peut l’admirer le long du transsibérien ? On trouve bien peu de choses d’avant cette période, y compris en littérature. Pourtant Tolstoï, qui minimise l’importance de Pierre le Grand, qualifie Moscou d’« orientale ». Les magnifiques palais des environs de Saint-Pétersbourg, qui valent le voyage, ont tous été reconstruits après la Seconde Guerre mondiale, et sans eux, la ville manquerait de clinquant ! La langue russe elle-même n’a été « inventée » qu’à partir de Pouchkine (1799-1837), car avant, si le français était utilisé à la cour, c’était paraît-il parce que le russe était trop fruste pour s’exprimer avec nuance. Il y avait le slavon, toujours utilisé dans la liturgie orthodoxe, et commun à toutes les langues slaves. J’ai entrepris quelques lectures, ma culture russe étant défaillante. Le théâtre russe, pourtant omniprésent sur les scènes parisiennes, m’a toujours fait bâiller.

J’ai entrepris la lecture de La guerre et la paix, de Tolstoï, 1600 pages passionnantes sur les guerres napoléoniennes, de 1805 à 1812 et au-delà. On y découvre l’intelligentsia russe de l’époque, aristocratique et polyglotte, mêlant le français et le russe, parfois de l’italien et de l’allemand, d’une phrase à l’autre. On comprend beaucoup à cette lecture, notamment que ce n’est sans doute pas tant le progrès de la langue russe qui a supplanté l’usage du français, mais la francophobie semée sur les traces des ravages de l’armée française. Il faut lire le récit de la bataille de Borodino (III, 2, 28) pour s’en persuader. Tolstoï se plaît à relativiser la part des grands hommes (Koutouzov côté russe, Napoléon côté français) dans l’issue d’une bataille. Il tourne en dérision la légende selon laquelle un rhume aurait décidé du sort de la bataille : « Pour les historiens qui soutiennent que la Russie s’est formée par la volonté d’un seul homme, Pierre le Grand, que la France s’est métamorphosée de république en empire et que les armées françaises sont entrées en Russie par la volonté d’un seul homme, Napoléon, le raisonnement selon lequel la Russie est restée puissante parce que Napoléon avait un gros rhume le 26 août, un tel raisonnement est parfaitement logique. »

Il est passionnant de comparer ce récit (et celui d’Austerlitz, quelques centaines de pages plus tôt) à l’extraordinaire digression que constitue dans la deuxième partie des Misérables de Victor Hugo le livre premier intitulé Waterloo. Dans ces soixante pages à l’extrême fin desquelles émerge l’étique figure du pilleur de cadavres Thénardier, Victor Hugo semble avoir fourni le brouillon à Tolstoï (qui les avait lus avant de se mettre à l’ouvrage), mais il reste partagé sur le partage des rôles entre progrès, Dieu et destin individuel. Tolstoï balaiera tout ça. Voici quelques phrases de Totor que la sentence de Tolstoï semble railler : « S’il n’avait pas plu dans la nuit du 17 au 18 juin 1815, l’avenir de l’Europe était changé » ; « de ce signe de tête d’un paysan est sortie la catastrophe de Napoléon » ; « À cause de Dieu » ; « Cet oubli [de l’infanterie] fut sa grande faute fatale » ; « parce que […] un pâtre a dit à un Prussien dans un bois : passez par ici et non par là ». Mais tous ces bons mots auxquels la verve visionnaire totorienne ne peut résister sont relativisés par son allégorie du « chemin creux d’Ohain » (II, I, 9), que rejoint finalement le pragmatisme de Tolstoï : « Quand cette fosse fut pleine d’hommes vivants, on marcha dessus et le reste passa », image reprise de façon plus générale : « Le siècle que Waterloo voulait arrêter a marché dessus et a poursuivi sa route » (II, I, 17).

Qu’ai-je appris d’autre ? La Place Rouge de Moscou, en russe « krasnaia ploschad » signifie en réalité « la belle place », car « krasnaia » a le double sens de « beau » et « rouge ». Elle est déserte les jours de visite du fameux mausolée, donc on ne peut la fouler que deux jours par semaine. Encore un exemple de cette façon tellement russe de mener le peuple à la baguette, qui fait se ressembler tzars et bolcheviks. Les nuits blanches de Saint-Pétersbourg, de juin à juillet, sont les nuits où le soleil se couche à peine. On profite de la ville à toute heure, on peut assister à la « levée des ponts », ponts qui permettent aux bateaux de descendre la Neva. Les Russiens ne sont pas pudiques, quand il fait bon ils se baladent torse nu en pleine rue, les filles en mini-short, surtout à Saint-Pétersbourg qui vous a un petit côté balnéaire… En ce qui concerne les mafias russes, évidemment le touriste n’a pas affaire à elles. Il paraît qu’elles sont spécialisées par ethnies. On peut en avoir une idée par l’excellent film de Robert Guédiguian Le voyage en Arménie, sorti en juin 2006, même si l’Arménie a quitté l’ancienne URSS. Voilà. Un voyage un peu désillusionnant en conclusion. Je n’ai pas l’impression d’avoir visité un grand pays, mais je ne veux pas vous ôter l’envie, d’ailleurs Moscou et surtout Saint-Pétersbourg sont quand même sacrément « à voir »…

 À voir aussi, à partir de mai 2008, la pièce de et avec Christophe Marcq : Transsibérienne, dans laquelle j’ai retrouvé l’ambiance de ce voyage interminable dans le transsibérien, sauf que moi, malheureusement, je n’y ai dépucelé aucune équipe de gymnastes biélorusses. Ce spectacle vous apprendra aussi presque tout sur l’oblast de Birobidjan, enclave juive de Russie créée par Staline en 1928, dont la bannière officielle n’est autre que… le drapeau arc-en-ciel !
 Lire les articles sur l’Ouzbékistan, la Géorgie, et l’Arménie.

Lionel Labosse, août 2006.


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