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Éthologie de l’humour noir, pour collège et lycée
La Vie secrète des jeunes, de Riad Sattouf
L’Association, 2007 & 2010, 158 p., et 144 p., 19 € chaque.
mercredi 20 avril 2011
Voici deux recueils des planches de chroniques hebdomadaires publiées dans Charlie Hebdo depuis 2004. Deux volumes non paginés. J’ai dû les paginer moi-même. Le premier volume fait 158 pages, donc en fait 154 planches, soit trois ans exactement. Le second, 144 p., soit 140 de planches. L’ensemble est plus disparate que Retour au collège, bien sûr, mais constitue une irremplaçable éthologie de cette génération de jeunes qui survit dans le monde que nous leur avons légué. Riad Sattouf, fidèle à son éthique, se cantonne à un rôle d’observateur modeste mais très présent, le La Bruyère du pauvre. Les enseignants piocheront avec profit des planches utiles à la réflexion de nos élèves de tous âges. Religion, sexualité, violence, amour, tous les sujets sont abordés, avec une certaine neutralité, au point que certaines planches nous paraissent insignifiantes par leur banalité, tandis que d’autres scandaliseront peut-être les plus campagnards d’entre nous ?
Le point de vue de l’auteur est souvent rapporté. Déjà, on le suit dans ses déplacements, en transport en commun, métro, bus, avion, ou en taxi ou en voiture, ainsi qu’en train, souvent pour se rendre à des séances de dédicaces. Le tome 2 nous mène jusqu’à Ushuaia, en Patagonie ! À Paris, les fans relèveront les notations de lieux, de lignes de bus et de métro, pour tenter de trouver l’épicentre, là où loge le maître ! On relève par exemple plusieurs anecdotes rue d’Avron… On le suit aussi au restaurant, et, faut-il le dire, dans des restaurants rapides d’une chaîne américaine, en espérant que seule la science éthologique l’ait poussé à pousser les portes de ces lieux de perdition gastronomique.
Tome 1
Quelques rares anecdotes personnelles nous montrent l’auteur aux prises avec la vie moderne, ainsi de cette visite d’un apprenti plombier plutôt escroc (p. 50 ; certains hurleront à la plombiérophobie…). Certaines scènes sont espionnées « depuis ma fenêtre », par exemple ce type au téléphone exposant sa conception du respect des femmes : « Mais putain une nana, tu la gifles quand… ben quand elle insulte ta "dignité". » (p. 108), ou le collage de deux appartements d’en face, aux fenêtres ouvertes. Un type priant sur un tapis par l’une ; par l’autre, deux filles se roulant une pelle sur un canapé (p. 143) ! L’islam et ses hypocrisies sont abordés, et l’auteur, souvent pris à partie du fait de son nom ou de ses origines, n’hésite pas à témoigner de son athéisme (5 belles planches, pp. 117 sq., puis 126, avec le chauffeur de taxi prosélyte Farid, et l’ombre persistante de l’auteur, qui semble faire tache dans le monde idéal de ce Tartuffe, et proclame in fine : « Oui en fait je suis satan, c’est moi qui bloque l’autoradio », au moment où l’autre voulait lui faire écouter le CD du coran !), mais la plupart du temps il note avec objectivité ce qu’il voit : un islamiste prosélyte qui recrute un gamin catholique à Saint-Ouen (p. 57) ; des jeunes filles qui vocifèrent lors du procès des caricatures du prophète : « y a pas débat, c’est tout, c’est tout, c’est l’prophète ; y a zéro débat possible, stop ! stop ! faut interdire ! » (p. 132).
La violence gratuite et la fascination qu’elle exerce sont un sujet fréquent. Une planche p. 11 relate la discussion entre deux jeunes filles sur le visionnement de séances de décapitation à la hache. P. 17, ce sont des gamins « amis » qui s’insultent et se tabassent. La sexualité est abordée par-ci, par-là, pas excessivement. Deux jeunes femmes, p. 16, évoquent le fantasme maso vécu par l’une d’elles, amoureuse de son patron. Deux filles évoquent une sorte de communauté hippie où règne l’amour libre (p. 116). Quant aux relations amoureuses, elles sont souvent empreintes de bêtise machiste. Ces demoiselles en pincent volontiers pour les bogosses les plus vulgaires et violents, thème familier des albums de l’auteur : « Tu m’casses les couilles, tu fais la pouffe » est un exemple du romantisme de ces messieurs (p. 30). Voir aussi la tentative de drague dans le métro d’un Don Juan moderne, qui commence par « vous êtes trop belle », et finit par « grossputt » ! (p. 45). Du coup, quand deux miss découvrent un mec mignon et pas vulgaire dans ses propos, elles s’étonnent : « en fait, il est pas dèpe » (p. 46). Deux amis au langage châtié rigolent de la méprise de la tante de l’un, qui « croyait que j’étais un "nomosexuel" » (p. 97) parce qu’il a invité pour Noël « son copain Mathias ». Un type rencontré à Saint-Paul procure un portrait amusant de dinde du Marais, avec tentative de rendre l’accent tapiole : « Bin quoiiii fais pas cette têtin ! » (p. 137). L’innovation orthographique est une marque de fabrique de l’auteur, et n’a d’égale que son indifférence absolue pour le beau dessin, dans la lignée de Joann Sfar. L’humour se signale aussi dans la transcription agglutinée du langage djeune autant que tapiolesque, comme dans l’exemple suivant. La vie scolaire est abordée, par des discussions dont est témoin l’auteur, par exemple ces deux lycéens évoquant un prof qui a commis le crime de dire à l’une : « j’m’occupe plus de toi ». Réaction de l’autre : « Putaindenkulédfissdeupute porte plainte vazi porte plainte » (p. 41).
Tome II
La sexualité acquiert une plus grande importance, et les femmes en prennent pour leur grade. Ces deux chipies, p. 17, dont l’une se déclare « ultra-jalouse », tandis que sa copine lui conseille cyniquement : « baise, baise, et le dis jamais à personne ». Cette jeune femme à la chevelure libre qui admire un bébé masculin, et reproche à sa mère, portant foulard, de lui laisser des cheveux de fille (p. 23) ! Mais p. 76, c’est un garçon qui pleure parce que sa mère lui apporte un jouet de fille, cadeau publicitaire dans le même genre de resto que la décence m’interdit de nommer (on comprend pourquoi tous les personnages croqués par l’auteur sont rachitiques avec des boutons sur le visage !). P. 50-52, une furie jalouse se livre à l’inspection du phone de son mec. Excellente illustration d’un chapitre de Les jeunes et l’amour dans les cités, d’Isabelle Clair ! Les mecs aussi, par exemple cet encapuché (p. 11) qui montre sur son mobile les photos de sa future « feumeu » du bled, suivies de « meufs kon a gérées », de 18 ans, à Marseille, au retour ! Un autre se vante à son copain de se branler devant l’ordi alors que ses colocs (des femmes) sont dans la pièce à côté (p. 26). Une improbable agression sanglante dans le métro, à la scie, est la planche la plus violente (p. 29) ; précisons qu’il s’agit de copains dont la discussion a mal tourné ! Et l’auteur mate sans vergogne le portable d’une fille dans le métro, dont il nous livre les textos coquins (p. 88) ! Il ne va pas se faire des amis chez les renois : p. 85, deux mastards, look machos de banlieue, ont un échange inattendu : l’un se pâme en racontant Le roi Lion qu’il a vu au théâtre, tandis que l’autre prévoit d’aller dans un « institut de soins m’faire faire un massache facial » ! Par contre, p. 126, une marchande chinoise se fait rembarrer quand elle fait remarquer à un black musclé qu’il devrait porter le panier lourd plutôt que de le laisser à sa femme. Il répond « la femme, elle s’okupe dé zenfants et la nourriture, le ménache et voilà », alors que les hommes vont à la guerre ! On s’attend à une prochaine planche où l’auteur va se faire démolir par des blacks sur le modèle « tu insultes notre race » !
L’homosexualité et la bisexualité sont plus présentes, ainsi que leur corollaire, l’homophobie. Deux mecs font de la provoc, courageusement, devant une « vieille », dans le métro, en se roulant une pelle (p. 36). P. 38, une planche utilisable comme support sur les discriminations en collège : pendant le tournage de son film Les beaux gosses, le réalisateur est abordé par un garçon qui lui raconte sa vie, qu’il est en train d’écrire un roman, puis un autre au look capuche-crâne rasé vient lui dire : « y vous a dit quoi lui ? hey m’sieur c’est le pédé du collège » (p. 38). À Buenos Aires, retour d’Argentine, un homo toxico veut lui vendre de la coke ; il a besoin d’argent pour rejoindre son chéri en Uruguay (p. 56, et Sattouf a bien mis le « u » !) Trois filles dans le métro agressent un homme en lui reprochant un prétendu « bras d’honneur » ; elles le traitent de « pédé » (p. 86). Un homme se livre à une théorie sur l’homosexualité qui empêcherait les joueurs de tennis de gagner les matchs, faute d’avoir la haine contre leur adversaire. Son collègue tente de lui expliquer qu’il délire (p. 97).
P 43, un reportage de 4 p. relate un dîner bande dessinée organisé par la ministre de la Culture. L’auteur s’y rend, bien décidé à faire du « Lobbying » (c’est le titre) pour l’abrogation de la loi du 16 juillet 1949, dont il a subi les foudres ; il se heurte à sa propre timidité, à l’attitude condescendante des kadors de la profession, et au paternalisme – ou plutôt maternalisme – de l’équipe ministérielle. Bravo Riad Sattouf, c’est la première fois que je relève dans les livres pour jeunes que j’ai chroniqués, une diatribe contre cette loi pétainiste ! Il faut dire que cette loi constitue paradoxalement une rente de situation aux grands éditeurs jeunesse installés, ainsi que des rétributions et honneurs à toute une mafia de clampins (voir le livre de Bernard Joubert). Néanmoins, bravo pour ce donquichottisme !
– Du même auteur, voir aussi Pascal Brutal, Ma circoncision, Manuel du puceau, et Retour au collège.
Voir en ligne : Un article de Libération sur Riad Sattouf
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