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Sénégal (2) Littérature sénégalaise
Notes de lectures sénégalaises
samedi 25 janvier 2020, par
Après un premier article consacré à mes deux voyages au Sénégal, je n’ai plus rien à dire sur le pays. Comme d’habitude, plutôt que de passer mes soirées à pianoter de façon pathologique, tête baissée sur mon smartphone, j’ai lu de la littérature sénégalaise, et je passe maintenant d’autres soirées, en pathétique has been que je suis, pour vous en rendre compte dans un article qui – horreur – dépasse 147 signes. Quels types de fous antédiluviens peuvent bien perdre leur temps à lire des textes de plus de 147 signes, je vous le demande ? Et à regarder des photos qui ne soient pas postées sur Snapchat ? Je ne suis pas novice en littérature sénégalaise, et on lira à part des articles sur Le Docker noir (1956), Les Bouts de bois de Dieu (1960) et sur Xala (1973) et autres livres du romancier et cinéaste, l’immense Ousmane Sembène (1923-2007), ainsi que sur « Poème liminaire », de Léopold Sédar Senghor, hommage aux tirailleurs sénégalais que j’ai parfois fait étudier à mes élèves de Première, ainsi que l’article sur les contes et poèmes de Birago Diop. Les artistes sénégalais, peintres, musiciens ou sculpteurs, ne sont pas en reste. Mentionnons El Hadj Sy, dont j’ai cité une œuvre dans mon article sur Prague. J’ignorais alors que la peinture sur verre inversé que pratique (entre autres techniques) El Hadj Sy, est très en vogue à Dakar et sur l’île de Gorée. La littérature sénégalaise francophone connue en France (enfin celle que je connais) tourne souvent – avec talent – autour des mêmes thèmes, des affres de la décolonisation, des rapports hommes-femmes, du respect ou non des traditions, de l’émigration. Je connais peu de polars, ou de romans de science-fiction sénégalais ! Le premier roman africain de langue française, paru en 1920, un an avant le célèbre Batouala de René Maran, n’est-il pas l’œuvre d’un Sénégalais : Les Trois Volontés de Malic (1920), d’Amadou Mapaté Diagne (1886-1976) ? Une autre caractéristique, quel que soit le sujet, et qui rejoint ce qui précède, c’est la « qualité grand style » de la plupart de ces écrits, fourrés à l’imparfait du subjonctif et à la rhétorique classique. Il y a des gens que ça rebutera, bien sûr ; pas moi !
Plan de l’article
La Belle Histoire de Leuk-le-lièvre, de Léopold Sédar Senghor & Abdoulaye Sadji
L’Aventure ambiguë, de Cheikh Hamidou Kane
Les Gardiens du Temple, de Cheikh Hamidou Kane
Une si longue lettre, de Mariama Bâ
Les Tambours de la mémoire, de Boubacar Boris Diop
La Sardine du cannibale, de Majid Bâ
Yékini, Le roi des arènes, de Lisa Lugrin & Clément Xavier
La Belle Histoire de Leuk-le-lièvre, de Léopold Sédar Senghor & Abdoulaye Sadji
Avant de balayer quelques grands noms, évoquons rapidement La Belle Histoire de Leuk-le-lièvre, le conte pédagogique de Léopold Sédar Senghor (auteur de célèbres poèmes parmi lesquels « Poème liminaire ») et Abdoulaye Sadji (Nouvelles Éditions Africaines EDICEF, 1953). Vous saurez tout sur cette entreprise en lisant cet article. Ce livre contient un plaidoyer végétariste en avance sur son temps, prononcé par Serigne N’Diamala-la-girafe, consultée par Leuk-le-lièvre sur le chemin de la sagesse : « Croyez-vous que l’herbe et les feuilles tendres soient aussi nourrissantes que la chair des animaux ? Pensez-vous qu’elles suffisent vraiment quand nous avons grand-faim ? Se porte-t-on bien quand on ne se nourrit que d’aliments tirés des végétaux ? – La chair des animaux, répond Serigne N’Diamala, est certes plus lourde que l’herbe et les feuilles tendres. Elle pèse davantage dans l’estomac. Mais on la digère plus difficilement que les aliments tirés des végétaux. Ceux qui se nourrissent uniquement de chair sont souvent victimes de maladies telles que l’indigestion et la constipation. Quand on a une indigestion, l’estomac reste gonflé et l’on éprouve des malaises : vertiges, diarrhées, vomissements. La constipation empêche le bon fonctionnement de l’intestin. Le sang est empoisonné et l’on souffre de violentes migraines. Il faut alors se purger. Les mangeurs de viande sont comme les buveurs d’alcool, ils ont généralement mauvais caractère et ont toujours soif de sang. Au contraire, les herbivores et les végétariens ont le caractère doux parce qu’ils digèrent bien et dorment bien. » On retrouvera Leuk et son antagoniste Bouki dans les contes de Birago Diop.
L’Aventure ambiguë, de Cheikh Hamidou Kane
Cheikh Hamidou Kane (né en 1928) est connu pour son court roman L’Aventure ambiguë (1961). Ce premier roman est bâti sur la trame fertile, en Afrique et en France, du déracinement de ceux qui allaient devenir, grâce au système éducatif français, les élites de la décolonisation. Voyez L’Étudiant noir (1953) de l’Ivoirien Camara Laye (1928-1980) ; Amkoullel l’enfant peul (1991) du Malien Amadou Hampâté Bâ (1900-1991), et même pour la métropole, Le Cheval d’orgueil, du Breton Pierre-Jakez Hélias (1914-1995). L’Aventure ambiguë est l’histoire de Samba Diallo, comment il passe de l’école coranique à l’école des blancs, puis est sélectionné pour terminer ses études en métropole, à Paris. Le style, comme toujours pour cette littérature fondatrice, est hyper-classique, mais aussi philosophique.
Parmi les passages remarquables, citons celui de la « nuit du coran », au cours de laquelle Samba Diallo récite pour ses parents l’ensemble du Coran : « Samba Diallo sortit doucement de sa chambre dans la cour, se promena de long en large, puis, lentement, préluda la Nuit du Coran qu’il offrait au chevalier. Sa voix à peine audible d’abord, s’affermit et s’éleva par gradation. Progressivement, il sentit que l’envahissait un sentiment comme il n’en avait jamais éprouvé auparavant. Toute parole avait cessé dans la maison. Le chevalier d’abord nonchalamment étendu, s’était dressé à la voix de Samba Diallo et il semblait maintenant qu’en entendant la Parole il subît la même lévitation qui exhaussait le maître. La mère s’était détachée du groupe des femmes et s’était rapprochée de son fils. De se sentir écouté ainsi par les deux êtres au monde qu’il aimait le plus, de savoir qu’en cette nuit enchantée, lui, Samba Diallo, était en train de répéter pour son père ce que le chevalier lui-même avait fait pour son propre père, ce que, de génération en génération depuis des siècles, les fils des Diallobé avaient fait pour leurs pères, de savoir qu’il n’avait pas failli en ce qui le concernait, et qu’il allait prouver à tous ceux-là qui l’écoutaient que les Diallobé ne mourraient pas en lui, Samba Diallo fut un moment sur le point de défaillir. Mais, il songea qu’il importait pour lui, plus que pour aucun autre de ceux qui l’avaient précédé, qu’il s’acquittât pleinement de sa Nuit. Car, cette Nuit, lui semblait-il, marquait un terme. Ce scintillement d’étoiles au-dessus de sa tête, n’était-il pas le verrou constellé rabattu sur une époque révolue ? Derrière le verrou, un monde de lumière stellaire brillait doucement, qu’il importait de glorifier une dernière fois. Sa voix, qui avait progressivement levé comme liée à la poussée des étoiles se haussait maintenant à une plénitude pathétique » (pp. 83-84).
La course au progrès est ponctuée d’apophtegmes frappés au coin de la sagesse traditionnelle : « Ils sont tellement fascinés par le rendement de l’outil qu’ils en ont perdu l’immensité infinie du chantier » (p. 89). À Paris, Samba Diallo est inévitablement happé par la politique (communisme), et remet sa foi en question, ce qui pousse son père, le chevalier, à tenter de le rapatrier : « Dieu n’est pas notre parent. Il est tout entier en dehors du flot de chair, de sang et d’histoire qui nous relie. Nous sommes libres ! Voilà pourquoi il me paraît illégitime de fonder l’apologétique par l’Histoire et insensé de vitupérer Dieu en raison de notre misère » (p. 175 ; le père cause aussi comme un livre de philo, en français dans le texte !) Le fou, qui causera la mort du protagoniste, n’est pas en reste : « Maître, ils n’ont plus de corps, ils n’ont plus de chair. Ils ont été mangés par les objets. Pour se mouvoir, ils chaussent leurs corps de grands objets rapides » (p. 182). Dans un village bedik, nous vîmes, posées à même le sol, un lot de ces fameuses tablettes sur lesquelles les enfants apprennent le coran. Mon sentiment est partagé entre le pittoresque de la chose et le gaspillage d’énergie que cela représente. C’est le moment d’en venir au point d’achoppement, le fameux discours de Dakar du 26 juillet 2007 de l’ignoble Sarkozy de sinistre mémoire. Je suis désolé de passer pour un criminel de guerre nazi en écrivant ces lignes, mais au terme de deux voyages au Sénégal, je trouve que pour une fois Sarkozy avait fait rédiger son discours par de bons conseillers. Oui, quand on se retrouve au fin fond du Sénégal, en pays bedik, face à ces tablettes antédiluviennes qui gâchent la moitié du temps de cerveau disponible des enfants qui ont la malchance d’être nés musulmans (dans cette région majoritairement chrétienne), on peut penser que le cerveau des enfants serait mieux occupé à mémoriser des données plus utiles que le Coran, ou même que pour mémoriser le Coran, ces enfants pourraient le faire plus efficacement avec des applis modernes plutôt qu’en prêtant allégeance à des vieux sages du XIXe siècle qui, je le suppose, doivent les battre et les humilier. Cela exercerait leur mémoire plus utilement. Mais quoi, me voilà sarkozyste ; mettons que je retire tout ce que je viens de dire !
Les Gardiens du Temple, de Cheikh Hamidou Kane
Paru 34 ans plus tard, en 1995 aux éditions Stock, Les Gardiens du Temple (342 p., épuisé) est un roman plus ambitieux, qui constitue le second volet, consacré aux affres de l’indépendance quand le premier se consacrait plutôt à l’étude de la colonisation. Je me garderai d’interpréter ce récit choral foisonnant, me contentant de vous renvoyer à l’analyse de Célia Sadai, « Samba Diallo, chef de chantier », sur La Plume francophone, qui dévoile les calques historiques des personnages, notamment du premier président du Sénégal indépendant, Senghor, sous le masque du président Jérémie Laskol démis par le chef d’État-Major de façon à provoquer l’explication finale. L’action se situe pendant les années d’installation de l’indépendance, entre la Loi-cadre Defferre de 1956 et 1962, lors de la crise au terme de laquelle Senghor fit arrêter et condamner le Président du Conseil Mamadou Dia (1910-2009). Je relèverai seulement quelques motifs secondaires, qui me renvoient à certains de mes centres d’intérêt. L’un des personnages doit résoudre une crise traditionaliste chez la petite tribu Séssène (sans accents dans le roman), dont les griots, à l’instar de certains Malgaches [1], déposent leurs morts dans des troncs de baobabs : « C’est ainsi que les Sessene avaient renoué avec une vieille croyance, selon laquelle l’inhumation des griots défunts écartait de leurs terres les pluies d’hivernage. Les griots en étaient réduits à ranger leurs morts, debout, dans les creux de quelques baobabs gigantesques » […] « Le creux de l’arbre était rempli, de sorte que le dernier venu était sur le seuil, à peine caché. Il était « enterré certes », car on l’avait enveloppé d’une couche d’argile. Appuyé au tronc du baobab, il se dressait semblable à une momie » (pp. 38 & 41). Une longue discussion lors d’un repas porte sur la façon traditionnelle de manger : « Même pour manger, vous les « Blancs » vous interposez une machine entre le repas vivant, la chair de votre main et la chair de votre bouche. Selon notre « manière Diallobe », la main doit jouir de la nourriture autant que la langue et nul objet étranger ne doit les séparer » […] « Farba a raison d’aimer à manger comme il le fait à présent, mais pour parler comme lui, je trouve qu’il aurait tort de ne pas « goûter » à d’autres manières de manger, si elles ne sont pas illicites selon la loi de Dieu. » […] « Le fait que les convives blancs mangent chacun dans son assiette, et non pas plusieurs autour d’un seul récipient, comme nous faisons, te donne l’impression que, chez eux, les membres de la famille ou les amis qui mangent ensemble ne sont pas assez proches les uns des autres, qu’ils ne sont pas aussi solidaires et liés que nous le sommes. […] Il me semble que les Blancs ne sont les parents ni de leur nourriture ni de leurs parents et amis » (pp. 46, 49 & 53).
À propos de ces repas traditionnels africains, je signale une courte scène, dans Le Dernier Safari d’Henri Hathaway, dont l’action se situe au Kenya. Le protagoniste s’y offusque de ce que sa guide n’est pas invitée avec les maîtres, mais doit manger avec les employés noirs, à même la bassine. Elle lui explique que ces gens ne voudraient pas de lui, car il pue les cosmétiques et le parfum… Mon expérience personnelle fort limitée à ce sujet me laisse réservé. J’ai eu l’occasion de déguster à la main le fameux thiéboudiène sénégalais. Je n’avais pas apprécié la première expérience, en 2016, car c’était dans la propre demeure du fameux réceptif dont j’avais déjà piètre opinion après notre incident. La réaction est fort différente selon l’estime que vous éprouvez pour l’hôte, bien entendu. La cuisine est excellente, et là n’est pas la question. J’en ai dégusté en revanche avec plaisir un plat généreux au pied d’une cascade merveilleuse le 31 janvier 2019, préparé par le guide Theo, et je me suis efforcé – avec réticence au début – de presser dans ma paume le riz mêlé de poulet pour en exprimer le jus, selon le canon de l’exercice. Des fourchettes étaient d’ailleurs disponibles. Nos guides prenaient soin de fragmenter les morceaux de poulet et de les répandre dans le plat de sorte que nous pussions en constituer le noyau d’un abricot de riz gras. Cela vous laisse dans la main le menu de votre repas. Dans ces contrées excentrées du Sénégal, la coutume veut que l’on serre franchement la main de chaque personne rencontrée, façon campagne électorale, y compris si l’on est en train de manger, de sorte que chacun peut savoir quel fut le menu de l’autre ! C’est bien sympathique et tout à fait tiers-mondiste, humanitaire et « de gauche », mais je ne peux m’empêcher de penser au discours de Sarkozy d’une part, et à l’épidémie de fièvre ébola d’autre part, qui frappa l’Afrique de l’Ouest en 2014, sans parler du coronavirus dont nous ignorions à l’époque qu’il allait peut-être changer la donne de la bienveillance accordée à cette pratique dans une période où les épidémies se succèdent à vitesse accélérée. De même que l’habitude certes conviviale, de lécher les cuillères à confiture quand on déjeune en groupe, n’est-ce pas le genre de coutume qui contribue à propager les maladies ? Rappelons qu’en Europe ce n’est qu’au siècle des Lumières que se répandit l’usage de la fourchette : Louis XIV, Molière, Racine, et sans doute Voltaire jeune, bâfraient comme des Africains ! En rentrant de ce voyage, surprise dans ma boîte à lettres : le dernier généreux opus des Calendriers de l’ami Robert Vigneau, regroupant 30 millésimes de ces opuscules constitués de 12 quatrains, qu’il envoyait chaque année sous petite enveloppe à ses amis. Dans le Calendrier de mes bols de riz de 1995, le quatrain d’octobre subsume magnifiquement le rituel du thiéboudiène :
« Riz rouge d’huile et de piment
où les dansantes mains d’ébène
poussaient aux doigts de l’hôte blanc
les venaisons à l’africaine… »
Lisez l’article que l’ami Jean-Yves Alt a consacré à ces Calendriers. Et trouvez-en un autre quatrain dans cet article.
Dans certaines envolées lyriques, on retrouve l’écho de Cheikh Anta Diop (1923-1986), l’historien et égyptologue sénégalais aux thèses controversées, et du poète communiste Aimé Césaire : « Peut-être pouvons-nous pardonner, au nom des religions sacrées ou des idéologies profanes qu’à présent nous partageons avec nos moissonneurs de jadis. Mais comment, devant l’actuelle désolation, ne pas supputer le compte des villes qui n’ont pas surgi, des terres qui n’ont pas été cultivées, la valeur des arts qui n’ont pas vu le jour, comment pleurer la civilisation qui n’est pas née ! » (p. 70). [2] Le portrait de Jérémie Laskol alias Senghor, est moins sérère que sévère ! « Jérémie Laskol était une manière de géant qui avait dû être athlétique mais qui, à présent, s’élargissait, s’arrondissait et s’enveloppait de graisse. Il pouvait avoir une cinquantaine d’années, ce qui, ainsi que l’opportunité qu’il avait eue d’entreprendre et d’achever de bonnes études, avait constitué un des fondements principaux de sa carrière politique. » Suit une explication originale selon laquelle cette génération « trop jeune pour être mobilisé(e) pendant la Première Guerre mondiale », et appartenant à une élite assez âgée pour qu’on évite de l’exposer pendant la Seconde Guerre, a profité d’une sorte de fenêtre favorable pour accéder au pouvoir. Pourtant Senghor fut on ne peut plus exposé pendant la Seconde Guerre ! Lors d’une cérémonie, se retrouvent tous les anciens de la résidence d’étudiants de la Porte Dorée, surnommée « Colobane » dans le roman (mais plutôt « Ponia » dans la réalité, à cause de son adresse ; cf. cet article de Marion Dupuis). « Colobane » est en fait plutôt le nom d’un des quartiers de Dakar, de même que « Gibraltar ». Le personnage féminin de Daba Mbaye est intéressant : agrégée d’histoire et griotte, elle concilie tradition et Occident, et c’est elle qui aura l’idée de la « danse de Malamine », qui permet un dénouement pacifiste : « Si je suis bonne agrégée d’histoire, ce que je crois, je suis, hélas, misérable griotte. Je n’atteins pas à la cheville de Farima Salabigué, ma mère. Que dire de l’éblouissante Salabigué Fari, ma grand-mère ! Lorsqu’elle le voulait, sa parole pouvait faire couler les larmes et jaillir le sang » (p. 107). Cette page permet de préciser que contrairement à ce qu’on peut lire ici ou là, griots et griottes sont égaux (enfin sans doute différemment selon les régions). C’est dans sa bouche que l’auteur place un plaidoyer pour la culture orale : « Le savoir qui te concerne vit dans la parole qui, seule, est à la portée des griots. Progénitures non reconnues de nos ancêtres blancs, gardons-nous, Nègres occidentalisés d’Afrique, d’acquiescer au parricide des griots par les scribes » (p. 114). Daba Mbaye épouse le griot Farba Mâri, ce qui justifie le titre du livre : « La perspicacité des Sessene avait compris que la survie des Diallobe ainsi que des Sessene, la survie du monde noir, requerraient des servants fidèles, des gardiens jaloux, des serviteurs de talent. Farba Mâri et Daba Mbaye allaient être un couple inégalable de gardiens du temple. » L’assimilation de Senghor au personnage de Jérémie Laskol est brouillée par le fait que Senghor est nommé une fois en tant que personnage historique : « Léopold Sédar Senghor, du haut de la tribune de l’Assemblée nationale française, où il représentait le territoire du Sénégal, dénonça cette « balkanisation » et avertit qu’à la place de l’indépendance tant espérée, il ne leur était offert que « des joujoux et des sucettes » ». (p. 124). Je relève une explication du phénomène de parenté à plaisanterie (sinankunya), qui reprend celle donnée par Amadou Hampâté Bâ : « Une relation sympathique s’établit spontanément entre Salif et ces notables, dès que, de part et d’autre, l’on prit conscience de ce que l’on appartenait à deux groupes tribaux – Sessene et Diallobe – dont les relations étaient codifiées par un régime de parenté à plaisanteries. La tradition avait en effet établi, depuis un passé lointain, entre divers clans et diverses tribus, des codes très élaborés énonçant les immunités, les privilèges, les règles, les devoirs et les droits devant être mis en œuvre pour régir leurs relations. S’il arrivait que deux personnes qui se prennent de querelle dans la rue s’aperçoivent qu’elles appartiennent à des clans ou à des familles liées par une règle de parenté à plaisanterie, aussitôt elles cessent les hostilités, se serrent la main ou se donnent l’accolade. Parfois même, des indemnités sont offertes » (p. 136). Relevons une utilisation rare du collectif « négraille », qu’on avait lu sous la plume d’Aimé Césaire : « Vous savez qu’on nous observe et qu’on s’attend à ce que la négraille continue de faire rire, et plus fort qu’à l’accoutumée, à présent qu’aucune tutelle ne la maintient plus dans les limites de la décence… » (p. 242). Lors du dernier chapitre, qui contient le coup d’État et sa résolution pacifique et utopique par une sorte de conseil des sages réconciliant Laskol avec le peuple, il est écrit que le général Moriko « parla en dialecte » (p. 292) à l’assistance, ce qui étonne, car s’il s’agit du Wolof, pourquoi le qualifier de dialecte et non de langue, et sinon, pourquoi ne pas nommer ledit dialecte ? Et tout le reste de la discussion est censé se passer en quelle langue ?
Une si longue lettre, de Mariama Bâ
Mariama Bâ (1929-1981) bénéficie, à cause de son statut historique de première femme de lettres d’Afrique noire francophone, à une renommée disproportionné pour une œuvre étique. Une « maison d’éducation » d’élite pour les jeunes filles porte son nom à Gorée. Une si longue lettre (Le Serpent à plumes, Motifs, 1979, 170 p.), est son premier roman, et Le Chant écarlate sera publié après sa mort aux Nouvelles Éditions Africaines. Fille et épouse de ministre, elle raconte dans ce livre simple et instructif (qui trouverait à mon humble avis tout à fait sa place dans une collection jeunesse), les déboires de Ramatoulaye, femme amoureuse de son mari qui découvre, après la mort de celui-ci, à quel point il l’a spoliée et dépouillée de ses biens au profit d’une jeune femme prise comme seconde épouse. Contrairement à son amie Aïssatou qui avait quitté son époux Mawdo dans une occasion semblable, Ramatoulaye semble avoir prêté la main à sa spoliation, ne tenant pas compte des avertissements de ses douze enfants eux aussi spoliés, notamment l’aînée Daba. Ce court roman est l’occasion de porter un regard critique sur les failles des traditions africaines, l’hypocrisie des rites mortuaires, du mariage polygame, la jalousie et l’incompréhension de ses belles-sœurs pour elle qui travaille en plus d’élever ses enfants. Elle témoigne au nom d’une « génération charnière entre deux périodes historiques, l’une de domination, l’autre d’indépendance » (p. 53). Elle éconduit les prétendants qui se présentent après les obsèques, y compris le sage Daouda, qui l’aime depuis toujours, et dont la situation sociale serait une promotion pour elle, à qui elle envoie une belle lettre de refus : « Tu crois simple le problème polygamique. Ceux qui s’y meuvent connaissent des contraintes, des mensonges, des injustices qui alourdissent leur conscience pour la joie éphémère d’un changement. Je suis sûre que l’amour est ton mobile, un amour qui exista bien avant ton mariage et que le destin n’a pas comblé. C’est avec une tristesse infinie et des larmes aux yeux que je t’offre mon amitié » (p. 128). Elle découvre que sa fille Aïssatou est enceinte, et reçoit le fautif, qui s’avère un garçon sérieux et qui a tout prévu pour assumer son acte. La mère regrette seulement que sa fille seule puisse subir en tant qu’étudiante, un renvoi si son état se voyait. C’est l’occasion de réflexions sur l’évolution des mœurs : « Le monde est à l’envers. Les mères de jadis enseignaient la chasteté. Leur voix autorisée stigmatisait toute « errance » extraconjugale. Les mères modernes favorisent les « jeux interdits ». Elles aident à la limitation de leurs dégâts, mieux, à leur prévention. Elles ôtent toutes épines, tous cailloux qui gênent la marche de leurs enfants à la conquête de toutes les libertés ! Je me plie douloureusement à cette exigence » (p. 161). Ramatoulaye est plus conservatrice que son amie Aïssatou, et à la veille de la revoir, elle imagine leur repas : « tu voudras […] table, assiette, chaise, fourchette. — Plus commode, diras-tu. Mais, je ne te suivrai pas. Je t’étalerai une natte. Dessus, le grand bol fumant où tu supporteras que d’autres mains puisent ». Cette fin symbolique aborde un sujet qu’on retrouvera (cf. ci-dessus) dans le roman de Cheikh Hamidou Kane, celui de la nourriture puisée en commun dans un grand plat, la main en guise de cuiller. En hommage à cette première femme écrivain du Sénégal, une nochère qui tient la route sur le Sine Saloum :
Les Tambours de la mémoire, de Boubacar Boris Diop
Boubacar Boris Diop (né en 1946) est romancier et essayiste. Les Tambours de la mémoire (Nathan, 1987, 240 p.) est un roman complexe qui brouille l’ordre chronologique pour enquêter sur la mort suspecte de son protagoniste, Fadel, et remonter jusqu’à l’origine de son engagement politico-social en faveur d’une soi-disant reine Johanna Simentho, en opposition à son père député et au pouvoir en place. Johanna serait en fait la nounou-bonniche de l’enfance de Fadel, qui règle ses comptes avec son père en la choisissant pour reine. Son ami-ennemi Ismaïla, son ex-amante Ndella devenue femme d’Ismaïla, et son frère révolutionnaire Badou, reconstituent la destinée tragique de Fadel dans ce roman kaléidoscope, basé sur « les cahiers posthumes de Fadel ». La sexualité est peu présente, mais quand elle l’est, c’est librement : « Son goût totalement pervers pour les malentendus l’amenait certains soirs à se prostituer pour se faire un peu d’argent de poche puis, à l’instant où le client rassasié lui tendait les billets de banque, à renoncer à l’argent pour être sûre, expliquait-elle au monsieur interloqué, d’avoir gémi de façon désintéressée, un soir quelconque parmi les innombrables soirs de sa vie, dans les bras d’un inconnu » (p. 6). Il s’agit de Ndella, qui ne se serait pas gênée, explique Ismaïla, pour se rendre « déguisée en homme au cimetière » (en effet, au Sénégal, quelle que soit la religion, les femmes ne vont pas au cimetière lors de l’enterrement, mais après). L’origine du comportement asocial de Fadel, qui le mène aux confins de la folie et de la sorcellerie, remonte à l’humiliation de son père à ses débuts par son patron blanc, de sorte que, celui-ci devenu député, Fadel n’adhère pas à son autorité. Relevons une phrase, typique de cette littérature, sur la critique des pouvoirs de la décolonisation : « Sans s’apercevoir un seul instant qu’ils allaient se tromper de libération, que le chant des lendemains allait au cours de certaines aubes épouvantables être rythmé par d’écœurantes marches militaires et qu’ils étaient seulement les fourriers de régimes sanguinaires et archicorrompus » (p. 95). Le père de Fadel est qualifié par Johanna d’« ombre noire de son maître blanc » (p. 111). Le roman inclut une critique de ses procédés, et donc une interrogation sur le rapport entre le réel et sa représentation, au cœur de cette enquête sur un meurtre politique déguisé en accident : « Au lieu de s’indigner d’un crime qui la concernait au premier chef, elle s’intéressait à des problèmes de technique romanesque parfaitement secondaires. Elle se posait des questions du genre : Ismaïla et Ndella ne vont-ils pas un peu loin en prétendant pouvoir restituer tels quels les bizarres monologues intérieurs de Fadel ? ». Ces techniques narratives sont l’objet d’une étude savante sur le « blog littéraire et technopédagogique du Sénégal ».
Du même auteur, j’ai également lu Le Cavalier et son ombre (Stock, 1997, 300 p., réédition Philippe Rey), qui ne m’a pas séduit comme le précédent. Histoire alambiquée, basée sur des télescopages d’époques grâce à des séquences de contes. Il est question métaphoriquement entre autres du Génocide des Tutsis au Rwanda. Je vous renvoie à l’article de Charybde27. Enfin, c’est sur la fin – précipitée – de ce roman que j’ai pour la première fois entendu parler de Ndiadiane Ndiaye, « l’ancêtre de tous les Wolofs » (p. 278, sous l’orthographe Njajaan Njaay).
Depuis 2003, Boubacar Boris Diop écrit et publie directement en Wolof (Doomi Golo, Papyrus, Dakar, 2003, traduit en français par l’auteur en 2009 sous le titre Les Petits de la guenon). En mars 2017, il publie un article dans Le Monde diplomatique : « Qui a peur du Wolof ? ». Extrait : « Que peut-il bien se passer, en effet, dans la tête d’un auteur qui travaille avec des mots qu’il n’entend jamais autour de lui, pas même de sa propre bouche ? Il se prive d’une certaine richesse sonore née de la tension entre une parole vivante et les termes inertes du dictionnaire. Cela pourrait bien expliquer le manque de naturel, souvent déploré, d’une littérature afro-française qui, paradoxalement, n’est ni africaine ni française. Habiter cet entre-deux langues suscite un mal-être en quelque sorte structurant, dans la mesure où il est à l’origine de bien des révolutions formelles en littérature africaine ; cela explique aussi un projet comme celui du Malien Massa Makan Diabaté, qui se faisait fort de « violer la langue française pour lui faire des petits bâtards ».
Tout cela est bien gentil, mais la réalité est moins enthousiasmante : si une minorité de gens parlent un français très pur (comme notre guide), pour beaucoup d’autres ils le baragouinent, pour des raisons fort simples : il y a peu d’écoles dans les régions reculées ; quand il y en a elles sont parfois fort éloignées, et puis à la maison on parle la langue familiale, et faute d’électricité, point de radio, pont de télévision ; point de livres, donc sauf pour la minorité qui va à l’université, le français reste une langue orale d’appoint, un peu comme l’anglais pour la majorité des Français qui comme moi ne s’en servent que de loin en loin. Et ajoutons à cela le fardeau de l’apprentissage d’un arabe coranique à peu près inutile.
La Sardine du cannibale, de Majid Bâ
La Sardine du cannibale, de Majid Bâ (éditions Arcane 17, 2011, puis adaptation en BD par Pierre Fouillet en 2015 aux éditions Sarbacane), raconte l’itinéraire d’un Sénégalais qui émigre vers la France en 2003, âgé de 31 ans, et connaît la galère des sans-papiers pendant six ans et demi, avant d’obtenir sa régularisation et un travail d’assistant d’éducation dans un lycée de Seine-Saint-Denis. Certes il y a une cause précise à son départ, le fait que sa famille musulmane pratiquante le force à quitter son emploi au sein d’une société de spiritueux et qu’il se retrouve au chômage. Mais à la fin de son ouvrage, Majid Bâ résume l’origine du désir d’immigrer des jeunes Africains : « avais-je simplement le choix, vu qu’aucune opportunité ne s’offrait à moi dans mon pays ? Là réside la raison fondamentale de notre immigration vers les pays développés. Tant que l’Occident continuera à soutenir des dirigeants dictateurs, corrompus, qui pillent les richesses de leurs pays, sans se soucier des conditions de vie des populations, nous ne pourrons jamais arrêter l’immigration. Tant que les dirigeants africains ne seront pas capables de prendre le destin de leur pays en main et de travailler pour l’intérêt collectif des populations, leurs fils chercheront toujours à partir ailleurs » (p. 170). Le récit vaut aussi pour son évocation de l’exploitation sans vergogne subie par le travailleur immigré, qui entraîne toutes sortes de maladie dont il est quasiment impossible de se soigner : « Ainsi va-t-il travailler durant cette deuxième année, sans vacances. Le pire, c’est qu’il est sous la pression psychologique, qu’il travaille sous la menace, le chantage du patron et le fait qu’il n’a même pas le droit d’être malade. Il est juste une machine, un robot à exploiter jusqu’à l’usure, jusqu’à la mort » (p. 57). Voilà des phrases qu’on dirait sorties du Docker noir. On reste un peu sur notre faim quand même, et sauf à verser dans l’angélisme gauchiste, on aimerait qu’un immigré qui a fui son pays à cause du poids de l’islam, ose affirmer que certes, le méchant colonialisme y est pour quelque chose, les méchants dirigeants, mais que le Sénégalais de base pourrait aussi parfois se bouger le cul au lieu de proroger des coutumes rétrogrades en regardant ses femmes pilonner le mil dans le mortier pour les siècles des siècles… (aïe ! C’est une rechute de sarkozyte aiguë !) C’est ainsi que Driss Chraïbi eut le courage de prendre ses compatriotes marocains à rebrousse-poil avec La Civilisation, ma Mère !…, et que les grands auteurs sénégalais firent, notamment Ousmane Sembène, sans pour autant s’abstenir de critiquer les colonisateurs.
Yékini, Le roi des arènes, de Lisa Lugrin & Clément Xavier.
Et voici pour terminer une BD atypique, qui tient du reportage et du roman graphique (FLBLB, 382 p., 2014). On en lira une critique illustrée sur ce site. Pour ce qui nous intéresse, Yékini est un héros emprunté à la réalité, champion de lutte sénégalaise, un sport très populaire dans ce pays, qui se pratique uniquement vêtu (enfin théoriquement) d’un slip appelé « nguimb ». Je vous laisse le soin de trouver images et vidéo, mais je vous préviens, le lutteur sénégalais tient plus du sumo que du lutteur gréco-turc oint d’huile d’olive ; ce n’est pas ma tasse de saké ! Yékini est né à Joal-Fadiouth, enfin à Joal, ville dont le livre oublie de dire (p. 49) qu’elle s’enorgueillit aussi d’être le lieu de naissance de Senghor ! De son vrai nom Yakhya Diop, il emprunte son nom de lutte à Rashidi Yekini, footballeur nigérian. Le récit commence par l’accession à la notoriété de Yékini, depuis son premier combat improvisé avec un champion de passage à Joal. Cela nous vaut une jolie punchline : « Écoute la voix de la sagesse et va jouer aux billes », lui dit le champion, ce à quoi notre héros répond : « C’est ce que je compte faire… avec les raisins secs qui te servent de couilles » (p. 74). On propose alors à ce jeune champion de participer à des « mbapatts », « championnats qui se déroulent après la saison des pluies et opposent les lutteurs des villages environnants » (p. 89). Yékini bat le précédent champion, Tyson, et devient ainsi le nouveau « Roi des arènes », jusqu’à ce qu’il cède la place à Balla Gaye 2. Les annonceurs se désespèrent car ce nouveau champion, originaire du Sine Saloum, a une hygiène de vie désespérante de simplicité : il se couche avec les poules et n’a aucun vice. On décide donc d’utiliser son image pour la promotion de produits sérieux comme les cahiers d’écoliers. On se moque de sa région d’origine (« culs-terreux du Sine-Saloum », p. 186). En passant, il est question de politique, notamment des magouilles d’Abdoulaye Wade autour de sa statue pharaonique (cf. supra), ou quand il tente de s’approprier le soutien du jeune Balla Gaye 2, ce qui se retourne contre lui. Balla Gaye 2 se fait remarquer par ses « tuss », danses préliminaires au combat faites pour impressionner l’adversaire, agrémentées de pratiques de maraboutage.
– Lire des articles approfondis sur la littérature négro-africaine et spécialement sénégalaise, sur le site d’Abdoulaye Ibnou Abasse Seck, ainsi que sur le site de la revue Gradhiva (Musée du Quai Branly) : « Les littératures francophones d’Afrique noire à la conquête de l’édition française (1914-1974) », article de Julien Hage.
– Lire nos articles sur Le Docker noir, sur Les Bouts de bois de Dieu (1960) et sur Xala (1973), Ô pays, mon beau peuple ! (1957), Le Mandat (film de 1968) et Niiwam (1987), d’Ousmane Sembène, ainsi que l’article sur les contes et poèmes de Birago Diop.
– Je signale un livre qui a l’air intéressant mais que je n’ai pas encore lu : À la mode du pays, chroniques Saint-Louisiennes, de Sylvain Sankalé (Riveneuve, 2008).
Voir en ligne : Mes photographies du Sénégal sur Comboost
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[1] Voir L’Arbre anthropophage, de Jean-Luc Raharimanana, dans notre article sur Madagascar.
[2] Cf. Discours sur le colonialisme : « Moi, je parle d’économies naturelles, d’économies harmonieuses et viables, d’économies à la mesure de l’homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières. »