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L’irrésistible & lente ascension des noirs au cinéma, pour le lycée

Le Soleil brille pour tout le monde, de John Ford

Film de 1953, remake de Judge Priest (1934).

samedi 18 juillet 2015

À l’occasion de la rétrospective John Ford en 2014 à la cinémathèque, j’ai découvert des pans de l’œuvre immense de ce cinéaste né en 1894, mort en 1973. Parmi les chefs d’œuvre qui m’ont le plus touché figurent deux films constituant à mon avis une étape méconnue dans la présence des noirs au cinéma, Le Soleil brille pour tout le monde (1953), remake de Judge Priest (1934). Voici quelques éléments d’information, de réflexion, et une chronologie, utiles par exemple pour une séance en classe de collège ou de lycée, à l’occasion d’une semaine de l’égalité ou dans le cadre d’un cours sur l’argumentation.

Commençons par regarder deux extraits, mais vous pouvez visionner les films entiers sur Youtube (à moins qu’ils aient été retirés par les ayants droits quand vous lirez l’article…). Le premier extrait de Le Soleil brille pour tout le monde (The Sun Shines Bright) se situe entre 7’20 et 12’45. Il s’agit du jugement de U.S. « You Ess » Grant Woodford (Elzie Emanuel) par le fameux juge Priest (Charles Winninger). Le film n’est pas sous-titré et je suis nul en anglais, mais le garçon dont le surnom constitue un jeu de mots intraduisible, semble accusé de pas grand-chose, et le magistrat bienveillant, qui se trouve opposé au procureur qui lui dispute la place de juge lors des élections organisées dans le district (les juges sont élus aux États-Unis, comme nous l’a rappelé l’affaire Strauss-Kahn), le « condamne » à travailler dans le village voisin, et en profite pour lui donner des tracts à distribuer en sa faveur pour lesdites élections. Pour juger de ses capacités, il lui demande de jouer avec son banjo des airs militaires. Or le garçon se met à jouer quelque chose qui ressemble à l’hymne du Nord lors de la guerre de Sécession, « The Battle Hymn of the Republic », ce qui déplaît fort au juge, vétéran sudiste. Le garçon se met alors, sur la recommandation du serviteur du juge, à jouer « Dixie’s land », l’hymne des sudistes devenue une chanson nationale après la victoire du Nord. (Voir le début de Je n’ai pas tué Lincoln (1936), du même Ford, où Abraham Lincoln demande qu’on joue « Dixie », en signe d’apaisement (au tout début du film)).

La question de la nostalgie sudiste dans le cinéma américain des débuts jusqu’aux années 1950 mériterait éclaircissement d’un spécialiste. John Ford a du moins le mérite de saler cette nostalgie d’un message clairement anti-raciste. Au contraire, dans Le Mécano de la « General » (1926) de & avec Buster Keaton (coréalisé par Clyde Bruckman), si la nostalgie sudiste est encore plus à l’ordre du jour, car il s’agit de stigmatiser la traîtrise des nordistes, on ne voit pas la queue d’un noir à l’écran. Cela n’empêche pas qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre mêlant l’épique & l’idylle. Ce film bénéficie de cinq ou six musiques posthumes, dont je vous recommande la version de Carl Davis. Cette partition mêle « Dixie » version symphonique avec la chanson des nordistes, en contrepoint des scènes de bataille ou de patriotisme. Voir surtout la scène vers la minute 30, dans cette version disponible actuellement sur Youtube [1]. Buster Keaton, héros qui s’ignore, s’active pour faire avancer sa locomotive, et avance en terrain nordiste, sans voir que derrière lui les troupes sudistes refluent devant la puissance de l’ennemi, sur fond de « Dixie » en mineur. Il se trouvera donc hors-jeu, comme on dit au football, et gagnera ses galons de lieutenant. Voir aussi cet article. Pour ceux qu’intéresse l’utilisation de « Dixie » au cinéma, signalons un cas extraordinaire, dans Shock corridor (1963) de Samuel Fuller, où cette chanson permet d’évoquer la folie d’un jeune homme qui se prend pour un général sudiste, alors qu’il est traumatisé par son expérience de la guerre de Corée.
Revenons à nos moutons. « Dixie » version country jouée par le jeune noir réjouit le cœur du juge, qui sort sa trompette en plein tribunal, au grand dam de son adversaire. Tous les vétérans du bourg, entendant leur hymne, rappliquent au tribunal, dans une scène sublime d’humour & d’émotion. Le juge reprend ses esprits et donne son verdict, puis passe au cas suivant, celui d’une prostituée, patronne du bordel local. Là aussi, il saura trancher avec humanité. Ce n’est pas le sujet de cet article, mais ladite prostituée aura un rôle majeur dans le film, que je vous laisse découvrir. Disons seulement que Ford a cherché à réunir deux types de proscrits. Un ami cinéphile qui se basait sur les films les plus connus de Ford m’avertissait que j’allais m’ennuyer dans cette rétrospective, car le grand cinéaste se caractérisait selon lui par l’un des taux d’altersexualité les plus bas ever in the world. Pan ! sur le bec ! Pourquoi les télévisions passent-elles toujours les mêmes films ?
Le 2e extrait que je vous propose de proposer à vos élèves se situe de 40’ à 48’30. Cela s’est mal passé pour le jeune noir : comme il travaillait paisiblement, une jeune blanche n’a rien trouvé de mieux à faire que de se faire violer. Évidemment, cela ne pouvait être qu’un noir, et péquenauds, aiguillés par le flair défaillant de clébards imbéciles, de vouloir lyncher le garçon. Ils déferlent en bande belliqueuse & bête sur la ville, et le juge n’a que le temps de boucler le garçon dans sa prison, dont il défend l’entrée avec un parapluie, un colt (contre des dizaines de fusils) & son bagou. C’est là que l’argumentation dans le domaine judiciaire connaît un deuxième éclairage, tout aussi peu académique que dans le premier extrait. Le dialogue américain est difficile à saisir, mais la force de la cinématographie fordienne fait que les images parlent d’elles-mêmes. Le juge trace une ligne au sol à la pointe de son parapluie, qu’il défie les assaillants de franchir. Il tuerait le premier qui désobéirait. Il fait remarquer à un jeune cow-boy que son fusil a un passé glorieux, sous-entendu qu’il serait dommage de le faire servir à un usage aussi bas qu’une vendetta. Là aussi, cela se comprend avec les images. Il s’agit presque d’une paraphrase de l’épisode biblique de la femme adultère, enfin une illustration de la leçon christique pour éviter les phénomènes de Bouc émissaire.
Pour compléter ce cours, lire l’article de Wikipédia sur le film : Le Soleil brille pour tout le monde. Ce film date d’un an avant l’arrêt de la Cour suprême qui déclare anti-constitutionnelle la ségrégation raciale dans les écoles publiques. Voir une chronologie dans cet article. Dix ans après, en 1964, ce sera le Civil Rights Act de 1964, qui déclare illégale la discrimination reposant sur la race, la couleur, la religion, le sexe, ou l’origine nationale.
L’acteur Stepin Fetchit, qui joue le serviteur du juge dans les deux versions à 20 ans de distance, est injustement méconnu. Il a été mis à l’index de la négritude propre sur elle pendant de longues années, car on lui reprocha d’être un personnage à la « oncle Tom » (voir La Case de l’oncle Tom, de Harriet Beecher Stowe (1852), le roman le plus diffusé du XIXe siècle). Pour comparer les deux versions fort différentes, voir un court extrait de Judge Priest, à 1h03’ (durée 1 minute). Le juge était joué par Will Rogers, acteur improvisateur extraordinaire fidèle à John Ford, qui mourut prématurément d’un accident d’avion après le tournage de l’excellent Steamboat Round the Bend (1935). Voir aussi l’excellent Doctor Bull (1933). Hattie McDaniel (aunt Dilsey) lui donnait la réplique dans un duo de negro très spiritual, et Stepin Fetchit apparaît à la fin de la séquence. C’est l’occasion d’évoquer cette actrice importante pour l’histoire de l’accession des noirs au soleil du 7e art. Hattie McDaniel (1895-1952) sera en effet quelques années plus tard la première actrice noire à obtenir un Oscar du second rôle avec son inoubliable Mamma dans Autant en emporte le vent de Victor Fleming (1939), là aussi un rôle de servante au grand cœur. Lors de la Première mondiale de ce film au Fox Theater ségrégationniste à Atlanta le 15 décembre 1939, l’accès à la projection lui fut interdit !
John Ford est également l’auteur du film Le Sergent noir (Sergeant Rutledge, 1960), à la fois western & film de procès, avec pour premiers rôles les très sexy Woody Strode (ci-devant joueur de football américain, CQFD) & Jeffrey Hunter (le sergent noir injustement accusé & son jeune avocat blanc). Reste à évoquer l’inoubliable Jane Darwell, que vous admirerez dans Le Soleil brille pour tout le monde, mais aussi dans l’excellent La Dernière Fanfare, où vous retrouverez le beau Jeffrey Hunter, et surtout dans l’un de ses plus beaux rôles, celui de la mère dans Les Raisins de la colère, qui lui valut un Oscar. Aurais-je oublié de dire que John Ford n’était pas mauvais comme réalisateur ?

 Pour en savoir plus sur la présence des noirs dans le cinéma américain : « Le Cinéma Afro-Américain ».
 Pour nos articles sur la question noire, voir L’arbre à tchatche, découverte de la culture africaine.

Monument Valley
L’arrière-petit-fils de John Wayne s’envoyant en l’air au-dessus du caillou désormais appelé « John Ford Point
© Lionel Labosse


 Pour compléter la cinéphilie fordienne, quelques mots sur les westerns, quand même. À l’occasion d’un voyage aux États-Unis en 2015 (dont je ne tire aucun article particulier) [2] j’ai pu visiter la mythique Monument Valley, au sein de la Nation navajo, qui sert de cadre à huit films de Ford, sans oublier d’autres chefs d’œuvres, comme Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone. Pour être franc, mieux vaut rester sur le mythe. Lire à ce propos « Le Far West selon John Ford : une géographie épique » de Manouk Borzakian. Une trace de mon voyage est la photo ci-dessus : il s’agit de l’arrière-petit-fils de John Wayne s’envoyant en l’air au-dessus du caillou désormais appelé « John Ford Point » !

 Pour continuer l’exploration de films méconnus donnant une place aux noirs, citons d’abord un chef-d’œuvre méconnu car décrié. Il s’agit de Le Chanteur de jazz (The Jazz Singer, 1927), film musical de Alan Crosland (1894-1936), réputé être le 1er film de cinéma parlant. Alan Crosland avait déjà réalisé en 1926 Don Juan avec John Barrymore, le premier film sonore, mais non parlant. Grâce à deux très courtes séquences de dialogue prolongeant des séquences chantées, Le Chanteur de jazz mérite le titre de 1er film parlant. Mais le film est un chef-d’œuvre du mélo, avec un acteur extraordinairement expressif, Al Jolson. Ce film pâtit souvent d’une réputation de racisme, due seulement à une courte séquence dans laquelle l’acteur blanc se grime en noir dans le cadre du spectacle de Broadway dont il est la vedette. Mais les gens qui répandent ce genre de rumeur sont des ignares. Il s’agit en fait d’une tradition répertoriée, le « blackface », un élément diégétique qui permet de montrer à quel point le héros, un jeune homme juif qui préfère le jazz à sa tradition familiale de chantre de synagogue que son père veut lui voir perpétuer, est dépersonnalisé et perdu entre des racines divergentes. Pour montrer à quel point le blackface était un amusement innocent quand on prend la peine de le replacer dans son contexte, je citerai un extrait de Madame Zola, d’Évelyne Bloch-Dano (Grasset, 1997, p. 177) : « [Alexandrine Zola] organise avec la complicité d’Amélie une soirée-surprise antillaise. On se déguise avec de grandes toges, et on se barbouille le visage en noir avec du bouchon brûlé. […] La soirée se prolonge dans la nuit, et dans la ville endormie, quelques hommes noirs vont sonner à la porte d’un hôtel voisin, enquête de « bon lait blanc pour de pauvres petits nègres ». Zola, qui est connu pour être raciste, pratiquant le blackface : voilà sans doute de quoi condamner toute son œuvre aux yeux du moralisme ambiant.
Le cinéma américain n’a cependant pas toujours été exemplaire sur l’image des noirs. Signalons par exemple À l’ouest de Zanzibar (1928), du pourtant génial Tod Browning, dans lequel les noirs luisants de sueur et musclés ne sont qu’un ramassis de cannibales superstitieux et assoiffés de sang !
Nous évoquerons ensuite deux films de Luigi Zampa que j’ai vus lors de la rétrospective qui lui fut consacrée en 2016 à la cinémathèque. Vivre en paix (1947) met en scène un GI noir soigné et sauvé des soldats allemands lors de son évasion, dans un village italien. Une scène d’anthologie montre ledit noir, qu’on a voulu cacher dans la cave lors d’une visite inopinée du soldat allemand cantonné au village, et qui se bourre la gueule autant que l’Allemand. Tout cela finit en délire collectif, où le noir joue de la trompette jazz et fait la fête avec l’Allemand déchiré… Du même réalisateur, en 1951, l’excellent Rome-Paris-Rome propose une longue scène inénarrable au Bal Nègre, où le personnage principal, joué par l’excellentissime Aldo Fabrizi, rôle principal aussi du précédent, vient récupérer ses deux femmes, enfin c’est trop long à expliquer, il faut voir ; mais la scène vaut en elle-même. Il semble qu’on puisse visionner ce film sur ce lien. La scène en question se trouve dans les dernières minutes du film. La Porte s’ouvre (1950) est un des meilleurs films de Joseph L. Mankiewicz, qui offre à Sidney Poitier son premier rôle au cinéma, et un grand rôle d’emblée, face à Richard Widmark, excellent en petite frappe raciste. J’aime beaucoup aussi L’Homme qui tua la peur (1957) de Martin Ritt, qui réunit Poitier et John Cassavetes, deux dockers en butte à un chef d’équipe manipulateur et raciste.

Lionel Labosse


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[1Je dois régulièrement revoir ce lien car la video est retirée pour des questions de droit. Faites votre propre recherche !

[2Voir cependant quelques mots à la fin de cet article.