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N’est pas Socrate qui vieux, pour lycéens et adultes

La Mort à Venise, de Thomas Mann

Stock, 1971 (1912), 264 p.

samedi 22 février 2014

À l’occasion d’une randonnée dans les Alpes en été 2013, j’ai visité Munich, mon point de départ, puis Venise, point d’arrivée, deux villes de plaine n’ayant rien à voir avec la randonnée alpestre en elle-même, fort sportive et point urbaine. Entre le château de Neuschwanstein, le château de Linderhof, témoins de la personnalité particulière de Louis II de Bavière, le Zugspitze, point culminant de l’Allemagne, les cascades de Krimml en Autriche, le Tyrol autrichien, le Tyrol du Sud ou Haut-Adige italien, contenant les fameuses Dolomites, puis Venise, sans oublier Munich, je suis passé de merveille en merveille, dans des domaines et à des altitudes si différents, qu’il est impossible de traiter en un article tous les aspects de ce voyage. Comme j’aurai l’occasion de retourner en Italie et en Allemagne, je me contenterai pour l’instant d’évoquer très indirectement ce voyage dans sa seule composante urbaine, avec cette célèbre nouvelle, La Mort à Venise, de Thomas Mann, œuvre d’un auteur munichois sur Venise… puis j’évoquerai d’autres aspects ; quelques lignes sur Munich par exemple ; ce sera donc un article fourre-tout.

Regards de mâles

J’ai lu cette nouvelle adolescent, je ne saurais plus dire en quelle année, en même temps que j’avais vu le film de Visconti pour la première fois. C’est surtout le film qui m’avait frappé ; étais-je amoureux de Tadzio ? Que penserais-je du film, 30 ans plus tard ? Le début de la nouvelle, complètement oublié, me surprend. Aschenbach, écrivain adulé, honoré, la cinquantaine passée, se balade à l’Englischer Garten, cet immense parc public qui commence au centre de Munich, et qui l’été — de nos jours — pullule d’une foule compacte de beaux mecs torse nu et de superbes filles, le Munichois n’étant point réputé pour sa laideur. Les torses devaient être plus couverts à l’époque, mais l’histoire commence lorsque Aschenbach se prend à mater un jeune sportif habillé en étranger voyageur. Ce regard semble mal perçu, même si la focalisation interne laisse place à l’intersubjectivité de l’homme en chasse : que sait-on, au fond, de ce que ressentent ces passants qu’on remarque sans oser leur parler ? « Peut-être Aschenbach avait-il mis de l’indiscrétion dans le regard mi-distrait, mi-inquisiteur, dont il avait examiné l’étranger ; soudain il s’aperçut que celui-ci, à son tour, le fixait, et à vrai dire de façon si agressive, avec un air si évidemment décidé à pousser la provocation et à forcer le regard de l’autre à se dérober, qu’Aschenbach, désagréablement touché, se détourna et se mit à marcher le long de la palissade, s’astreignant momentanément à ne plus faire attention à l’homme » (p. 12). Gêné peut-être par son propre désir de ce mâle, Aschenbach se force à biaiser le sens de ce désir : comme s’il ne désirait pas l’homme, mais l’idée de voyage : « C’était envie de voyager, rien de plus ; mais à vrai dire une envie passionnée, le prenant en coup de foudre, et s’exaltant jusqu’à l’hallucination. Son désir se faisait visionnaire ; […] il voyait […] un paysage, un marais des tropiques, sous un ciel lourd de vapeurs, moite, exubérant et monstrueux, une sorte de chaos primitif fait d’îles, de lagunes et de bras de rivière charriant du limon ; d’une profusion de fougères luxuriantes, d’un abîme végétal de plantes grasses, gonflées, épanouies en fantastiques floraisons, il voyait d’un bout à l’autre de l’horizon surgir des palmiers aux troncs velus ; il voyait des arbres aux difformités bizarres jeter en l’air des racines qui revenaient ensuite prendre terre, plonger dans l’ombre et l’éclat d’un océan aux flots glauques et figés, où, entre des fleurs flottant à la surface, blanches comme du lait et larges comme des jattes, des oiseaux exotiques au bec informe se tenaient sur les bas-fonds, le cou rentré dans les ailes, l’œil de côté et le regard immobile ; il voyait étinceler les prunelles d’un tigre tapi entre les cannes noueuses d’un fourré de bambous – et il sentit son cœur battre plus fort, d’horreur et d’énigmatique désir » (p. 13). Est-il utile de relever dans cette description tout le vocabulaire à double entente ?

Perdre le Nord

On s’amuse à relever dans la traduction le vocabulaire révélateur de l’inconscient du personnage (le texte est écrit au moment où les théories freudiennes se diffusent avec succès). De même avec Tadzio, Aschenbach tâchera de se faire croire qu’il ne désire pas l’adolescent, mais l’idée de la beauté en lui enclose. Tu parles ! L’écrivain perd au sens propre le Nord, puisqu’il est incapable de décrire l’homme qu’il désire : « un chapeau de Manille à grands bords droits lui donnait-il l’air d’être étranger, de venir de pays exotiques » (p. 11) devient quelques pages plus loin : « Sur la plate-forme l’homme au panama, ce compagnon d’un moment qui n’était pas indifférent, lui revint à l’esprit » (p. 17). De Manille au Panama, on passe de l’orient à l’occident, et de la vision fantasmée de ce travesti d’opérette va naître un désir de voyager qui aboutira à un pitoyable travesti du vieil homme. Il est naturel, dans une nouvelle, de ne pas s’appesantir sur le passé d’un personnage, aussi la vie sexuelle et sentimentale du quinquagénaire est-elle résumée en quelques lignes : « Ayant épousé jeune encore la fille d’un savant, il connut une brève période de bonheur à laquelle la mort de sa femme mit fin. Il lui restait une fille, mariée déjà. Il n’avait pas eu de fils » (p. 28). Tout au plus, l’espace d’un instant, se demande-t-il « s’il serait donné au touriste venu pour flâner de retrouver l’enthousiasme ancien, et si ne l’attendait pas peut-être quelque tardive aventure sentimentale » (p. 37). Il a raison, mais sans se douter du genre de ladite aventure. Ce qui frappe dans cette nouvelle écrite au moment où André Gide rédigeait la première version de Corydon, c’est que l’auteur ne justifie à aucun moment le choix d’objet sexuel de son personnage, présenté comme hétérosexuel, veuf et père. Ni en âge, ni en sexe. Tadzio est « un adolescent aux cheveux longs qui pouvait avoir quatorze ans » (p. 48), et un garçon même s’il est gracile, mais l’auteur ne traite guère l’aspect particulier de cette passion ; à peine met-il dans l’esprit du personnage — la focalisation interne joue son rôle — des références à l’amour grec prouvant qu’il est conscient de la réprobation sociale contre ce type d’amour, mais quand il est question de licence ou de débauche, il s’agit plutôt d’une passade irraisonnée d’une personne d’âge mûr pour une personne bien plus jeune, et l’homosexualité ni la pédérastie ne sont pas pointées du doigt en tant que telles. L’édition Stock est suivie d’une postface de 1947 de Geneviève Bianquis, qui nous apprend que Mann s’est d’abord inspiré « de Goethe septuagénaire, épris d’une enfant de dix-sept ans, s’escrimant pour elle à des prouesses juvéniles, désespéré de son refus » (p. 241). Wikipedia nous apprend qu’il s’agit d’une certaine Ulrike von Levetzow, et que l’écrivain alla jusqu’à la demander en mariage alors qu’il avait 74 ans, et elle 19 !

L’éphèbe et le vieux beau

Sur le bateau qui le mène en villégiature, Aschenbach continue à mater les mâles : « Les voyageurs de première semblaient être des employés de magasin de Pola, un groupe de jeunes gens qui s’étaient entendus pour faire une excursion en Italie et que le voyage excitait. […] L’un des jeunes gens, un garçon à la voix pincharde qui portait avec une cravate rouge et un panama à courbe audacieuse un costume d’été jaune clair de coupe extravagante, se montrait particulièrement lancé. Mais l’ayant considéré de plus près, Aschenbach constata avec horreur qu’il avait devant lui un faux jeune homme. Nul doute, c’était un vieux beau. […] Frémissant de répulsion, Aschenbach observait son attitude et celle de ses compagnons. Ceux-ci ne sentaient-ils point la sénilité de leur ami ? » (p. 34). C’est évidemment lui-même que contemple le protagoniste en ce miroir tendu par le narrateur ; la nouvelle refermera ce piège avec une ironie cruelle.
À peine installé à son hôtel de Venise, Aschenbach, après l’homme fait, puis le vieillard, éprouve la révélation de l’éphèbe, en l’espèce d’un jeune Polonais : « Le groupe se composait de trois jeunes filles de quinze à dix-sept ans et d’un adolescent aux cheveux longs qui pouvait avoir quatorze ans. Celui-ci était d’une si parfaite beauté qu’Aschenbach en fut confondu. La pâleur, la grâce sévère de son visage encadré de boucles blondes comme le miel, son nez droit, une bouche aimable, une gravité expressive et quasi divine, tout cela faisait songer à la statuaire grecque de la grande époque, et malgré leur classicité les traits avaient un charme si personnel, si unique, qu’Aschenbach ne se souvenait d’avoir vu ni dans la nature ni dans les musées une si parfaite réussite. Autre chose encore le frappait : c’était un contraste évidemment voulu entre les principes selon lesquels on élevait, habillait, et tenait d’une part ce garçon, de l’autre ses sœurs. […] De toute évidence on rendait à celui-ci la vie facile, on l’entourait tendrement. Les ciseaux n’avaient jamais touché sa splendide chevelure dont les boucles, comme celles du tireur d’épine, coulaient sur le front, les oreilles et plus bas encore sur la nuque. Un costume marin, dont les manches bouffantes allaient en se rétrécissant et serraient au poignet la délicate articulation de ses mains, enfantines encore, mais fines, mettait dans la gracile silhouette, avec ses passementeries, ses rubans, ses jours, une note de luxe, de raffinement. Assis dans un fauteuil de rotin il se présentait de trois quarts, une jambe allongée, avançant sa fine chaussure vernie, un coude appuyé au bras du fauteuil, la joue posée sur sa main repliée, dans un mélange de retenue et d’abandon, sans que rien en lui rappelât l’attitude raide et quasi soumise dont ses sœurs semblaient avoir l’habitude » (p. 49). Avec la même introversion, Aschenbach se met à observer l’adolescent, avec d’autant plus d’assiduité que contrairement à l’homme et au vieillard, il est sûr de rencontrer le garçon à chaque heure de la journée, puisqu’ils logent au même hôtel. Il est ravi de voir l’enfant manifester un rictus haineux à l’égard d’une famille russe installée sur la plage : « Grâce à ce fanatisme enfantin dirigé contre la plus innocente scène, la divine insignifiance entrait en rapport avec l’humanité ; un précieux chef-d’œuvre de la nature, uniquement destiné au régal des yeux, apparaissait digne d’un intérêt plus profond, et la figure de l’éphèbe, déjà si remarquable par sa beauté, gagnait un relief qui permettait de le prendre au sérieux en dépit de sa jeunesse » (p. 58). Quant à savoir si l’amour présenté comme excessif de la mère favorisera une tendance homophile de Tadzio, la réponse à cette théorie freudienne fraîche à l’époque, est à lire entre les lignes, et jusqu’à la dernière page.

Mise en abyme

Ne pourrait-on pas lire la suite du récit comme une mise en abyme de l’activité de lecture ? Le vieil écrivain espionnant l’adolescent sans jamais lui adresser la parole, et tentant d’interpréter ses attitudes, ses regards, n’est-il pas une image du lecteur réduit à conjecturer le sens d’un texte qu’il se contente d’observer, sans pouvoir interroger l’auteur sur ses intentions ? Dépouillé du pouvoir de donner le sens, le vieil écrivain ne peut que subir la logique du récit, inéluctablement dirigé vers la mort. Pis, l’herméneutique, ironiquement, se cantonne à conjecturer le nom du personnage, sans oser interroger l’entourage, et, dans une logique proche des préoccupations contemporaines de Marcel Proust, à confondre le signifiant et le référent (ce qu’on appelle « cratylisme ») : « Aschenbach écoutait avec une certaine curiosité sans parvenir à saisir quelque chose de précis ; c’étaient deux syllabes mélodieuses, comme « Adgio » ou plus souvent « Adgiou », avec un ou prolongé à la fin. Le son lui plut ; il en trouvait l’euphonie répondant à son objet, le répéta lui-même et, satisfait, s’occupa de ses lettres et papiers » (p. 59). Voilà le vieil écrivain jouant avec le nom de son aimé comme un bébé découvrant le langage : « Cet homme grave et pensif se mit à rechercher, à essayer de deviner quel nom pouvait bien sonner à peu près comme « Adgio » et ce problème lui semblait digne d’occuper sa pensée. En effet, à l’aide de quelques réminiscences polonaises, il arriva à conclure qu’il devait s’agir de « Tadzio », abréviation de « Tadeus », prolongé en exclamation « Tadziou » (p. 60).

Platonisme dévoyé

De la jouissance du nom de Tadzio, on glisse à une référence platonicienne : « Et son cœur était rempli et agité d’une tendresse paternelle, de l’inclination émue de celui dont le génie se dévoue à créer la beauté envers celui qui la possède » (p. 62). Aschenbach tente de quitter Venise dont le climat ne lui convient pas, mais par chance, ce projet échoue, et il prend conscience que c’est son attirance pour Tadzio « qui lui avait rendu le départ si dur » (p. 72). Il le contemple à loisir : « D’autres fois, il était allongé à terre, la poitrine enroulée dans son peignoir, un bras délicatement ciselé accoudé dans le sable, le menton dans le creux de la main ; à côté de lui, celui qu’on appelait « Jaschou » était accroupi, lui faisant des amabilités, et l’on ne saurait imaginer rien de plus enchanteur que le sourire des yeux et des lèvres avec lequel le petit prince levait le regard vers son humble courtisan » (p. 80). Et c’est l’extase platonique : « Ses yeux embrassèrent la noble silhouette qui se dressait là-bas au bord de l’azur, et avec un ravissement exalté il crut comprendre dans ce coup d’œil l’essence du beau, la forme en tant que pensée divine, l’unique et pure perfection qui vit dans l’esprit, et dont une image humaine était érigée là comme un clair et aimable symbole commandant l’adoration. C’était l’ivresse ! et l’artiste vieillissant l’accueillit sans hésiter, avidement. Son imagination prit feu, le tréfonds de sa culture bouillonna, sa mémoire fit surgir des pensées très anciennes, transmises comme de vieilles légendes à sa jeunesse et que jusque-là sa propre flamme n’avait jamais ravivées » (p. 81). Un rêve permet d’évoquer nommément Socrate : « Mais sur le gazon en pente douce, où l’on pouvait, en restant couché, tenir la tête haute, deux hommes étaient étendus, abrités là de la chaleur du jour : l’un, presque vieux et laid, l’autre jeune et beau, la sagesse auprès de la grâce. Et avec des cajoleries et de séduisants jeux d’esprit, Socrate instruisait son disciple Phaidros sur le désir et la vertu » (p. 83). Quand il est sur le point de « faire connaissance » avec Tadzio, un scrupule le retient : « Mais sans doute l’artiste vieillissant en était-il au point de ne plus vouloir se dégriser, et de se complaire dans son ivresse. Qui pourrait déchiffrer l’essence et l’empreinte spéciale d’une âme d’artiste ? Comment analyser le profond amalgame du double instinct de discipline et de licence dont sa vocation se compose ! » (p. 86). En fait de licence, Aschenbach préfère jouir du désir non assouvi ; et l’on remarquera l’usage intéressant de l’expression « contre nature » : « Il n’est rien de plus singulier, de plus embarrassant que la situation réciproque de personnes qui se connaissent seulement de vue, qui, à toute heure du jour se rencontrent, s’observent, et qui sont contraintes néanmoins par l’empire des usages ou leur propre humeur à affecter l’indifférence et à se croiser comme des étrangers, sans un salut, sans un mot. Entre elles règnent une inquiétude et une curiosité surexcitées, un état hystérique provenant de ce que leur besoin de se connaître et d’entrer en communication reste inassouvi, étouffé par un obstacle contre nature, et aussi, et surtout, une sorte de respect interrogateur. Car l’homme aime et respecte son semblable tant qu’il n’est pas en état de le juger, et le désir est le résultat d’une connaissance imparfaite. […] l’homme mûr put constater que sa sympathie et son attention ne restaient pas complètement sans réponse. Pour quelle raison, par exemple, le beau jeune homme ne prenait-il plus jamais, en se rendant à la plage le matin, le chemin des planches derrière les cabines et passait-il au contraire, pour gagner nonchalamment la cabine des siens, devant les autres, dans le sable, contre la place où était installé Aschenbach, et parfois tout contre lui, sans y être forcé, au point de frôler presque sa table et sa chaise ? Était-ce un effet de l’attraction, de la fascination d’un sentiment supérieur sur son objet plus faible et non averti ? Aschenbach attendait chaque jour l’arrivée de Tadzio, et quand venait celui-ci, il faisait parfois semblant d’être occupé et laissait passer le beau garçon sans paraître le remarquer. Mais parfois aussi il levait les yeux et leurs regards se rencontraient. Dans ces cas-là, ils étaient l’un et l’autre profondément graves » (p. 91). Un jour, Aschenbach croit que Tadzio lui sourit, et cela le met en transe, au point qu’il « soupira la formule immuable du désir… impossible en ce cas, absurde, abjecte, ridicule, sainte malgré tout, et vénérable même ainsi : « Je t’aime ! » » (p. 93).
L’écrivain se rassure en s’appuyant sur l’image de l’homosexualité en Grèce ancienne : « cette vie, il avait certes le droit de l’appeler virile et vaillante, et il lui semblait même que l’Amour qui s’était emparé de lui était en quelque manière particulièrement conforme et propice à une vie pareille. Cette forme d’amour n’avait-elle pas été en honneur entre toutes chez les peuples les plus braves, et ne disait-on pas que c’est grâce à la bravoure qu’elle avait fleuri dans leurs villes ? De nombreux capitaines de l’antiquité avaient accepté le joug de cet amour, car aucune humiliation ne comptait, quand elle était commandée par Éros, et des actes qui eussent été blâmés comme marques de lâcheté s’ils avaient été commis à toute autre fin, génuflexions, serments, prières instantes et gestes serviles, de tels actes, loin de tourner à la honte de l’amant, lui valaient au contraire une moisson de louanges » (p. 103). Après le sourire, Aschenbach croit remarquer, pendant un spectacle comique donné à l’hôtel, « que le beau garçon, en réponse à son regard, gardait lui aussi sa gravité ; on aurait dit qu’il réglait son attitude et son expression sur celles de l’autre, et que l’humeur générale ne pouvait rien sur lui, du moment que celui-là s’y dérobait » (p. 113).

Mourir à Venise

Aschenbach ne tient aucun compte des rumeurs qui enflent sur la maladie qui se répand, qu’on tente de cacher, mais qui fait fuir petit à petit les clients de l’hôtel. Il confond le labyrinthe de son cœur avec celui de la ville : « Ainsi Aschenbach tirait une obscure satisfaction des événements officiellement déguisés qui se passaient dans les ruelles malpropres de Venise – lugubre secret de la ville, qui se confondait avec le secret de son propre cœur, dont lui aussi redoutait si fort la découverte » (p. 98). Il se met à suivre éhontément la famille polonaise. Quand le choléra devient patent, l’écrivain apprend que « la corruption des notables de la ville, ajoutée à l’incertitude qui régnait, à l’état d’exception dans lequel la mort rôdant plongeait la ville, provoquait une démoralisation des basses classes, une poussée de passions honteuses, illicites, et une recrudescence de criminalité où on les voyait faire explosion, s’afficher cyniquement » (p. 120). Ce n’est que dans « un rêve épouvantable » (p. 122) qu’Aschenbach se mêle à la débauche : « Des femmes vêtues de peaux de bêtes qui leur pendaient à la ceinture et dans lesquelles elles s’embarrassaient les pieds, agitaient au-dessus de leurs têtes, qu’elles rejetaient en arrière en poussant un râle, des tambours de basque ; elles brandissaient des torches projetant des gerbes d’étincelles, et des poignards nus ; elles portaient des serpents qu’elles empoignaient par le milieu du corps, et qui dardaient leurs langues aiguës ; ou elles allaient poussant des cris, et offrant des deux mains leurs seins soulevés. Des hommes avec des cornes sur le front et des dépouilles d’animaux à la ceinture, eux-mêmes velus à la façon des ours, courbaient la nuque, se démenaient de tous leurs membres, faisaient retentir des cymbales d’airain ou gesticulaient furieusement en frappant sur des timbales, tandis que des garçons aux corps nus et polis aiguillonnaient avec des bâtons enguirlandés de verdure des boucs aux cornes desquels ils s’accrochaient, se laissant entraîner à leurs bonds avec des cris d’allégresse. Et les possédés hululaient leur chant fait de consonnes douces s’achevant sur l’« ou » prolongé avec des tons d’une sauvagerie et d’une douceur inouïes » (p. 124). La forme édulcorée de débauche que se permet l’écrivain se limite à se faire modeler le visage par le coiffeur, comme le vieux beau qui le dégoûtait naguère : « En face de l’adolescent délicieux dont il s’était épris, son corps vieillissant le dégoûtait ; à voir ses cheveux gris, les traits marqués de son visage, il était pris de honte et de désespérance. […] Aschenbach, indolemment allongé, incapable de résister, et repris d’espoir à ce spectacle, regardait dans la glace ses sourcils se dessiner, s’arquer harmonieusement, ses yeux s’agrandir en amandes et briller d’un plus vif éclat grâce à un cerne de khôl sous la paupière ; plus bas, là où auparavant la peau était flasque, jaune et parcheminée, il voyait paraître un carmin léger ; ses lèvres tout à l’heure exsangues s’arrondissaient, prenaient un ton framboise ; les rides des joues, de la bouche, les pattes d’oie aux tempes disparaissaient sous la crème et l’eau de Jouvence… Avec des battements de cœur, Aschenbach découvrait dans la glace un adolescent en fleur » (p. 127). Hélas, ce maquillage sera toilette mortuaire, et Aschenbach a la chance de mourir brusquement en contemplant son élu. La mort de l’écrivain succède à peine à une scène symbolique, sorte d’initiation sexuelle de Tadzio à la « petite mort » de l’orgasme lors d’une rixe à connotation érotique avec son camarade Jaschou : « Le jeu que personne ne surveillait, car les femmes étaient sans doute occupées à des préparatifs de voyage, semblait ne plus suivre la règle, et il dégénéra. […] Jaschou […] obligea Tadzio à lutter avec lui et bientôt le frêle adolescent succomba. Mais comme si à l’heure de la séparation la servilité de l’inférieur s’était changée chez Jaschou en brutalité et en cruauté, et comme s’il avait voulu se venger d’un long esclavage, vainqueur il ne lâchait pas l’adversaire abattu, mais au contraire, appuyant les genoux sur son dos, il lui maintint le visage dans le sable pendant si longtemps que Tadzio déjà essoufflé par la lutte risquait d’étouffer. Ses tentatives de secouer l’adversaire qui l’oppressait étaient convulsives ; par moments elles cessaient tout à fait et elles ne reprenaient que par soubresauts. Hors de lui, Aschenbach voulait bondir à son secours lorsque le brutal abandonna enfin sa victime. Tadzio, très pâle, se redressa à moitié et assis, appuyé sur un coude, il demeura quelques minutes sans bouger, les cheveux embroussaillés, avec une ombre dans le regard ; puis il se redressa tout à fait et s’éloigna lentement. On l’appelait, et la voix, d’abord gaie, se faisait inquiète et suppliante ; il n’entendait pas. L’autre, le garçon aux cheveux noirs, peut-être pris de repentir aussitôt l’acte commis, le rattrapa et chercha une réconciliation. Tadzio l’écarta d’un geste de l’épaule et descendit obliquement vers la mer » (p. 135).

Lion-ailes
Le lion ailé de la Place Saint-Marc, Venise.

Sur les traces des vieux beaux

« Parfois, dans la matinée, sous la tente de sa cabine, parcourant du regard la mer azurée et rêvant, ou bien encore dans la nuit tiède, appuyé aux coussins de la gondole qui, de la place Saint-Marc où il venait de s’arrêter longuement, le reconduisait chez lui, au Lido, sous la clarté du ciel constellé » (p. 77). Je suis désolé de n’avoir pas grand-chose à vous dire de ces deux jours passés à Venise en marge de cette petite randonnée. Mois d’août, donc température infernale ; j’ai laissé la culture et les musées au vestiaire, et me suis baladé, non pas en gondole, au prix prohibitif, luxe désormais réservé aux riches touristes chinois, mais en vaporetto, que l’abonnement met à la portée de toutes les bourses, et qui permet de quadriller Venise dans tous les sens, bateau-mouche perpétuel qui permet au populo de s’extasier à moindre coût sur « la mer azurée », à l’instar d’Aschenbach. Fidèle à ma mission d’explorateur altersexuel de la planète, tel un Lion-ailes de la place Saint-Marc (photo ci-dessus), j’ai tâché de repérer pour mes fidèles lecteurs les endroits où vadrouillent les adeptes de Tadzio ou d’Aschenbach… Autant dire que la partie culturelle de cet article est terminée ; les enfants sont couchés. Si vous cherchiez juste un article sur le livre de Thomas Mann, merci de bien vouloir cesser votre lecture ici… On vous aura prévenu !
Venise, c’est 30000 habitants, plus un nombre incalculable de touristes, entre les hôtels et les mastodontes des mers dont il est question dans l’excellente BD Jours tranquilles à Venise. Le Lido, puisque Lido il y a, est une langue de terre de 11 km, bordée de sable et couronnée aux extrémités Nord et Sud, de dunes et d’arbres. L’idéal pour s’aérer de l’atmosphère confinée de la lagune. Hélas, en ce mois d’août, si l’on reconnaît les cabines nostalgiques du film de Visconti, l’arpentage méticuleux des espaces naturels propices aux rencontres non-matrimoniales, ne livre comme récolte pas la queue d’un ragazzo, mais remplit le panier de l’apprenti Vénitien, d’une poignée de vieux beaux qui vous aschenbachisent le moral ! Passons. On se forcera donc à prendre le bus et à explorer la banlieue de Mestre, pour chercher la fraîcheur dans l’unique sauna et unique lieu gay de Venise, fréquenté massivement par les Aschenbach de l’ère moderne et leurs aficionados. Comme aux Philippines, il vous faudra montrer patte blanche et vous procurer une carte de membre, la fameuse « Unocard ». Passons.

Munich

Rien à voir avec Venise, mais on vous a prévenu, cet article est un fourre-tout. Thomas Mann et sa nouvelle justifient, autant que ma petite randonnée, ce grand-écart entre Venise et Munich. J’ai bien aimé cette ville, qu’on atteint en six heures depuis la gare de l’Est à Paris. Troisième ville d’Allemagne, après Berlin et Hambourg, elle garde un air provincial et méridional. Le réseau de transports en commun est exceptionnel, avec tramways, métros, RER, bus. Il m’a fait penser à Budapest, pourtant héritière d’un système communiste. La carte d’abonnement pour deux ou trois jours est un bout de papier qu’il est inutile de valider sauf à la première utilisation ; on vous fait confiance. Les édiles n’ont pas jugé opportun, à, l’instar des nôtres, de fliquer chaque citoyen, d’enregistrer vos moindres déplacements au moyen d’un prétendu « passe Navigo » qui est plutôt une nasse. Je n’ai même pas été contrôlé une seule fois en trois jours (et trois nuits).
J’ai apprécié aussi les piscines. Il y a les piscines d’été, bassins extérieurs, à déconseiller pour nager, et les piscines d’hiver. J’ai pu nager entre autres dans le superbe bassin du Parc olympique de Munich (pour les Jeux de 1972), ainsi que dans la « Müllersches volksbad ». La dernière citée vaut pour sa décoration ancienne, sa fontaine lion qui alimente le bassin, même si ce n’est pas l’idéal pour nager. Et puis on est en Allemagne, ou plutôt en Bavière. S’agissant d’une terre plutôt catholique, je m’attendais à plus de collet monté que dans l’Allemagne protestante (que je ne connais pas encore), mais que nenni : contrairement à la France, le Bavarois ne prend pas sa douche habillé, et j’ai vu dans ces douches munichoises deux des plus belles paires de fesses masculines ever in the world ; j’en frémis encore tel un Aschenbach dessalé ! Hétéro-fesses, hélas, mais quelles !
Je ne vous parlerai point des monuments, cela vaut évidemment le voyage. Les « Pinakothek » sont fort riches. Voir dans l’article sur la mise en abyme un lien vers un tableau de Gabriel Von Max (1889), que j’ai pu admirer. La fameuse Oktoberfest doit être quelque chose, et le champ de foire était déjà en préparation en juillet pour septembre ; hélas, il me faudra attendre la retraite pour m’y rendre (à moins qu’un week-end prolongé… mais les prix des hôtels pendant la fête sont prohibitifs). La ville jouit de parcs publics immenses et magnifiques, que ce soit le Jardin anglais sus-mentionné, ou Luitpoldpark, où ça draguouille entre mecs d’âge mûr sur la colline, ou le parc du Château Nymphenburg. Ce seraient des endroits idéaux pour bucoliser entre garçons au clair de lune, ce que le pauvre Aschenbach aurait mieux fait d’accomplir avec son jeune voyageur munichois, plutôt que d’aller crever à Venise de désir inassouvi pour ce tendron fadasse & ado ; mais allez savoir pourquoi, je n’ai rien vu d’affriolant en fait de parc public où les garçons traîneraient la nuit. O tempora, o mores ! il n’y a plus de vraie vie que sur les téléphones portables ! On se serait cru à Tachkent ! Je n’ai trouvé par hasard, que le minable petit jardin, certes obscur, situé dans l’épicentre gay de la ville, où les garçons font la tournée de trois bars de rencontre minuscules où l’on se marche sur les pieds, avec halte obligée dans ledit parc. L’économie gay a souvent de quoi surprendre, car quand vous constatez que des lieux minuscules sont bondés à ce point dans le contexte d’une économie morose, vous vous demandez comment il se fait que des gens entreprenants n’ouvrent pas des bars qui en l’occurrence seraient complémentaires plus que concurrents ! Certes ce n’est pas le cas à Paris, qui regorge de trop de lieux déserts, mais à Marseille par exemple, il y aurait de quoi faire fortune. À moins que la mafia ne demande des comptes ?
À part les fesses nautiques sus-mentionnées, mon souvenir le plus affriolant de Munich reste la vision de la fameuse culotte de peau, ou « lederhose », couramment portée par toutes les générations, y compris par nos amis gays. Pas seulement en Bavière, car la culotte est aussi tyrolienne, avec des variantes régionales. Je ne me souviens pas d’habit traditionnel, en quelque pays du monde que ce soit, qui soit aussi érotique ; au contraire, la plupart de ces vêtements étant souvent religieux, ils sont plutôt anti-sexe, à part peut-être la soutane musulmane quand la gonflent les ronds fessiers penchés pour la prière, sauf que la plupart du temps, un système pileux en friche, à l’instar des papillotes des juifs, annihile l’effet dès que se redresse l’anonyme fessier penché qui vous fit fantasmer, et que le visage antipodiste vous fait contredire Malherbe : non, les tronches ne passent pas la promesse des fesses ! Bref, ces culottes en peau de cerf surmontées de bretelles appellent à l’abaissement de ladite bretelle, et – Kirsche sur le Kuchen – la braguette pont-levis vous donne une furieuse envie d’attaquer la place forte pour que le corsaire sorte le canon ! Je ne sais pas si je vais oser, mais, tel un Aschenbach frustré, faute de toucher l’objet de mon désir, j’ai torché quelque mauvais quintil grivois sur la culotte fantastique. Ne lisez pas, c’est trop potache. Non, trop tard… on vous aura prévenu !

Louis II, roi folle de Bavière
Je lui lècherais la rapière
En m’agrippant après le cuir
D’où suppure son faux empire
En coulerait-il de la bière ?

D’une culotte bavaroise
S’abat un puissant pont-levis
Dont tel donjon jaillit un vit
Qui dans un cul long d’une toise
S’enfonce à l’aune bavaroise !

Mes lectures bavaroises furent limitées à un vieux numéro de la revue Autrement consacrée à Munich avant la chute du mur, en 1986 ! Un article de Hermann Unterstöger, « De drôles de zouaves, ces Bavarois », évoque le type « bourru » du Bavarois, le Grantler qui s’adonne au sport national, le Fingerhakeln, « pseudo-sport qui consiste à faire passer l’adversaire par-dessus la table en le tirant au moyen d’un nœud coulant en cuir fixé autour du majeur » (p. 48). Le même article signale que le « yodel » relève de la « poudre-aux-yeux », et ne serait pratiqué que « par des chanteurs dument appointés ». Hannes Burger, dans « Est-ce bien catholique ? », remet en cause la réputation de la Bavière, et démontre que le catholicisme de la région est très « baroque et érotique », et lié au goût des fêtes et des ripailles (p. 64). L’article de Jean-Michel Palmier sur « La Bohème munichoise » rappelle une « Lex Heinze, la loi promulguée en 1900 pour protéger les bonnes mœurs qui exigeait que les statues de nus fussent désormais munies d’une feuille de figuier » (p. 155). Enfin, Jean-Marc Terrasse nous confirme ce que nous avions remarqué, que la ville regorge de beautés masculines et féminines. Il évoque « Silvia, hôtesse aux jeux Olympiques de Munich, qui rencontre là le roi de Suède et l’épouse », les « plus belles filles » qui « viennent de toute l’Allemagne pour les « écoles de mannequins », et les étudiants qui aiment bronzer en étudiant, ou étudier en bronzant, c’est selon ! (p. 217). À part ce vieux texte, j’avais emporté par économie de poids le petit volume de pléiade consacré aux Journaux de guerre d’Ernst Jünger, tome 1, 1914-1918. Ce fut une lecture difficile, questionnante, et je mis longtemps à venir à bout du premier texte, Orages d’acier, puis abandonnai la lecture pour la reprendre peut-être plus tard. En tant que petit-fils de prisonnier de guerre, et objecteur de conscience, cette lecture m’a gêné, remis en cause, au bon sens du terme, car il n’est pas mauvais d’être interpellé par ses lectures. Je n’en dirai rien ici, ce n’est guère le lieu, mais profiterai d’une lecture récente pour en dire quelques mots.

 Lire l’article de Jean-Yves sur Culture et débats à propos du film de Visconti (1971).
 Pour mourir à Venise d’une façon plus altersexuelle, on se délectera de Jours tranquilles à Venise, de Bacilieri (Mosquito, 2006).
 Pour rester en Italie, pourquoi pas un petit tour en Sicile ou à Rome et Florence ? Tous nos articles relatifs à l’Italie sont en lien dans cet article.
 Pour poursuivre en littérature allemande, Les Désarrois de l’élève Törless de Robert Musil, écrit quelques années avant.

Lionel Labosse


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