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Témoignages sur le monde des Roms, à partir de la 4e et au lycée

La Gitane et son destin, de Mossa et Bernard Leblon et d’autres livres sur les Roms

L’Harmattan, Tsiganes, 1992, 104 p., 14,5 €.

dimanche 20 mars 2011

Les actualités du storytelling sarkozyste ayant mis à l’ordre du jour la communauté rom, l’envie m’a pris de colmater mon information défaillante sur la question. Si ce site est avant tout destiné à proposer des documents sur les discriminations de type homophobe, cette cause n’a de sens que si elle est articulée avec une réflexion sur toutes les discriminations et sur le phénomène de bouc émissaire en général.
Je suis tout d’abord tombé sur un excellent article de Télérama, puis sur une bibliographie jeunesse dont vous trouverez le lien ci-dessous, enfin sur l’un des livres signalés dans cette bibliographie, qui me semble adéquat pour des élèves de collège ou de lycée, par exemple sur la question de l’autobiographie. Il s’agit du témoignage de Mossa, gitane de 28 ans, illettrée, recueilli et commenté par Bernard Leblon, un spécialiste universitaire « des minorités, des traditions populaires et de l’ethnomusicologie ». La collection « Tsiganes » de L’Harmattan semble n’avoir connu finalement que 3 parutions. Quelques livres compléteront cet article, notamment l’indispensables Tsiganes de Jan Yoors.

Roms : une question de noms

La question du nom par lequel on désigne la communauté actuellement désignée par « les roms » est controversée. Elle est intéressante au niveau linguistique : elle constitue un « cas clinique » pour distinguer hyperonyme (nom générique) et hyponyme (sous-catégories), voire endonyme (nom par lequel une communauté (ou son lieu d’attache) se désigne elle-même) et exonyme (nom par lequel une communauté est désignée par les autres). Ainsi, pour Wikipédia, le mot « Roms » est-il l’hyperonyme ; mais Sonia Tarabova-Cédille (cf. op. cit. ci-dessous) n’est pas d’accord : « Le peuple tzigane est en réalité composé de cinq ethnies différentes », écrit-elle dans la préface de son ouvrage, et de citer les Roms, les Yéniches, les Sinti, les Gitans et les Manouches ; mais elle ajoute que « le peuple tzigane s’appelle plus volontiers les Roms », ce qui revient à l’avis de Wikipédia au moins sur l’endonyme… Jan Yoors (cf. op. cit. ci-dessous) considère également le mot « tsiganes » comme l’hyperonyme, et distingue « les Rom, demeurés nomades [qui] parcourent des continents entiers » ; il ajoute « Les Rom sont les seuls à se conformer au vieil idéal tsigane » (p. 20). Loin de moi l’idée de trancher cette question. J’ajouterai deux éléments au dossier : la collection de L’Harmattan dans laquelle s’inscrivait cet ouvrage était nommée « Tsiganes », avec un s, et dans l’article de Télérama cité ci-dessous, les anciennes dénominations sont rappelées : « bohémiens », « nomades » et « romanichels », sans oublier évidemment le néologisme administratif hexagonal « gens du voyage », auquel j’ajouterai les « camps volants », mot énigmatique qu’utilisait ma grand-mère, ainsi que « zingaro », emprunt à l’italien… Wikipédia signale même, lors de la rédaction du présent article (septembre 2010) que la plus ancienne occurrence du mot « tzigane » serait due à Hérodote, mais sans donner la référence. J’ai donc contacté Philippe Remacle, responsable du site éponyme, qui m’a aussitôt fourni la réponse. Qu’il en soit remercié ! Il s’agit du livre V (Terpsichore), paragraphe 9 , cité ici dans la version d’Andrée Barguet (Folio) : « Un seul peuple, selon les renseignements que j’ai pu recueillir, habite au-delà de l’Istros. Ce sont les Sigynnes, qui s’habillent à la manière des Mèdes. Leurs chevaux ont, dit-on, le corps entièrement recouvert de poils longs de cinq doigts ; ils sont petits, camus, incapables de supporter un cavalier, mais, attelés, leur allure est très rapide ; aussi les gens du pays se déplacent-ils toujours en voiture. » L’information qui figure (ou figurait au moment où vous lisez ces lignes) dans cet article de Wikipédia, et sans doute ailleurs, est donc erronée. En effet, l’Istros, qui est le nom ancien du Danube, ne verra des tziganes qu’une vingtaine de siècles après Hérodote ! Et si ce dernier avait eu vent des Roms, ce serait plutôt du côté de l’Inde, où ils habitaient à cette époque… Hélas, Hérodote ne connaissait pas l’Inde. Pour avoir une trace ancienne des Tziganes, il faudrait plutôt creuser du côté d’Alexandre le Grand. L’étymologie de « tzigane » remonterait selon le Robert, au grec byzantin « atsinganos », qui signifie « qui ne touche pas ». Il désignait à l’origine une secte de manichéens de Phrygie.

Profitons-en pour signaler un article intéressant à propos des Roms, du site Hérodote.net. Voici donc deux extraits d’un excellent article de Télérama, dans lequel Marcel Courthiade, professeur à l’Inalco, expose des connaissances indispensables pour contrecarrer les idées reçues sur les Roms :
 « Au début du XXe siècle, ceux qu’on appelle alors les « bohémiens » sont entre 50 000 et 100 000 sur le territoire. La Constitution française ne permettant pas de persécuter des citoyens sur une base ethnique, les autorités transforment, par un tour de passe-passe lexical, cette communauté « bohémienne » en « nomades », c’est-à-dire en délinquants potentiels pour lesquels on crée un « carnet anthropométrique » à faire viser chaque semaine, comme les repris de justice. Le terme technique et administratif de « nomades », qui va désigner les Roms à partir de 1912, est absurde : d’abord, une minorité de « bohémiens » seulement était alors mobile. Ensuite, les nomades désignent déjà, à l’époque, les bergers qui font la transhumance. On amalgamait donc à la fois des Roms et des populations d’origine française – normande, auvergnate, germanique ou autre.
« Rom » recouvre donc une identité culturelle, historique et patrimoniale. « Nomades » (puis « gens du voyage » après guerre) est une catégorie administrative. On recense un demi-million de Roms en France (chiffre déclaré à la Commission européenne par l’actuel gouvernement, en 2008), mais 50 % seulement des gens du voyage sont roms. Et 15 % seulement des Roms français sont mobiles. Cette mobilité est d’ailleurs une spécificité hexagonale, puisque 2 % seulement des Roms européens sont itinérants, ce qui ne les empêche pas de la considérer, avec fierté, comme partie intégrante de leur patrimoine culturel : ils ont adopté cette mobilité, la revendiquent désormais comme leur richesse face à l’uniformisation des modes de vie. Rappelons d’ailleurs que cette singularité est un droit reconnu par l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme… »

 2e extrait, à propos de la discrimination de fait que constitue le « carnet de circulation » :
« On constate en revanche la répétition de certains modèles dans l’espace parcouru – les gens du voyage tournent souvent à l’intérieur d’un seul département – et dans la fréquence des départs : pour garder leur statut de « gdv », ils doivent bouger ! Leur carnet de circulation tient souvent lieu de papiers d’identité. Et ce carnet, ils vont le chercher au service… des étrangers, dans les préfectures, alors qu’ils sont français et que leur attachement au pays est aussi fort que celui d’un Normand. Ce qui n’empêche pas les Roms de se reconnaître aussi dans l’identité romani, et d’avoir plaisir à rencontrer d’autres Roms d’un bout à l’autre de l’Europe. »

Avant d’en venir au premier ouvrage, je rappellerai cette citation de Jean-Jacques Rousseau, au début de la seconde partie de son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. » N’est-ce pas le Rom, ce fou furieux qui arrache nos pieux et vole nos poules ? Mais sont-ce vraiment nos pieux et nos poules ? [1]

Résumé

Le livre est sous-titré « témoignage d’une jeune gitane sur la condition féminine et l’évolution du monde gitan ». Sur la couverture, le titre se lit : Mossa, La Gitane et son destin, mais sur la page de garde, Mossa apparaît comme nom d’auteur, et « La Gitane et son destin » comme titre, avec l’indication « textes présentés par Bernard Leblon ». La préface de ce dernier explique les circonstances de l’écriture de l’œuvre (un bon extrait pour l’étude des difficultés du genre autobiographique en première littéraire) : un coup de fil d’une jeune femme qui lui demande son aide, car il est un spécialiste connu du monde gitan, pour « écrire un livre sur les Gitans », car elle « ne sai[t] ni lire ni écrire » (p. 7). Il s’avère qu’il la reconnaît, et retrouve dans ses archives une photo d’elle petite fille, qu’il avait prise aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Bref, elle enregistre son témoignage seule sur des cassettes, et il retranscrit le tout, en conservant quelques particularismes de langage (peu nombreux) expliqués en notes. Il introduit chaque chapitre par un chapeau explicatif où il confirme ou commente les propos de Mossa, en fonction de ses connaissances sur la communauté gitane. En effet, la motivation de Mossa n’est pas innocente : elle souhaite faire évoluer la condition féminine gitane par son témoignage.
Toutes les difficultés mais aussi les bons côtés de cette communauté sont évoquées. Mossa parle de ce qu’elle connaît, les gitans, qui sont un sous-ensemble des roms ; elle a connu principalement, enfant, la vie en roulotte en alternance avec la vie en maison à Arles, puis depuis son mariage, la vie en maison à Perpignan, où vivent de nombreux gitans, dont elle souhaite faire évoluer certaines pratiques par son témoignage, tout en se déclarant très attachée aux coutumes communautaires.
Les discriminations à l’école sont évoquées (p. 17), les insultes : « Les Gitanes son sales », les bagarres.
Un passage émouvant sur la mort accidentelle de la mère, et sa culpabilité. À rapprocher de l’évocation de la mort de sa mère par Jean-Jacques Rousseau.
 Évocation des Saintes-Maries-de-la-Mer, et du flamenco (p. 45), qui se danse aussi à l’église lors des mariages. À cette occasion, Mossa évoque la coutume du « mouchoir » (p. 49), ou vérification de la virginité de la fille, par les plus vieilles. Cette coutume n’existe que chez les gitans de Catalogne, et Mossa de préciser que ça ne se fait pas chez ceux qu’elle appelle elle-même les « Romanichels », appellation dont Bernard Leblon précise en note qu’elle est « floue », et peut désigner des manouches ou des roms (p. 51).
 Mossa est critique sur l’éducation traditionnelle ; les Gitans devraient être plus durs avec les enfants, savoir refuser leurs caprices, davantage valoriser l’école. Elle traite facilement les Gitans, surtout ceux de Perpignan contrairement à ceux de la Provence, d’« arriérés » ; ils sont « mauvaises langues » les uns envers les autres (p. 86). Elle termine en constatant une évolution positive chez les « Gitans civilisés » qui laissent de plus en plus les enfants aller à l’école (p. 89).

Sujets qui fâchent

Quand elle aborde les sujets qui fâchent, Mossa rentre peu dans les détails. Si elle reconnaît que « ça arrive que les parents fassent des bêtises », c’est souvent parce que la misère les empêche de nourrir les enfants (p. 55). Elle raconte l’histoire d’un type qui « faisait le maquereau », et qui, sorti de prison, connut la déchéance, et fut entretenu par sa femme, courageuse et dévouée… (p. 66). La petite délinquance est évoquée ; Mossa justifie les vols de nourriture, évoque le drame d’un « gamin » tué pour avoir volé un pigeon, ce qui entraîne une justice tribale, dont on devine le risque d’engrenage. Bernard Leblon fait le point, évoque par exemple les différences de perception sur l’hygiène. Si les Payos (les non-gitans) reprochent souvent aux Gitans d’être sales, lui a vu des Gitans casser et remplacer l’évier de la cuisine parce qu’un Payo de passage s’était lavé les mains dedans, chose inconcevable dans l’hygiène gitane. Mossa fait remarquer que si saleté il y a, c’est souvent que les Gitans sont rejetés loin des villes, dans des endroits boueux et sans lumière, alors même qu’ils sont nombreux et qu’il faut souvent que certains membres de la famille dorment en-dehors de la caravane. Les violences conjugales du mari ou de la belle-mère sont évoquées en passant (brûlures de cigarettes, coups), et ces femmes restent et doivent nourrir la famille avec trois fois rien, souvent « l’allocation de parents isolés » (p. 70). J’ignore si cela va de pair avec le fait que le mariage est interne à la communauté ; il ne semble pas être enregistré à l’État civil.

La condition féminine

C’est la grosse affaire de Mossa. Elle déballe ses ressentiments sur les Gitans. En gros, ils ont tous une ou des maîtresses, alors que les Gitanes sont l’objet d’un contrôle social draconien et de violences conjugales ; elles doivent rester fidèles et le font ; elles doivent s’occuper seules des enfants, et être « patientes », qualité n°1 martelée par Mossa. Au niveau vestimentaire, le pantalon est interdit aux femmes à partir de 14/15 ans, parce que « on voit les formes » (p. 84), à l’exception de la fête du mariage ! Les mariages sont souvent forcés, Mossa ne peut que constater, fataliste : « quand on est fiancés, on ne peut pas savoir si on s’aime ou pas. Ce n’est pas de l’amour, c’est juste : « Oui, il est beau, il me plaît ! » Voilà ! C’est après que ça vient, quand on se connaît… quand on a couché ensemble » (p. 66). Les Gitans trouvent en général leurs maîtresses chez les Payos, dont les femmes sont considérées comme des « putes ». Selon Bernard Leblon, les Payas sont là pour le plaisir, et les Gitanes pour assurer la descendance (p. 73). Gageons que le même phénomène doit exister avec des Payos, mais dans le secret ! En tout cas, le contrôle social peut aller très loin pour empêcher qu’une relation de ce type devienne sérieuse ; et si elle le devient, l’homme (ou la femme) est harcelé ou rejeté (p. 75 ; p. 80). Les Gitanes, patientes, peuvent attendre des dizaines d’années que leur mari, rejeté par la Paya, réintègre le foyer conjugal… « La seule femme qui compte pour un Gitan, c’est sa Gitane. La Paya, souvent, ce n’est qu’un amusement, et ça, il faudrait qu’elles le comprennent, les Payas ! » (p. 42). Les maris veulent tout de suite un enfant, et bien sûr de préférence un garçon, car la fille, ils savent qu’elle partira (p. 52). Mossa traite les Gitans de « noceurs », « sorteurs », « soûlards » et de « petits machos », mais elle remarque que les choses changent, et que les filles commencent à pouvoir choisir le mari (p. 72).

 Parmi les livres pour les jeunes que nous avons déjà en magasin, signalons Différents de Maryvonne Rippert, qui évoque la déportation des tsiganes, et Frère, de Ted Van Lieshout, qui évoque un jeune tzigane.

 Parmi la bibliographie jeunesse signalée ci-dessous, 14 contes tziganes, de Sonia Tarabova-Cédille, Castor Poche Flammarion, 2002, 160 p, s’adresse aux collégiens. Ce livre, qui présente une introduction explicative et une carte des « Migrations des tziganes vers l’Ouest », est assez déroutant, à l’instar du témoignage de Mossa. L’image qu’il donne des tziganes n’est pas vraiment euphorique. Roublards, paresseux, menteurs, les tziganes ne semblent pas avoir une opinion valorisante d’eux-mêmes ! Ils trouvent la « femme du blanc » plus belle que la leur, et sont bien évidemment à 200 % hétérosexuels ! C’est tout l’intérêt de ces contes, qui ne sont pas des contes de fées, mais présentent une vision problématique de cette communauté.

 Le photographe Mathieu Pernot a publié plusieurs livres sur les Roms, dont un intitulé tout simplement Tsiganes (Actes Sud, 1999, 112 p., épuisé). Le ton, révélé par un texte un peu m’as-tu-lu d’un spécialiste, est dramatique. L’ouvrage est centré sur la figure du patriarche, Bietschika Gorgan, rescapé des camps de concentration. Une photo de sa carte de déporté figure au centre du livre, encadrée par un agrandissement de la photo d’identité de l’époque, et une photo du septuagénaire prise sous le même angle, sans oublier un très beau texte, transcription du témoignage de cet homme dans une vidéo Mémoire d’un déporté tsigane (dont je ne retrouve pas trace) ; texte utilisable pour l’étude de l’autobiographie (problématique du témoignage des illettrés). Cette ascendance dramatique a soufflé au photographe le cahier des charges de son projet : révéler l’aspect coercitif de la photographie, en jouant sur les cadres, contre lesquels les personnages semblent souvent se cogner. Bien entendu, cette dramatisation ne laissait pas de place à des problématiques plus actuelles comme celle de la condition des femmes, mais le photographe s’est préoccupé, en fondant une association, de favoriser la scolarisation une meilleure santé des enfants.

Tsiganes, de Jan Yoors

Tsiganes de Jan Yoors (Petite bibliothèque Payot, 276 p, 8,9 €), paru en 1965 ; traduit de l’américain en 1990) est un incontournable. L’auteur est censé avoir intégré, à l’âge de 12 ans, une troupe de tsiganes itinérants, et s’être joint à eux, d’abord épisodiquement, à la bonne saison, puis toute l’année, cela avec l’assentiment de ses parents. Le père, peintre, aurait admiré les gitans pendant un long séjour en Andalousie. La chronologie de ce livre qui relève à la fois de l’autobiographie et de l’essai, est volontairement très floue. L’auteur étant né en 1922, les faits doivent se dérouler entre 1934 et l’après-guerre. Il relate vaguement des faits survenus sous le nazisme (p. 25, p. 262, p. 270). Il est mort en 1977, âgé de 55 ans. On a parfois du mal à croire que ses parents l’aient laissé à lui-même dès l’âge de 12 ans, avec un passeport spécial, sans même demander qu’il leur donne des nouvelles régulièrement, ou sans chercher à faire connaissance avec son père adoptif lovara… Et quand il évoque toutes les ficelles qui permettent aux Rom de mystifier les Gadje, on se demande s’il fait toujours honnêtement son travail d’ethnologue en nous livrant les secrets des lovaras – et donc s’il trahit ses amis Rom – ou s’il trompe ses lecteurs – et donc reste fidèle à ses amis !
Le préfacier Jacques Meunier utilise le mot « ethnogenèse », qui désigne la naissance d’un peuple, phénomène plus difficile à décrire que celui de « tribus en voie de disparition » (p. 13). Jan Yoors, qui intitule son livre « Tsiganes » (« Gypsies » en V.O.), se concentre en réalité sur les « vrais Rom » (p. 144), c’est-à-dire ceux qui sont « demeurés nomades », et parmi eux, sur la tribu Lovara, et parfois des Kalderasha et Tshurara (p. 146). Les lovera (ou lovari) sont spécialisés dans le commerce de chevaux, et leur langue est influencée par le hongrois. Admiratif, Yoors les compare dans leur jeu de chat et de souris avec la police, « au vif-argent qui se divise et se reforme » (p. 41), ou à des « molécules » qui se décomposent (p. 134). C’est parmi eux que – ironie du sort – le patronyme « Sarkosi » est répandu ! Jan Yoors nous apprend quantités de choses. Par exemple que si « rom » signifie « homme », « gadje » signifie « paysan » (p. 32). Sur la « Kris », il est assez confus : il annonce d’abord « Sous un vernis de christianisme et d’islamisme, leur religion revêt la forme d’un culte ancestral – la Kris – qui tire sa force coercitive de certaines pratiques magiques » (p. 21) ; mais dans l’ouvrage, il nous présentera une seule fois cette Kris comme une cour de justice dénuée de tout aspect religieux. Lui aussi évoque les sujets qui fâchent, les larcins des femmes (p. 37), les vols de poulets (p. 49), jusqu’aux razzias quand les Rom sont nombreux et qu’ils se vengent d’un mauvais accueil (p. 139, 142). La mendicité ou la bonne aventure, pour lui, sont des « pratiques-écran » destinées à « protéger l’intimité de la communauté » (p. 64). Il nous apprend l’existence des « vurma », points de repère discrets laissés aux coins des routes (p. 138). Il n’est pas du tout sensible à la condition féminine, et relate sans sourciller les mariages arrangés (p. 199) [2], l’interdiction de danser avec un étranger pour les femmes (p. 88), le fait qu’une femme enceinte est impure (p. 121), etc. Il montre même que l’impureté peut paradoxalement protéger les femmes (p. 161). Les mariages et grossesses touchent fréquemment des fillettes de 12 ans, ce qui entraîne des fraudes à l’État Civil pour ne pas tomber sous le coup de la loi (p. 122 ; p. 141). Parmi les extraits utilisables en classe, plusieurs évoquent les différences de vie quotidienne (façon de se laver, pudeur, etc.) : p. 45 ; p. 53. L’élection d’un imbécile comme « roi », surtout destiné à mystifier les gadje (p. 128). Une « leçon » très surprenante pour nos mœurs actuelles, pour apprendre aux enfants à ne pas avoir peur (p. 173).

 Dans Abraham le Poivrot, d’Angel Wagenstein (2002), traduit du bulgare par Veronika Nentcheva et Éric Naulleau (L’esprit des péninsules), les tsiganes constituent une des communautés qui animent la ville de Plovdiv, avec les juifs, les Arméniens, les orthodoxes, les Turcs. L’auteur montre avec empathie leur volonté de se démarquer de la culture dominante : quand l’instituteur tente de convaincre le chef des tsiganes de laisser son fils venir à l’école, celui-ci répond : « Avec une seule sorte d’herbe, la clairière ne vaut rien, on ne peut pas y faire du foin. Avec une seule sorte de fleur, on ne peut pas faire un jardin, il en faut des différentes et de toutes les couleurs. Nous, Tsiganes, nous sommes des Tsiganes, laissons les autres devenir des docteurs » (p. 142).

Lionel Labosse


Voir en ligne : Bibliographie jeunesse sur les Roms


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[1Un parallèle s’impose avec la Conquête du désert par laquelle les Argentins achevèrent de déposséder les Indiens de leurs terres ancestrales, sous prétexte qu’ils volaient leurs moutons, alors même que c’étaient les colons argentins qui avaient, avec leurs moutons, fait disparaître en Patagonie, le gibier habituel des Indiens !

[2Le célibat est considéré comme « contre nature » (p. 207), et inutile de préciser que l’auteur ne relate aucune incartade altersexuelle. Son engagement chez les Rom trouvera sa limite dans son refus du mariage que lui arrange sans prévenir son père adoptif.