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Bisexuels : les parias du milieu gay.

Bi, de Jean-Luc Hennig

Gallimard, l’Infini, 1996, 152 p., 12,2 €

jeudi 27 août 2009

Bi, sous-titré « De la bisexualité masculine », est un court essai sur un serpent de mer du monde « LGBT », le fameux « B » qui brille par son absence dans la famille altersexuelle. Pourquoi ? « parce qu’elle n’est pas envisagée, la plupart du temps, comme une identité, mais comme une activité sexuelle sans conséquences » (p. 65). Jean-Luc Hennig nous livre ses réflexions sur la question, empreintes de certaines traces de narration à la première personne, à moins qu’il ne s’agisse du « je » du philosophe. Si l’érudition séduit — malgré cette exaspérante coquetterie intellectuelle consistant à ne jamais préciser les références des innombrables citations [1] — l’altersexuel que je suis reste sur sa faim : quoi ? tant de problèmes entrevus, et aucune solution suggérée ? Je vous propose donc ici moins une critique qu’une chronique où je résumerai mes propres vues sur la question.

Essai, fiction, auto-fiction ?

Si les bis n’existent quasiment pas, c’est simple, « ils cachent et protègent leur homosexualité dans l’hétérosexualité » (p. 14). Le narrateur paraît éprouver un ressentiment personnel, exprimé dans un long passage entre guillemets à la première personne, dont on se demande à quel point il est autobiographique : « On s’embrassait, mais pendant l’amour uniquement. Ni avant, ni après. Sauf une fois, la seule fois, quand je lui ai dit que j’étais séropositif. Il m’a embrassé sur la bouche. Il me disait : « Tu peux tout faire avec mon cul », mais il ne voulait pas être actif avec moi. » Cela le conduit à mon sens à des extrapolations : « Un hétérosexuel aime des femmes, un homosexuel aime des hommes, un bisexuel n’aime rien, il se laisse aimer » ; « il ne peut pas aimer, il n’a en fin de compte que de la jouissance » (pp. 18, 19). On croit plus loin qu’il s’agit d’un collage de témoignages, et que ce « je » désigne des hommes différents. Mais le flou est savamment entretenu, aucune information n’est donnée sur la provenance de ces témoignages ; enfin, on croit comprendre que ce n’est que fiction : « Qui suis-je, moi, le narrateur ? À quel moment suis-je adolescent, quadragénaire, auto-stoppeur, homme d’affaires, pédé battu, prostitué […] ? » (p. 90). JLH considère le bi comme « une prolongation ultime de l’adolescence » (p. 30), un refus de rentrer « dans la doxa sexuelle » (p. 23). Un type qui échappe à l’emprise des femmes grâce à ses incursions discrètes en territoire homo. Un chapitre donne des sortes de conseils pour draguer un hétéro : « Et quand on le prend par le col et qu’on l’embrasse très doucement, c’est une chose émouvante de le voir s’abandonner » (p. 77) ; un autre des conseils aux épouses d’homme bi.

Le bisexuel : synchronique, ou diachronique ?


De nombreux mythes grecs sont invoqués, ainsi que des allusions à des écrivains, Proust bien sûr, avec le personnage de Saint-Loup ; Casanova, Genet, etc., dans un tel tourbillon qu’on regrette l’absence d’un index. Andromaque y est citée pour sa spécialité du « cheval érotique » (p. 145), que j’ai évoquée dans cet article. L’auteur résume les théories discutées dans les années 90, la fin des amitiés viriles du Moyen Âge, la fascination des homos sur les hétéros (plutôt un fantasme d’homos fascinés par les hétéros, à mon avis !), et prétend voir dans la bisexualité une « donnée expérimentale nouvelle » liée à notre époque où « Tout est devenu fluctuant » (p. 55). Une bonne place est faite aux rapports Kinsey et à l’échelle du même nom, et à la façon dont ces chiffres prometteurs ont été revus à la baisse par des études moins ambitieuses.
« Les bisexuels préfigurent peut-être une société nouvelle où les termes d’hétérosexualité et d’homosexualité n’auront plus court » (p. 39) : bigre, encore un effort, et Jean-Luc Hennig allait tomber sur l’« altersexualité » ! Pourtant, le triolisme ou du moins la possibilité que le bi puisse être bi ensemble et pas successivement (synchroniquement et non diachroniquement, pourrait-on dire en abusant de ces termes linguistiques), n’est guère évoqué qu’en passant, à travers une enquête de… Marie-Claire ! L’exemple cité p. 126 est celui d’une femme qui accepte sans enthousiasme mais pour garder son mec, de lui servir d’appât, baise à trois quand le poisson est hétéro, et les laisse ensemble quand il est homo. Mais je n’ai pas trouvé dans cet essai d’exemple de « trouple » plus ou moins durable. Je ne développe pas des arguments qu’on retrouvera dans le lien précédent et dans cet article.

De la biphobie bien tempérée du milieu gay

En pleine réflexion préliminaire sur le PACS, l’essayiste parle de « repenser le couple », évoque des « pactes d’union libre », déclare : « Le bisexuel ne pense le couple qu’à trois » (p. 119), mais passe à côté de LA question, pourtant effleurée à l’époque du Contrat d’Union Civile ou « CUC », le premier état du projet préliminaire du PACS, qui prévoyait des contrats entre fratries ou personnes âgées, à l’époque où le fait d’être « LGBT » pouvait s’accommoder d’être subversif. 99 % des militants gays ont occulté cette question, autant que les hétéros, sans jamais reconnaître que selon leurs critères cette occultation constitue de la « biphobie » ! Il faut dire que maintenant, le « LGBT » moyen croit qu’être subversif se limite, comme le fait Act up, à utiliser de nombreuses subventions publiques ou la générosité du milliardaire Pierre Bergé pour empêcher les militants UMP de participer à la Gay Pride tout en vociférant « nous sommes la gauche ». Belle gauche, qui conteste un droit constitutionnel à des militants LGBT sous prétexte qu’ils sont… de droite ! [2] Or donc, si l’on était encore subversif dans le milieu altersexuel, au lieu de tendre la papatte vers le mariage gay, on reviendrait sur ce que les militants de 1991 avaient eu l’audace de demander, et on irait beaucoup plus loin, c’est-à-dire qu’on proposerait la suppression du mariage civil d’une part, de la notion de couple d’autre part. À la place on proposerait un nouveau type de pacte unissant un nombre variable de personnes (une vraie polygamie, si l’on veut, qui n’ait a priori rien d’aucune religion). Si on proclame comme le font nos militants « de gauche », l’égalité pour tous, au nom des « LGBT », il faut aller au bout de la logique : un ou une bisexuel ne peut être « égal » à un(e) homo ou un(e) hétéro que si il ou elle a le droit de s’engager au minimum dans un « trouple » avec un homme et une femme ! Tant que ces quelques militants parisiens bobo en resteront à réclamer le mariage pour deux personnes et pas plus, ils commettent une forfaiture en se réclamant des bisexuels, et devraient donc utiliser le sigle « LGT » et non « LGBT ». Dans la situation actuelle, c’est comme s’ils disaient : « Amis bisexuels, nous négocions pour vous en votre nom le droit d’être reconnu dans un couple homo ou dans un couple hétéro : choisissez ! ». Ça s’appelle le couteau sous la gorge !
Dans une digression, JLH remarque que, en cherchant à excuser les homosexuels en prétendant que leur goût était inné, le sexologue allemand Magnus Hirschfeld « se piégeait lui-même » au début du XXe siècle (p. 73). Mais est-ce que, en réclamant le droit au mariage civil au lieu de son abolition, les militants actuels ne se piègent-ils pas ? Le pire, c’est qu’ils ne SE piègent pas : ils NOUS piègent ! En fait, la poignée de militants parisiens qui décident pour nous, a fait un choix historique. On en était arrivé au constat de l’hypocrisie du mariage et de la double vie pour les homos ou lesbiennes qui voulaient un enfant. Dès lors, on avait deux possibilités : soit militer pour le droit d’être en couple homo et d’obtenir un enfant par divers moyens, quitte à évincer le père ou la mère biologiques ; soit demander la possibilité du contrat de vie commune à trois ou quatre, et faire et élever un enfant ensemble. On avait même trois possibilités, car les deux précédentes n’étaient pas exclusives. Allez savoir pourquoi ils ont choisi exclusivement la solution biphobe : le couple à deux, et les techniques de reproduction les plus artificielles possibles…

 Voir aussi l’article sur Le roi de l’évasion, d’Alain Guiraudie, un film altersexuel qui explore la piste bisexuelle.
 Deux articles intéressants :
L’association Bi’cause propose un « Manifeste français des bisexuelles et des bisexuels ».
Clémence Garrot propose un texte très tendance et très intello mais fort intéressant sur la spécificité « biE » : « Le B de LGBT ».
 Ce livre fait partie des nombreux ouvrages que j’ai lus pour écrire mon essai Le Contrat universel : au-delà du « mariage gay ». Et si vous l’achetiez ?

Lionel Labosse


Voir en ligne : Article de Chronicart sur « Sperme noir », de Jean-Luc Hennig


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[1Un exemple : à propos de la sexualité débridée des drosophiles, nous apprenons que cela rappelle les « spintries » de Tibère. Aucune note ne nous rappelle, amnésiques que nous sommes, que les spintries sont des « inventeurs de voluptés monstrueuses », jeunes gens en grand nombre que l’empereur faisait copuler pour sa distraction…

[2Étonnamment, si le Nouvel Obs parle d’Act Up, GayLib soi-même, dans un communiqué disponible sur le site, ne parle que des Panthères Roses… Moi qui y étais, je certifie avoir vu des pancartes d’Act up (mais une pancarte fait-elle le déluge ?). Par contre je me rappelle bien qu’en 2008, c’étaient les Panthères roses qui avaient déjà, mais moins longtemps, fait la même chose.