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Quand les amis s’en vont

Hommage à Roland Longpré

Comédien, philanthrope, ami.

mercredi 31 janvier 2018

Roland Longpré s’est éteint le 22 janvier 2018, le même jour qu’Ursula Le Guin. Cet article constitue un hommage à cet illustre inconnu, et à travers lui à quelques autres amis morts mais dont le souvenir me reste vif, à l’instar de Bernard Lefort. Tous ceux qui seront évoqués ont en commun qu’ils gravitaient au sein de l’association AIDES lors du service national que j’y effectuai entre décembre 1989 et août 1991. Deux ans moins trois mois, c’était la règle à l’époque pour les objecteurs de conscience. Je ne savais pas trop quoi faire de ma vie ; heureusement au dernier moment, je finis par réussir le concours pour devenir enseignant en septembre 1991. Ouf ! J’ai rencontré Roland Longpré je crois dès mon arrivée dans les locaux de l’association, le même jour où je connus d’autres personnes déterminantes dans ma vie. Il s’occupait alors entre autres activités de « volontaire » (mot que AIDES préférait à « bénévole »), de collecter des places de théâtre pour les malades et pour les volontaires (et pour les objecteurs et autres salariés qui étions payés des clopinettes). Il partageait un bureau avec Jaque Hébert, et quand on se retrouvait dans un théâtre le soir, on les appelait « les deux vieux du Muppet’s show » (Statler et Waldorf). Ils faisaient partie des tout premiers militants de cette association. Mais Roland le modeste avait déjà derrière lui un beau parcours humaniste…

Pierre qui roule

Roland Longpré est né à Montréal le 27 août 1933. À 15 ans en 1948, il entre dans le métier familial, la fourrure. Il participe à une chorale, les Petits Chanteurs de la paix. De 1951 à 1953, il suit un cours d’art dramatique, histoire du théâtre & littérature, et fait de la figuration au théâtre. Il assiste régulièrement à des spectacles à New York, où il fréquente assidument Alexandra Tolstoï, fille de Léon (il est fier de montrer une lettre autographe parmi les trophées affichés dans son couloir, son « hall of fame » à lui).
De 1953 à 1957, Roland fait ses débuts à la télévision avec divers rôles dans des téléfilms. Durant plus de quatre ans il est une des vedettes d’un feuilleton joué en direct tous les lundis intitulé 14, rue de Galais. L’émission est souvent en tête d’écoute, et une rue de Montréal fut baptisée de ce nom. Il décida de fuir ce vedettariat naissant et son pays, et prit le bateau pour la France, pour devenir membre de l’association « Les Petits Frères des pauvres », dont l’objet était d’assister par des visites journalières & autres initiatives les personnes âgées isolées. Armand Marquiset, fondateur de l’association, le nomme responsable des relations avec l’extérieur, et il donne de nombreuses conférences en France & à l’étranger. En 1958-59, il part 3 mois à Casablanca, il fait connaissance de la casbah, d’une léproserie. En 1959, il voyage au Liban & en Israël. En 1960, il fonde la Maison de Chicago et reste un an dans cette ville. En 1961, il participe à la fondation de la Maison de Montréal. De 1962 à 1967, il est responsable de la Maison de Marseille. Gaston Defferre lui demande de faire partie d’une commission à la mairie, sur les problèmes des personnes âgées. En 1964, il part pour trois mois en Inde, en vue d’une fondation des Petits Frères, rencontre ministres, évêques, diplomates, & passe de nombreuses heures à Calcutta avec Mère Teresa. Cela échoue, mais en 1965 il retourne en Inde avec Armand Marquiset pour la fondation de « Frères des Hommes », ce qui sonnera le glas de la participation de Roland aux Petits Frères.

Carte de Roland Longpré « Souvenir de Marseille », 2002
© Lionel Labosse

En 1968, Roland revient à la télévision pour divers petits rôles dans des feuilletons, dont Arsène Lupin, avec Marthe Keller et Georges Descrières. Il participe à un film tourné en Roumanie sous la direction de Jean Dreville. De 1969 à 1974, il est vendeur de disques pop & instruments de musique. En 1975, retour au théâtre, assistant de Michel Fagadau et comédien dans Un Tramway nommé désir au théâtre de l’Atelier, avec Jean-Claude Drouot & Andrée Lachapelle (fidèle amie canadienne depuis l’époque de 14, rue de Galais). Voici l’affiche que Roland conserva jusqu’à sa mort encadrée dans son couloir. On la voit en mieux mais sans saveur, sur ce site.

Affiche de Un Tramway nommé désir, théâtre de l’Atelier, 1975, avec Jean-Claude Drouot & Andrée Lachapelle.
© Lionel Labosse

De 1975 à 1976, il est engagé par l’Abbé Pierre comme serveur dans un bar de prévention contre la drogue au quartier latin, « Le Cloître », plaque tournante parisienne des dealers. Le soir, durant 2 saisons, il anime un cabaret à la cave du Cloître. Y passèrent soixante chanteurs, acteurs, poètes ; certains réussiront, par exemple France Léa, Hubert-Félix Thiéfaine, Renaud. Roland montrait volontiers des lettres qu’il avait conservées de ces artistes alors inconnus. Il écrit des articles dans la revue Brèches animée par Jean-François Six.
De 1979 à 1989, Roland devient animateur d’un foyer de Jeunes Travailleurs dans le XIVe. Plus de 1 500 garçons & filles de 18 à 25 ans, y sont passés en 10 ans, dont certains lui conserveront leur amitié jusqu’au bout. Au-delà de la recherche d’un logement ou d’un emploi en cas de chômage, il proposait dans son animation à ces jeunes venus pour la plupart de province ou de l’étranger, des repas de fêtes, voyages, promenades, convivialité ; une bibliothèque, des sorties au cinéma, dans les musées, des concerts. Il développe en eux le goût d’apprendre & de découvrir Paris. Il leur donne en outre, grâce à sa formation de comédien, des cours d’expression orale & corporelle. Et puis il s’engage en parallèle comme volontaire à AIDES, où il restera actif jusque dans les années 2000 et quelque. Prévention dans les lieux gais, aide aux malades & permanences dans les hôpitaux, il faisait tout ce qu’il pouvait & suscitait l’admiration des plus jeunes. Il distribuait des capotes façon hosties dans les lieux de drague gay. Ce n’est pas parce qu’on est catholique, expliquait-il, qu’on est d’accord avec le pape à 100 %.

Témoignage de vie

Les informations qui précèdent seraient approximatives si je n’avais conservé dans mes archives un curriculum vitae que Roland m’avait demandé de taper pour lui à l’époque où je travaillais à Aides, mais surtout le manuscrit d’un « Témoignage de vie » qu’il avait rédigé au début des années 2000, et dont la copie me fut envoyée après sa mort par un Petit Frère. Il m’avait demandé conseil et me nomme dans les remerciements, mais ne me l’avait pas communiqué, peut-être par modestie ? Ce manuscrit, découpé comme une partition musicale, contient un grand nombre de photos, de lettres, d’articles de presse & autres documents. Voici quelques précisions tirées du témoignage de Roland. Son départ pour la France est motivé par le contraste entre l’humanisme du catholicisme européen et la dureté du catholicisme canadien. Il évoque par exemple un évêque, Monseigneur Charbonneau, qui « avait osé faire une quête à la sortie de l’église pour les familles des grévistes » et fut démissionné par le Saint-Siège. Roland raconte des rencontres furtives avec un chapelet de célébrités, au Canada et plus tard en France. Jeune comédien, il tombe sur Gérard Philipe à la projection d’un de ses films, et l’invite à son cours de théâtre. Puis Jean-Louis Barrault & Madeleine Renaud, à qui il ose demander d’assister à une représentation depuis la coulisse. En 1955, à 22 ans, il gagne 1000 dollars par semaine, quand son père en gagne 20, mais habite toujours chez ses parents, sans leur dire qu’il a pris un pied-à-terre, avec pour voisin de chambre le futur célèbre cinéaste Claude Jutra. En janvier 1955, il interprète pour la télévision canadienne, dans Moïra de Julien Green, le premier rôle d’un homosexuel dans l’histoire de la TV nord-américaine, ce qui suscite un scandale. Lors de son premier séjour à Paris à l’été 1955, Roland est ému d’entendre un prêtre célébrer la messe en parlant « calmement sans reproche, sans condamnation, de Jésus », ce qui tranche avec la furie de l’Église canadienne. Il évoque ses séjours réguliers à Saint-Benoît, mais affirme que s’il devait se faire moine, ce serait plutôt à l’Abbaye de Cîteaux, pour être « ascète contemplatif ». Fin août 1958, c’est l’installation définitive en France, avec un accueil chaleureux dès le premier jour par Armand Marquiset chez les Petits Frères, dont il raconte les activités émouvantes auprès des petits vieux, les colis, les bises sur les joues, les repas de Noël. À Chicago, il note : « Un mois à peine après notre arrivée, nous visitions déjà beaucoup de vieillards isolés et noirs dans le sud de la ville ». À Marseille, il raconte une entrevue avec une dame riche qui donne un gros chèque pour la maison des Petits Frères. La Comtesse de Saint-Exupéry lui fait don de « tous les livres de son fils dans la collection de la NRF ». Il est présenté à Paul VI au cours d’une audience privée pour les Petits Frères. La fondation de Frères des hommes suite au voyage en Inde, entraîne une rupture avec Armand Marquiset : « Sans aucun scrupule, je ne le suivis pas. Je le revis peu. Il y avait rupture comme dans un couple, pour lui, pour moi. J’étais venu de loin pour une forme de travail pas pour une personnalité ». Il se trouve désorienté début 1967 par cette évolution, même aux Petits Frères. En 1969 au Canada, il assiste à l’agonie de son ami comédien Robert Gadouas, qui s’est suicidé : « Cette forme d’amitié d’homme à homme, sans équivoque, est lumineuse ». À aucun moment dans ce témoignage, Roland n’évoque son penchant pour les hommes. En 1974, il se réinstalle cinq mois chez sa mère et travaille pour un disquaire. En 1975, il évoque son activité inattendue dans le monde des drogués au bar le Cloître à la demande de l’Abbé Pierre. Il n’y a aucune communication entre le bar et la cave où il présente des chanteurs. En 1978, alors qu’il doit rédiger un mémoire pour devenir éducateur pour jeunes, il assiste à un déjeuner chez les Petits Frères, dix ans après son départ, pour interroger les personnes âgées sur les jeunes. Le dialogue qu’il rédige est amusant et sans concession sur l’attitude égocentrique des petits vieux qu’il rencontre alors. Sa conclusion : « Vous les vieux, je vous aime comme vous êtes. Si vous aimiez autant les jeunes comme ils sont. Vous les vieux ! Comment ai-je pu sans jamais dire ou même y penser vous supporter ? Ai-je vieilli ? » Il évoque son dernier appartement dans lequel il s’installe en 1987 (et où je l’ai fréquenté de 1989 à sa mort) : « Devant mon balcon, dans un petit jardin, il y a six merveilleux platanes d’Orient, aux feuilles à cinq lobes, c’est-à-dire aux feuilles d’érable ». Retour minimaliste du refoulé…

Digression en forme de billet d’humeur, que l’on peut ne pas lire

Les associations qui ont le vent en poupe attirent à elles carriéristes & cumulards de tout poil, en quête d’un accroissement utile à leur carnet d’adresse & de lignes valorisantes dans leur CV. Le sida, les « victimes d’accidents de la route » ; pardon, de la « violence routière » comme aujourd’hui les associations de femmes victimes de violences masculines, bref, tout ce qui permet de passer à la télé & de capter les torrents de subventions de toutes origines, ces associations attirent comme le bas-clergé la vérole, ces hordes opportunistes. Je me souviens d’un type, vaguement photographe, qui se retrouvait comme par hasard membre de plusieurs bureaux d’associations différentes, où son activité militante consistait essentiellement à postuler au bureau ! Les objecteurs que nous étions aussi entendaient tirer les noisettes du feu, mais pour ma part c’était fort simple : parmi les centaines d’associations de la liste susceptibles de recevoir des objecteurs, c’était la seule qui eût un lien avec l’homosexualité, et j’étais alors dans une solitude catastrophique, comme les jeunes d’aujourd’hui ne peuvent plus imaginer : je sentais cette chose en moi, et jamais il n’était question de cette chose autour de moi, à l’école, en famille, à la télévision, qu’en termes de honte & repoussoir. AIDES était l’issue de secours de cette impasse anxiogène, mais j’étais aussi réellement objecteur de conscience, ce qui n’était pas le cas de tous les autres que j’ai croisés là-bas, qui étaient surtout homos avant d’être objecteurs. Bref, je ne veux pas jeter d’anathème, juste en appeler à une juste conscience des choses. Toute personne qui se mêle d’humanitaire ferait bien de reconnaître quel bénéfice elle en tire, et ce qu’elle donne. Les arrivistes souvent, apportent quand même de réelles compétences & font avancer l’association, mais c’est parfois au détriment de causes moins médiatisées. Je prends l’exemple des associations d’usagers des transports, cent fois moins à la mode que les associations susnommées de « victimes de la violence routière » : elles n’existent pas médiatiquement, alors qu’elles seraient cent fois plus utiles que les autres, dont l’aura médiatique aboutit à l’absurdité de la baisse, à chaque nouveau ministre, de la vitesse maximale autorisée sur les routes départementales (alors qu’on ne prend aucune disposition pour retirer leur permis à certains dangers publics, vieillards ou dealers branleurs en BMW). Aucune baisse par contre pour les riches qui peuvent se payer les autoroutes, et des chauffeurs pour sacrifier leurs points de permis en cas d’excès de vitesse. Mais trêve de digressions.

Convivialité

Je n’ai pas continué à militer à AIDES après ce service national, comme d’ailleurs tous les objecteurs qui y passaient, parce que nous voyions un peu l’envers du décor, et la mentalité de certains dirigeants de l’association. Mais la plupart des volontaires étaient des anges, comme Roland ; pas étonnant que nous recherchions leur amitié. À cette époque, Roland organisait régulièrement des soirées ou plutôt des nuits chez lui. Il savait comme personne préparer des zakouskis pour 30 personnes. On s’affalait contre les murs de son salon, tapissés de disques et de livres, et on refaisait le monde en écoutant de la musique. Il ne s’y passait rien que de très catholique ; peut-être quelques pétards circulaient-ils, mais discrètement, et personne n’a jamais insisté pour m’en proposer. Tout au plus du poppers, car les hétéros consomment ce produit en soirée, ce qui m’a toujours étonné. Il y avait souvent un certain Didier, plus âgé que moi, qui était un junkie, et s’écroulait sur lui-même au milieu de la soirée. Il avait une queue de cheval et son crâne était couvert d’une mosaïque multicolore de cheveux rasés, qui lui avait valu d’être icône de carte postale. Il mourut d’une overdose dans les années 1990. À une certaine heure, nous demandions à notre hôte de passer son disque d’« ∞ » d’Aphrodite’s Child, avec cette orgastique voix d’Irène Papas. C’est là où culminait la débauche.

Saint Bonaventure priant (1629) de Francisco de Zurbarán (1598-1664)
Musée de Dresde
© Wikicommons

Roland fantasmait en douceur et platoniquement. Il n’avait pas de sexualité je crois, et il aurait été prêtre ou plutôt moine, peut-être, si l’Église n’avait pas exclu les homosexuels, car il ne voulait pas se cacher sans doute ; cacher non pas des actes, mais des pensées. Si le Vatican a officiellement exclu les gays de la prêtrise en 2016, cet avis me semble paradoxalement avaliser l’existence de l’homosexualité, ou du moins sa potentialité parmi les prêtres, alors qu’avant (je veux dire dans les années 1950, au moment où il aurait pu être question pour Roland de choisir la voie de la prêtrise) c’était disons le royaume de l’hypocrisie : il n’en était pas question ; il fallait se mentir à soi-même, ce qui je pense, vu le milieu de comédiens où il avait vécu, n’était plus possible pour Roland au moment où il décida de changer de vie. Une anecdote qu’il aimait à raconter est celle d’un Américain sublime qui l’avait dragué un soir dans un bar, et Roland, qui vivait seul & n’avait aucun engagement, lui aurait répondu « Not tonight ! » « Not tonight ! » devint donc notre plaisanterie préférée. En visitant la Gemäldegalerie Alte Meister de Dresde (escapade au cours d’un séjour à Prague), je suis tombé sur Saint Bonaventure priant (1629) de Francisco de Zurbarán. Ce tableau me fait penser à Roland : cet homme en extase qui tourne le dos au monde et à la religion officielle pour une relation personnelle et amoureuse avec un bel ange passe-murailles qui lui enseigne sa propre voie… J’ai évoqué ce tableau dans cet article.
Bref, Canadien, mais pas Michel Tremblay ! Roland avait apposé sur sa porte un autocollant du Canada, qu’il retira dans les années 2000, à cause de la montée du communautarisme musulman. Il ne voulait pas faire comme ceux dont la revendication d’une origine rime avec le rejet du pays d’accueil, alors que sa tentative de naturalisation avait échoué, découragé qu’il était par les méandres administratifs. Un immigré depuis 50 ans parlant parfaitement français et ayant apporté à la France, ayant toujours travaillé, reconnu par des personnalités incontestables, était traité avec la même rigueur qu’un immigré de 10 ans qui baragouine toujours le français et ne manifeste aucun signe d’intégration !
Roland avait d’autres talents ; il dessinait et réalisait des collages, qu’il offrait à ses amis ; il avait même réalisé quelques lithographies. Ses cartes de vœux étaient souvent des dessins originaux.

Roland Longpré devant l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, juillet 1997.
© Lionel Labosse

Sur cette photo, Roland pose façon « force tranquille » devant l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, appelée également abbaye de Fleury, abbaye bénédictine dont il se fit oblat. Je l’y avais accompagné en voiture en juillet 1997, et avais eu l’occasion unique d’y loger pour une nuit, d’assister à un dîner au réfectoire, repas en silence rythmé par la lecture à voix haute par un frère d’un livre très laïc, que je lirais un peu plus tard, Un long chemin vers la liberté de Nelson Mandela. Nous avions eu droit à une discussion à bâtons rompus avec le père supérieur (je crois), qui abordait très librement des thèmes sulfureux. J’ai toujours été athée, mais grâce à Roland & grâce, bien avant lui, aux prêtres & autres dames patronnesses qui me prodiguèrent un enseignement religieux quand j’étais môme, j’ai toujours eu une image positive de la religion catholique. Les quelques affaires de pédophilie dont les médias nous rebattent les oreilles depuis une trentaine d’années ne parviennent pas à étouffer dans ma mémoire ces souvenirs de personnes pieuses & respectueuses d’autrui. On dirait que c’est l’inverse de l’histoire de Lot : une seule brebis galeuse suffit à condamner le troupeau ! Au-delà de cette question, si j’ai cultivé cette amitié avec Roland, c’est peut-être qu’il me fournissait un modèle de vie où le fait d’être homosexuel d’une part & de quitter son pays d’autre part n’impliquait pas forcément de rompre avec sa famille, de rejeter ses convictions et sa patrie. Roland restait proche de ses deux frères au Québec, dont un lui a survécu, et de sa nièce Christine & de son mari Daniel, que j’ai souvent rencontrés lors de leurs escales parisiennes, puisqu’ils étaient personnel de bord d’une compagnie aérienne. Durant ces 28 années d’amitié, jamais la moindre tentative de prosélytisme religieux n’a émané de Roland.

Les vieux copains

Roland Longpré en 1990, avec quelques amis.
René Haddad, Jaque Hébert, Roland, Pierre Kneip.
© Lionel Labosse

J’aime beaucoup cette photo ratée de l’époque révolue de l’argentique. C’était le 1er mai 1990, et nous avions invité plusieurs amis de AIDES dans l’appartement de Torcy que je partageais alors avec mon ami Jack (la seule relation de type couple que j’aie eue, qui dura 3 ans et demie). Après ses années fastes, Roland continua de fréquenter ceux qui lui retournaient ses nombreuses invitations. De gauche à droite, René Haddad, Jaque Hébert, Roland, Pierre Kneip, tous morts désormais. René Haddad (frère de l’écrivain Hubert) fut brièvement comptable de l’association dans ces années-là. C’était un personnage excentrique à la Neveu de Rameau, qui marqua tous ceux qui le croisèrent. Il faisait de brèves missions d’intérim, puis passait à une autre société, car son jardin secret était l’écriture et le théâtre, dans lequel il fit une brève carrière la retraite venue, dont il reste des traces infinitésimales sur Internet. Tellement excentrique que je restai fâché avec lui pendant quelques années, avant de nous réconcilier. Il mourut trop tôt d’un anévrisme mal placé, après l’échec d’une opération destinée à le résorber. Sa mort survint le dimanche 15 décembre 2015, à la fin du week-end terrible commencé par les attentats du vendredi 13 novembre. Je venais durant ce week-end apocalyptique, de quitter mon appartement où je faisais faire des travaux, hébergé dans des conditions de fortune par un ami dont je découvris à cette occasion qu’il se droguait et stockait sa drogue dans ce minuscule appartement qu’il me prêtait. J’étais aussi en parallèle hébergé le week-end par ma « MAV » Catherine, que je connus aussi à AIDES, et à qui j’ai dédié l’un de mes poèmes pileux, laquelle avait du mal à concilier sa lutte contre un cancer récidiviste & l’hébergement d’un ami remuant. Après avoir appris par Catherine la mort de René, je perds les pédales & les clés de cet appartement de fortune, et me voilà sans domicile à minuit un dimanche soir, bouleversé par ce deuil précipité, et devant me rendre au boulot le lendemain à 8 h ! De quoi se rappeler cette date ! René fut enterré laïquement dans la partie juive du cimetière de Pantin, auprès de son frère Michel Haddad, peintre qui s’était suicidé et que Hubert évoque indirectement dans une fiction intitulée Palestine (2007). À la demande de la famille, une violoncelliste interpréta sous la pluie quelques pièces dans le cimetière même.
Jaque Hébert mourut le 6 janvier 2015, veille de l’attentat de Charlie Hebdo. Danseur, comédien, il avait tout vécu de la libération hippie & gaie, partout dans le monde avec ses tournées théâtrales et à New York où il avait eu un amant mort du sida, d’où son engagement à AIDES. Il avait couché avec des kyrielles de célébrités et me racontait ses exploits, sans oublier ses années de professeur de danse en Algérie, après l’indépendance, dont je me suis inspiré pour quelques-uns des écrits d’Essobal Lenoir et pour L’Année de l’orientation & Karim & Julien. Jaque Hébert fut le fondateur, au moment où je travaillais à AIDES, de l’association Le Patchwork des noms, qui confectionnait des rectangles de tissu personnalisés en mémoire des morts du sida. J’avais brièvement fait partie du bureau de cette petite association.
Pierre Kneip, à droite sur la photo, était le plus jeune, et mourut le premier, du sida. Il était professeur de français dans un lycée professionnel, avant d’être contaminé et de rejoindre AIDES, où il fut la tête pensante de l’aide téléphonique, suite à quoi il contribua à la création de Sida Info Service (SIS), dont il devint le premier directeur. Leurs locaux étaient à côté du Père-Lachaise. J’adorais Pierre, qui était beau comme un ange, cultivé, brillant. Il avait vingt ans de plus que moi, mais j’aurais aimé être son ami. Son ami, justement, était un très beau jeune homme, Marc, qui était mort d’une façon fulgurante. Le hasard me fit aussi fréquenter quelques années après ma période AIDES, un garçon de mon âge qui avait été initié à l’amour par Pierre alors qu’il avait dans les quinze ans, relation socratique dont il gardait un excellent souvenir. Autres temps, autres mœurs. Pierre écrivait une fort belle chronique dans Gai Pied Hebdo, sous le pseudonyme transparent de Pierre Epkin. C’était l’époque où les gais avaient un journal digne de ce nom, et j’y publiais aussi de temps en temps des nouvelles, avant que la peste Pierre Bergé ne mît le grappin sur cette liberté d’expression pour la transformer en un support de pub papier glacé pour ses produits de luxe. Bref, la dernière fois que je vis Pierre, c’était dans les locaux de SIS. Il ironisa sur la proximité du cimetière. Il mourut le 2 décembre 1995, en pleine grève générale. Alors que je me remettais d’une rupture amoureuse, j’avais traversé la moitié de Paris à pied depuis la porte Dorée où habitait Catherine, pour assister à ses obsèques à l’église Saint-Eustache, noire de monde. Cette heure de marche était le prix à payer pour lui rendre hommage. Un quatuor à cordes joua du Mozart ou du Beethoven. À quelques mois près, Pierre aurait été sauvé grâce aux trithérapies… Du coup, après ces trois décès à des dates clés, quand on m’annonça la mort de Roland, j’eus peur qu’un nouvel attentat ne se produise.
Pour boucler la boucle, c’est avec Catherine & Amar que nous passâmes chez Roland le réveillon de l’an 2000. Roland était furieux parce qu’elle était arrivée à la bourre. Lui était trop anxieux pour arriver en retard à quelque rendez-vous que ce soit. Il arrivait une demi-heure en avance et s’offrait un apéro dans un bar en vous attendant. Je l’ai fait se retourner dans son cercueil en arrivant cinq minutes en retard à sa messe d’enterrement. Un lutin m’avait fait oublier un truc à la maison et je dus y remonter alors que j’étais déjà parvenu à la station de métro… Roland a dû se retourner dans son cercueil. Heureusement, quand il a vu les quatre beaux gars qui le chargèrent sur leurs épaules, il se remit sans doute à l’endroit !

Dernier adieu

Roland était atteint d’asthme depuis toujours, et son état se détériora après 80 ans. Il ne cuisinait plus et recevait des repas tout faits des services sociaux, quart de vin inclus. Nous allions de temps en temps déjeuner à la brasserie d’Hassène, à deux pas de chez lui (angle rue des Suisses / rue d’Alésia), mais dans les derniers temps, ces deux pas il les tronçonnait en courtes étapes, et s’asseyait sur un banc tous les cent mètres, ou sur son déambulateur. Hassène accueillait chaleureusement son vieux client, et Roland ne refusait jamais le généreux pousse café offert avec l’addition ! Les derniers mois le virent pérégriner d’hôpital en hôpital, où on le soigna fort bien, notamment à Saint-Joseph puis à la Pitié-Salpêtrière. Il accepta un transfert en EHPAD où il ne resta finalement que quelques jours. Lors de mes rares visites je n’osai pas lui proposer du whisky en douce (son péché mignon), et il n’en demanda pas, signe que c’était la fin. Il fut assidument suivi par Paul, émissaire de la section du XIVe des Petits Frères, et plusieurs personnes qui l’accompagnèrent en cette fin de vie, palliant l’absence de toute famille sur place et complétant le peu que pouvaient faire ses amis, car Roland craignait la mort et n’avait rien prévu.
Les obsèques de Roland eurent lieu le vendredi 26 janvier 2018 à l’église Notre-Dame-du-Rosaire, à deux pas de son appartement. Un excellent prêtre lut d’excellents textes devant un public certes clairsemé, mais inattendu pour un immigré homosexuel sans postérité de 84 ans. Le prêtre lut notamment l’évangile dédié à ce jour du 26 janvier, et trouva des mots simples et émouvants pour l’appliquer à la vie de Roland :
« Après cela, le Seigneur désigna soixante-douze autres et les envoya deux par deux en avant de lui dans toute ville et tout endroit où lui-même devait aller. Et il leur disait : « La moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux ; priez donc le Maître de la moisson d’envoyer des ouvriers à sa moisson. Allez ! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu de loups. N’emportez pas de bourse, pas de besace, pas de sandales, et ne saluez personne en chemin. En quelque maison que vous entriez, dites d’abord : Paix à cette maison ! Et s’il y a là un fils de paix, votre paix ira reposer sur lui ; sinon, elle vous reviendra. Demeurez dans cette maison-là, mangeant et buvant ce qu’il y aura chez eux ; car l’ouvrier mérite son salaire. Ne passez pas de maison en maison. Et en toute ville où vous entrez et où l’on vous accueille, mangez ce qu’on vous sert ; guérissez ses malades et dites aux gens : « Le Royaume de Dieu est tout proche de vous » » (Lc, 10-1-9).
La mort de Roland survient alors que je me suis enfin décidé à lire la Bible. Mais j’ai résisté à la tentation de lire un extrait de l’Ancien testament lors de la messe. J’ai préféré lire un extrait de « Zone » de Guillaume Apollinaire, hommage plus laïc à ce que Roland a contribué à m’apporter, le goût pour la poésie et le théâtre (je l’avais avant ; il a juste confirmé). Je retrouve dans ces vers la foi simple de Roland.
« Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant
Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc
Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize
Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église
Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette
Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège
Tandis qu’éternelle et adorable profondeur améthyste
Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ
C’est le beau lys que tous nous cultivons
C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent
C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère
C’est l’arbre toujours touffu de toutes les prières
C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité
C’est l’étoile à six branches
C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche
C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
Il détient le record du monde pour la hauteur »

Puissé-je, si je mourais à son âge, avoir autant d’assistance ! Au cimetière Montmartre, où les Petits Frères lui ont offert une place dans un de leurs caveaux collectifs (ils en auraient plusieurs à Paris et sans doute ailleurs), nous étions encore douze, comme les apôtres. Si vous passez par là, en même temps que vous visiterez les tombes d’Émile Zola, de Jean-Léon Gérôme, de la dame aux Camélias et de Dumas fils, de Jacques Offenbach, de Truffaut, de Dalida, des frères Goncourt ou de France Gall (à quelques mètres de là), faites un détour par ce caveau extraordinaire (tout au fond de la première allée à gauche (avenue Charles) quand vous entrez par l’avenue Rachel, au début de l’avenue de Montmorency côté gauche), dont j’ai pris une photo quand le nom de Roland fut ajouté à la liste impressionnante des déjà cent-dix hôtes, après une personne morte après lui car son nom avait été oublié, chose que j’ai signalé et qui fut rectifiée illico !

Tombe des Petits frères des pauvres au cimétière Montmatre.
© Isabelle Minazzoli

La partie émergée du monument est rudimentaire : deux pierres tombales sobres, et une grande pierre verticale avec juste quatre colonnes de noms dorés. Mais jetant un œil à l’intérieur du caveau, nous découvrîmes une vertigineuse fosse de 16 étages de quatre fois deux rangées de cercueils, soit 128 places, sans compter les urnes entreposées au-dessus. Le cercueil de Roland entamait la dernière pile, au plus profond, et les quatre fossoyeurs durent trouver des rallonges de cordes pour le plonger en ces abysses. L’employé du cimetière descendit à l’échelle pour positionner la bière dans l’alvéole réservée, puis il repositionna tout seul la dalle de deux tonnes, en usant d’un rouleau. Ce HLM funéraire est ce que notre société peut proposer de mieux, grâce à ce genre d’association philanthropique, aux vieillards isolés, comme je serai sans doute – foi en moins – si je meurs vieux. Gloire aux Petits Frères ! Cela n’est pas sans rappeler Le Patchwork des noms, autre façon de garder la mémoire des morts isolés ou sans famille. C’est peut-être aussi l’accès aux enfers, le trou même où Orphée, croyant être tiré d’affaire, se retourna et perdit une seconde fois Eurydice… En tout cas nous y enfouîmes notre vieil ami Roland sous un rayon de soleil de ce pluvieux janvier.

 Lire un article sur les cimetières dans lequel j’évoque la tombe de Roland.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Article sur Roland Longpré sur le site everybodywiki.com


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Photos © Lionel Labosse, sauf le tableau de Zurbarán.