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De l’amour mièvre à l’amour vache

Les amants impossibles

Fond de tiroir des années-sida.

vendredi 24 août 2007

J’avais publié une dizaine de nouvelles dans Gai Pied hebdo, entre 1988 et 1990, soit dans le « cahier rose », soit dans la prestigieuse partie blanche, sous le pseudonyme de Nicolas Strychnine. En voici une particulièrement importante pour moi. Mes deux années passées à l’association AIDES en tant qu’objecteur de conscience y sont concentrées. Je l’ai réécrite et augmentée depuis ; il y a des tournures qui m’exaspèrent, mais je préfère la publier telle quelle dans ces colonnes virtuelles. Le lecteur voudra bien se reporter en esprit en 1989, avant les trithérapies. On ne parlerait plus du sida de cette façon. L’un de mes projets est d’en faire une sorte d’anti-roman d’amour intitulé Comment j’ai écrit « La chaîne » (Titre que j’ai préféré plus tard). Avis aux éditeurs…

« Ah ! s’il était possible de verser ici tout mon sang et d’en prendre un nouveau !… » Honoré de Balzac, Splendeurs et Misères des courtisanes, GF, p. 91.

Les amants impossibles

Tu vois, ta chaîne enchaîne encore mon poignet. Jamais aucun autre que toi n’a fait fonctionner le délicat mécanisme qui chaque matin et chaque soir figure notre lien d’amour par le mièvre auxiliaire d’un bijou doré, décoration infamante de l’inverti, indigne au bras de celui parmi les hommes qui croit incarner la nature de l’homme.

Combien de fois pourtant ma main n’a-t-elle pas esquissé un geste machinal pour desserrer ce fragile étau d’or ? Geste arrêté à l’extrême limite de l’inconscient et du conscient, là où l’angoisse m’envahit d’un mauvais présage sur notre couple — ô ma peur du couple naguère : ces bœufs suant sous le joug ! Et par l’usure inexorable du métal ou l’imperceptible dilatation du fermoir, le lien ne s’est-il jamais rompu de lui-même, déconcertant tous les augures ?

Aucune préméditation entre nous : tout est allé de soi. Ce qui s’est fait devait se faire malgré la foule de bonnes raisons que tu n’hésitais pas à invoquer pour empêcher ce bonheur que tu voulais croire impossible. À l’évidence, tu n’étais pas mon genre, pas plus que je n’étais le tien. À peine si nos ombres se seraient retournées l’une sur l’autre dans la rue. Tu n’étais tout bien considéré qu’un chômeur myope à moitié chauve, endenté comme un cheval.

Tu ne voulais pas m’entraîner dans ta galère : je ne méritais pas ça. C’est vrai qu’à l’époque, tu n’avais guère pour te nourrir que tes dettes, quand le désespoir ne te coupait pas l’appétit. Et puis quoi, tu étais donc séropositif, puisque tu avais perdu ton travail et que personne ne voulait plus de toi.

Qu’attendais-tu pour prendre le premier train ? Que les T4 aient entièrement déserté tes artères ? Que tu grimpes un échelon dans la hiérarchie de la maladie : « Monsieur Ducon, au nom de la Patrie indifférente, je vous déclare Arc-Sida » ?

Moi, je noyais mes larmes dans ma bière, dans ce bar populeux où je ne voyais que toi, par-delà l’infrangible frontière du virus. Plus tu dressais de barrières entre ton désir et moi, plus tu voulais m’interdire de faire ton bonheur sous prétexte que ce serait peut-être aussi mon malheur, et plus je me précipitais vers le terrifiant refuge de cette toile d’araignée, mon cocon, ma géhenne, mon amour.

Le remords honteux qui me torturait alors l’esprit de n’être pas moi aussi, comme certains de mes amis, victime de ce virus — tel un reproche de n’avoir pas vécu la sexualité tous azimuts inhérente à la libération gaie — n’était qu’un avatar de ma révolte à jaillissements rhizomiques, qui me faisait regretter de n’être pas lesbienne sans pour autant cesser d’être pédéraste, ou pédophile, malgré l’absence du désir que j’eusse aimé ressentir, seulement pour la damnation, d’un petit garçon. Je voulais porter en moi toutes les malédictions humaines, que convergent sur ma poitrine le mépris et la haine de toutes les bourgeoisies du monde ; être ê la fois le juif pédé, la gouine rouge et le voleur boiteux.

J’avoue avoir été troublé souvent par la ressemblance de certains malades avec les corps défigurés, désincarnés, désarticulés des prisonniers des camps nazis. Mêmes blessures, même maigreur et parfois même perte du sens de la réalité. N’ai-je jamais, dans les brumes de ma conscience, souhaité les rejoindre pour cette seule raison ?

Tu étais l’occasion rêvée. Notre rencontre s’inscrivait si bien dans le cours du destin tortueux qui est le mien. Avec toi, je réussissais l’exploit d’être scrupuleusement fidèle en amour selon la recette apostolique pour échapper au Châtiment de Dieu, et de courir pourtant le risque d’être infecté. La mode du couple de séronégatifs n’avait pas de sens pour nous ; d’ailleurs elle m’avait toujours semblé égoïste et hypocrite. Combien de ces couples factices à la fidélité prophylactique survivraient d’un jour à la découverte d’un vaccin ? Vivre ensemble par crainte des autres, cela relève moins de l’amour que de l’économie. Si j’étais idéaliste, je dirais que baiser avec des capotes au temps du sida, même quand on se sait séronégatif, est un acte de sympathie et de solidarité avec les personnes atteintes aussi rare et nécessaire que ne l’aurait été sous l’Occupation le port par toute la population de l’étoile jaune. Les Églises qui interdisent l’emploi du préservatif sont les mêmes qui oublièrent à cette époque de recommander à leurs fidèles d’arborer le signe d’infamie.

Nos débuts de couple furent tâtonnants, poussifs, comme enfantins. Nous vouâmes un culte à la capote, à quelques exceptions près, accidentelles ou volontaires, qui nous semblaient, qui me semblaient surtout, bêtement, nécessaires pour instaurer entre nous un climat de confiance. Il serait sans doute aussi vain de nous en vanter que d’en avoir honte ou de le regretter : il nous est arrivé, sans parler des ruptures intempestives de condoms, de nous pénétrer sans cet ustensile providentiel. Comment t’expliquer ? Il serait aussi absurde de chercher là une preuve d’amour de ma part qu’un signe de perversité de la tienne. Il y a simplement des jours, dans toute vie, où la vie vous apparaît plus dérisoire et légère que d’habitude ; où l’Instant le dispute à l’Essentiel ; où rien, même la mort, n’est grave et ne mérite d’être digne de soi. Tu n’avais guère traîné ton sexe que dans les saunas ou les rencontres d’un soir qui te renvoyaient errer seul dans les villes avant l’aube. Tu avais toujours donné ton sang, mais un beau jour d’été en 1985, on l’avait testé, et une infirmière t’avait traité d’assassin. Désormais, ton sang plein de sida, sauf à t’ouvrir les veines dans un caniveau, on n’en voulait plus. Depuis ce temps-là, tu n’avais plus cherché à faire l’amour.

Quant à moi, la phobie du sida, que j’avais découvert en même temps que se précisait dans mon esprit l’exclusivité de mon amour pour les garçons, m’avait jusque-là fait fuir toute proposition de rapport sexuel autre que superficiel et furtif. J’étais trop timide ou honteux pour demander des préservatifs à un pharmacien. D’ailleurs, je détestais les pharmaciens. Leur refus quasi général de placer les préservatifs à portée du client, sans les confiner dans la confidentialité chuchotante des dessous de comptoirs, m’a toujours semblé le signe d’un horrible calcul, comme si le pharmacien voyait d’abord dans le préservatif le manque à gagner de tous les traitements coûteux qu’il ne vendrait plus. Et puis je n’étais pas sûr de savoir imposer leur emploi à un partenaire de rencontre. Alors ma sexualité avait, sans effort ni privation, toujours été sans risque. Paradoxalement, le fait de te savoir séropositif avant même que nous ne parlions d’amour, rendait caduques toutes ces craintes et, du moment que nous nous aimions, tous les détails hygiéniques coulaient de source.

Si nous mîmes quelques semaines à savoir manier capotes et lubrifiant sans les faire craquer, le plus difficile fut ta lente réadaptation à l’amour et à ses gestes. Chaque fois que tu pensais me pénétrer, les mots cruels de l’infirmière revenaient te tourmenter, et ta verge à la main, tu croyais tenir l’arme d’un crime. Il fallut des mois pour que ces fantômes s’estompent et que ton sexe ne te semble plus l’instrument de la mort, mais celui de notre plaisir.

Nous passions parfois des heures à nous caresser du regard. Plus je te contemplais, plus il me semblait monstrueux que sous ta peau soyeuse, chaude, dorée, la mort puisse être à l’affût d’une manière si captieuse, dans chaque goutte de ton sang, dans chacune de tes jouissances que j’aurais voulu boire, prête à profiter du moindre égarement de l’amour pour m’investir aussi. Je trouvais dérisoire et injuste la décision du destin ou d’un dieu — puisque tu y crois — de t’avoir désigné toi plutôt que moi.

Pourtant, un jour différent d’un autre, je fis un premier test, dont j’attendis le résultat dans l’angoisse. Si j’avais peur, c’était pour nos si rares écarts aux règles du safer sex, qui pourtant avaient eu lieu en toute connaissance de cause. Nous jouons au jeu du couple impossible, mais nous savons tous deux que la partie est truquée, que le gagnant et le perdant sont désignés à l’avance. La chaîne qui nous lie, elle se rompra un jour : elle n’est ni de chair ni de sang. Je l’ai compris quand tu m’as demandé ce que je ferais si la maladie se déclarait. Toi, tu prétendais refuser les traitements et me mettre à la porte pour mourir en paix. Si l’amour que nous vivons avait été de la passion, je ne crois pas qu’il aurait jamais été question de me protéger. L’idée seule de te survivre m’aurait été un supplice insupportable. Or, le virus s’est peu à peu insinué dans notre couple, polluant, quoi qu’on dise ou qu’on fasse, la pureté de notre amour. Nous nous sommes résignés par excès de prudence à n’être que deux bons amis qui se donnent du plaisir et ne savent se quitter. Mais je veux apprendre à vivre en dehors de toi. Je ne peux que te remercier maintenant d’avoir pensé à ma santé quand la ferveur des premiers jours me l’aurait fait négliger. Ton sourire est entré en moi pour la vie, et je baiserai jusqu’au dernier jour l’endroit où tu as posé, le premier, ta chaîne d’amour à mon poignet. Je t’aime.

Lionel Labosse


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