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Bouc émissaire, pour les lycées

Petit comique deviendra grand, de Jonas Gardell

Éditions Gaïa, 1992, 287 p., 19,6 €.

jeudi 5 avril 2007

Petit comique deviendra grand est le premier tome de la relation sans concession d’une enfance et d’une adolescence gâchées par la démission des adultes autant que par la lâcheté des jeunes personnages. Un voyage édifiant dans le monde cruel de l’adolescence, dans un style au scalpel, à réserver à des lecteurs avertis qui n’ont pas peur de perdre leurs illusions. Excellente traduction du suédois par Anne Ruchaud.

Résumé

Juha Lindström vit son enfance et son adolescence à la fin des années 60 et au début des années 70, dans une ville nouvelle de la banlieue de Stockholm, Sävbyholm. C’est une triste histoire qu’il a à nous raconter, alors qu’il est devenu un humoriste de renom. Il recrée l’ambiance de cette époque, faite d’un soupçon d’humanisme compassionnel mâtiné de beaucoup d’hypocrisie. Certains souvenirs ont marqué son enfance, celui d’un ange dessiné dans la neige à l’âge de 12 ans, et matérialisé dans son imagination en démon : « il voit pousser des dents et des griffes à l’ange » (p. 14). Ce démon c’est sa faiblesse, sa lâcheté, qui le pousseront tout au long de cette pré-adolescence, à trahir ses amis et à se rallier au droit du plus fort. Ses amis, c’est Jenny, sa voisine, qui a le tort de n’être pas jolie, et Thomas, le bouc émissaire de toute l’école, Thomas qui n’arrivera jamais à dire sa douleur d’être différent : « il veut dire qu’il sait qu’ils se ressemblent, Juha et lui, mais ça il ne peut pas le dire » (p. 244). Sans accuser, le narrateur recrée le cadre de cette chasse au faible. Des adultes impuissants ou démissionnaires, que ce soit la maîtresse aigrie et alcoolique battue par son mari, ou les parents indifférents et maladroits, à l’instar de la mère finlandaise de Juha, qui s’écrie à tout bout de champ dans sa langue natale : « Faites que je puisse supporter tout ça ! » (p. 21). La sexualité n’est pas bien rose, les enfants semblent la découvrir sans le moindre guide. Cela va de Juha partant à la recherche d’un préservatif dans la chambre de ses parents : « Maintenant il en a la preuve : son père et sa mère s’envoient en l’air ». Il enfile le préservatif et, après avoir respiré le « rasoir électrique de son père », il « se branle jusqu’à ce que ça le lance dans le zizi » (p. 49). Ce sont les scènes de vestiaires où l’on découvre la nudité des autres, tandis que les autres zyeutent celle des filles par le trou de la serrure. Ce sont encore les fanfaronnades qui font dire à 12 ans que l’on se cache sous le lit de ses parents quand ils baisent (p. 64), ou que, « bien sûr », on a déjà couché avec une fille. Ce sont les gamelles qu’on se prend et qu’on inflige aux autres : Jenny se maquille pour faire une déclaration à Juha, qui lui annonce qu’il aime Li, « la petite Coréenne adoptée qui ressemble à un garçon et qui est douce et gentille, pas du tout comme les autres filles » (p. 146). Bien sûr, Li préférera sortir avec le caïd de la classe. Pour être du bon côté, Juha trahira régulièrement ses seuls amis, par exemple il participe au tabassage de Thomas, p. 109 (extrait isolable pour une lecture expliquée). Il est le témoin lâche ou impuissant des cruautés des leaders de la classe, qui se saisissent de toute différence pour humilier autrui, par exemple, la mère de Thomas étant allemande, faire le salut hitlérien dans son dos (p. 231). Cela jusqu’à plus soif, jusqu’au drame final.

Mon avis

Petit comique deviendra grand est un roman sans concessions sur la cruauté de l’enfance. L’auteur, lui-même comique réputé pour ses one-man-show, y met sans doute et avec courage, une part d’autobiographie. L’ouvrage se présente peu à peu comme une lettre à un ami qui ne répond pas, à l’ami trahi, Thomas. C’est aussi une confession d’un comique nu, qui échange de l’humour contre de l’amour, qui appelle son propre répondeur téléphonique « histoire d’entendre une voix » (p. 32). La voix de l’adulte et les souvenirs de l’enfance se succèdent en italique et en romain, avec parfois des fondus enchaînés qui pointent la continuité des souffrances, par exemple quand le caïd de l’époque retrouve Juha dans sa loge d’artiste des années après et ne peut s’empêcher de l’humilier à nouveau. Il ne se souvient pas précisément des « camarades » de ce temps-là : « vous êtes indistincts comme les silhouettes qu’on voit à la télé par un clair après-midi, quand le salon entier se reflète dans l’écran » (p. 151). Mais il se souvient des souffrances infligées ou reçues : « l’enfance n’a pas de fond, elle perd pied sans arrêt et lâche prise » (p. 185). C’est le comique qui parle et confie ses secrets de fabrication, comment la douleur et la haine deviennent de l’humour, comme cette bouleversante histoire drôle que Juha invente pour métaphoriser le drame final. L’homosexualité n’est jamais explicite dans le récit, c’est au lecteur de comprendre qu’elle est sous-jacente au drame, que c’est l’homophobie intériorisée, que c’est le non-dit, l’étouffement permanent des sentiments non conformes qui constituent l’enfermement dans le rôle de bouc émissaire. Par son langage cru, reflet d’une réalité crue, ce beau roman est à réserver aux lycéens. J’ai donné un exemple d’un passage que certains prescripteurs de mauvaise foi taxeront de pornographique. Il y en a peu, ils sont nécessaires à la narration, et les lecteurs adolescents s’y retrouveront. Des extraits peuvent être utilisés au collège aussi, notamment si l’on veut étudier le thème de la cruauté ou du bouc émissaire.

 Jonas Gardell est également l’auteur de Un Ovni entre en scène, la suite de cette chronique adolescente.

Lionel Labosse


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