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« Que voyager c’est apprendre à mourir »

« Faut-il prendre le risque de voyager pour se sentir vivant ? »

Écriture personnelle en BTS sur le thème « Invitation au voyage… »

samedi 3 février 2024, par Lionel Labosse

« Faut-il prendre le risque de voyager pour se sentir vivant ? » est un sujet d’écriture personnelle de BTS sur le thème « Invitation au voyage… » que j’ai proposé à mes étudiants en cours de séquence. J’ai pris le sujet dans le parascolaire de Laurence Lacroix (Flammarion), p. 188, après m’être assuré qu’il n’y avait pas de corrigé publié sur Internet. Cette proposition d’écriture personnelle rédigée hypertrophiée excède ce qui est attendu à l’examen, bien entendu, mais elle constitue à la fois un rappel de la méthode et un cours en accéléré. Tout ce qui est en gras et entre crochets est un rappel de la méthode (la structure idéale d’un devoir de ce type), et ne doit pas figurer sur la copie, de même qu’il ne doit y avoir ni sous-titres, ni numérotation. J’ai voulu montrer à mes étudiants jusqu’où ils pouvaient « prendre le risque » d’aller trop loin dans le cadre d’une écriture qui soit vraiment « personnelle », me réjouissant à l’avance de la tête que feront les collègues qui donneront innocemment ce sujet et retrouveront mes élucubrations recopiées telles quelles par leurs étudiants ! Si ça les ennuie, eh bien tant mieux car il se trouve que j’aime ce métier, et j’ai l’ambition d’apporter aux étudiants dont j’ai la charge davantage que la pâtée propagandiste que l’institution dirigée par une bande de dépravés nous charge de leur dispenser.
Je « risque » la dénonciation à la makrommandantur pour complotisme aggravé ! Je vous rassure : je rappelle toujours à mes étudiants que ce qu’ils doivent imiter est la forme, pas le fond, et qu’ils sont bien sûr libres de leurs opinions. J’essaie de leur montrer qu’on ne raconte surtout pas sa vie dans ce type d’exercice, mais qu’il est possible de donner son avis à condition qu’il soit greffé sur l’analyse d’un document issu du cours. J’utilise une seule fois le pronom « je » pour me désigner en tant que locuteur, mais il n’est pas besoin de marteler un « je » pour appeler notre belle jeunesse à l’insurrection, comme dirait Léo Ferré :
« Je parle pour dans dix siècles et je prends date
On peut me mettre en cabane
On peut me rire au nez, ça dépend de quel rire
Je provoque à l’amour et à la révolution
Yes ! I am un immense provocateur »

« Faut-il prendre le risque de voyager pour se sentir vivant ? »

[Introduction] [amorce] Le chapitre 20 du tome 1 des Essais de Montaigne s’intitule de façon provocatrice « Que philosopher c’est apprendre à mourir ». [problématique] À l’heure où les dirigeants des pays occidentaux œuvrent par tous les moyens imaginables pour nous empêcher de franchir les frontières comme dans les pays communistes à la grande époque de la guerre froide, ne serait-il pas temps de revenir à la raison, de se demander s’il ne faut pas prendre le risque de voyager pour se sentir vivant, et paraphrasant Montaigne, de dire que voyager c’est apprendre à mourir ? [annonce du plan] Nous verrons d’abord que le risque sous-jacent dans le voyage peut nous en dissuader, mais que ce risque, c’est la vie même, et l’acceptation de la mort au bout du chemin.

[Développement] [1re partie : le risque sous-jacent dans le voyage peut nous en dissuader] [sous-partie (ou argument) 1 : renoncer au monde] Voyager, c’est étymologiquement « prendre la voie », au risque que ce voyage soit sans retour, au point que le mot de façon absolue a pu désigner à la fois la croisade et les raids maritimes de conquête des vikings, entre le IXe et le XIe siècle, qui tous deux présentaient des chances de retour limitées [1]. Ce risque inhérent au voyage peut évidemment dissuader la plupart des aspirants aventuriers. C’est ce dont témoigne naïvement le conte d’Hans Christian Andersen Le Vilain petit canard, dans lequel la mère cane s’exclame dès la sortie de l’œuf de ses petits, que « le monde […] s’étend bien plus loin, de l’autre côté du jardin, jusque dans les champs du curé ; mais je n’y suis jamais allée. » Le « vilain » canard sera justement celui qui va désobéir, et l’on n’est pas surpris d’apprendre que l’auteur de ce conte était lui-même un grand voyageur. Au chapitre XXXIII de Gargantua, de François Rabelais (XVIe siècle) le mauvais roi Picrochole se faisait vendre une guerre de conquête comme s’il s’agissait d’un voyage touristique, par ses conseillers semblables aux généraux va-t-en-guerre qu’on voit grouiller à l’heure actuelle sur les plateaux TV. Le bon conseiller Échephron lui répondait : « le voyage est long et périlleux. N’est-ce mieux que dès maintenant nous reposions, sans nous mettre en ces hasards ? » Il est vrai que ce Picrochole avait des intentions de voyage plutôt belliqueuses, mais beaucoup de gens raisonnent comme lui, et ils ont bien raison si les voyages ne les tentent pas, du moment qu’ils ont une autre passion tout aussi valable qui leur permette de se sentir vivants.
[sous-partie (ou argument) 2 : risques exagérés pour nous dissuader de voyager]. Il peut donc sembler sage, dans certaines circonstances & pour certaines personnes, de renoncer à des voyages périlleux & inutiles, mais la plupart du temps, les risques ne sont-ils pas exagérés pour nous dissuader de voyager, par des gens qui tirent profit de nos renoncements ? Dans l’article « De l’humiliation à la gloire : retour sur l’odyssée de Novak Djokovic » (France-Soir, 02 2023), Julien Taillefer détaille le harcèlement que les autorités politiques australiennes ont fait subir en 2022 au champion de tennis sous prétexte qu’il refusait le vaccin covid et qu’il fallait persuader la population que « sans vaccin, la maladie et la mort guettent à tous les coins de rue ». Or un an après, le champion triomphait au même tournoi en Australie, ses harceleurs ont disparu du paysage politique, et la baudruche des vaccins contre le covid efficaces à 100 % a fait flop au point que l’UE vient d’en détruire pour 4 milliards, aux frais des contribuables [2]. Cet épisode covid a été paroxystique, mais Alexandra David-Néel, cette grande voyageuse qui mourut centenaire, nous avait déjà prévenus dès les années 1950 dans son essai L’Inde où j’ai vécu. Au cours de sa longue vie elle avait observé les changements entre une époque où « les passeports étaient inconnus, comme l’étaient aussi les multiples vaccinations que l’on inflige maintenant aux hommes transformés en cobayes pour l’instruction […] de quelques expérimentateurs dilettantes » et une époque où selon elle, « les peuples sont parqués en des cages distinctes en attendant le moment où ils franchiront de nouveau les clôtures qui les séparent pour se ruer les uns contre les autres et s’entre-détruire ». Ne faut-il donc pas être bien naïf pour croire que les personnes qui à la tête des États cherchent par tous les moyens à nous empêcher de voyager le font dans des objectifs philanthropiques ?

[2e partie : ce risque, c’est la vie même, et l’acceptation de la mort au bout du chemin] [sous-partie (ou argument) 3 : être en mouvement c’est vivre] Tout tend à étouffer en nous le désir de voyager, et il est légitime de ne pas voyager quand cela correspond à un état d’esprit qui ne nous est pas imposé ; pour ceux qui assument ce risque, voyager n’est-ce pas la vie même, avec l’acceptation de la mort inéluctable ? Le voyage, y compris dès qu’on franchit la porte de sa maison, c’est le mouvement, donc c’est la vie. Jean-Jacques Rousseau fait dans Les Confessions, son autobiographie posthume, l’éloge non pas du voyage mais simplement de la marche : « La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit ». Les adeptes modernes du trek ou de la randonnée ne disent rien d’autre, et Rousseau va jusqu’à regretter de « n’avoir pas fait des journaux de [s]es voyages ». Nul doute qu’il n’aurait été un voyageur blogueur à notre époque ! Le standard de jazz de Duke Ellington Take the "A" Train, composé en 1941 par Billy Strayhorn évoquait avec alacrité une nouvelle ligne de métro new-yorkaise. Duke l’a par la suite toujours utilisé comme indicatif des concerts de son big band, et le film Reveille with Beverly (1943), avec Betty Roché rejoint Rousseau mais dans le monde moderne. Cette musique dynamique magnifie la vie trépidante des voyageurs urbains. Le mot « voyageur » est d’ailleurs toujours utilisé dans les incessants autant qu’insupportables messages sonores du métro parisien, par lesquels on nous inonde l’esprit des dangers de tous ordres qui guettent ledit « voyageur » : « coup de chaud », « pickpockets », « harcèlement sexuel », j’en passe et des meilleurs. Est-il imaginable qu’un jour, au lieu de ces messages stressants qui nous empêchent d’ailleurs de nous concentrer pour lire, on contribue au contraire à notre bien-être dans le métro en diffusant une fois de temps en temps une musique apaisante comme Take the "A" Train ! Le train, comme la marche, ne sont-ils pas des allégories de la vie ? C’est ce que suggère le film À bord du Darjeeling Limited de Wes Anderson, avec son train imaginaire qui parcourt l’Inde, et que les scènes finales allégorisent en un lieu où les différents personnages vivent chacun dans un wagon, tandis que le train poursuit inexorablement son voyage, indépendamment de la vie ou de la mort de ses passagers.
[sous-partie (ou argument) 4 : Cela peut aller jusqu’à accepter le risque de mourir]. Oui, si le voyage est mouvement, donc vie, accepter de voyager, c’est accepter de vivre, et donc assumer que notre vie n’est qu’un itinéraire vers le « dernier voyage » qu’est la mort. Nul besoin de voyager au sens touristique du terme pour se sentir vivant à chaque instant du voyage de la vie. Viviane, l’une des protagonistes du film de Barbet Schroeder La Vallée, en est un bel exemple. Cette femme d’un ambassadeur de France en Australie trompe son ennui en se rendant en Papouasie-Nouvelle-Guinée pour alimenter un vague commerce de plumes d’oiseau. Elle y fait la connaissance d’un groupe de jeunes gens décidés à se rendre quoi qu’il en coûte dans une vallée mystérieuse au centre de l’île, dont nul n’est jamais revenu. Elle les suit d’abord sous prétexte de trouver des plumes rares, puis fait mine de les quitter. Elle prend place dans un Cessna [3], qui décolle, puis arrivé à la limite de visibilité, vire et ramène Viviane à son point de départ, ce qui constitue une révolution au sens concret du terme. Ce plan séquence prend un sens allégorique en donnant une démonstration visuelle de la différence entre « tourisme » et « voyage ». Viviane a pris la décision cruciale qui est au cœur de la question qui nous est posée : elle qui ne se sentait pas vraiment vivante dans son couple, prend le risque de voyager pour se sentir vivante, c’est-à-dire qu’elle prend la décision de « vivre à en mourir » (Aragon) avec ses nouveaux compagnons, et d’aller avec eux jusqu’au bout du chemin, une « Vallée » que l’on peut interpréter comme le paradis. De même, Fridtjof Nansen, l’explorateur norvégien qui conçut le mythique navire le Fram (avec lequel son compatriote Amundsen vainquit également le pôle Sud), après que de nombreux explorateurs eurent perdu la vie sur le chemin du pôle Nord, eut l’intuition géniale non pas de lutter contre la banquise, mais de s’abandonner à elle en emprisonnant son bateau au début de l’hiver. C’était aussi pour reprendre le mot de Montaigne, « apprendre à mourir ». Parti de Vardø en juillet 1893, le Fram dériva lentement sur la banquise de septembre 1893 à août 1896, mais en mars 1895, à mi-chemin, Nansen qui voyait que le Fram ne prenait pas la direction du pôle Nord, fit une tentative pour s’en rapprocher avec un des membres de l’équipage, en traineau tiré par des chiens. Il atteignit 86°13,6’, puis remit le cap au Sud, dans une expédition qui les fit flirter avec la mort, mais dont ils sortirent vivants en juin 1896. C’est une expérience ultime, d’un homme qui poursuivit sa vie comme diplomate et créateur du « passeport Nansen » pour les apatrides. Un digne héritier des vikings pour qui « voyager, c’est apprendre à mourir ». Ce sont ces hommes qui ont fait le monde tel qu’il est, car l’humanité ne s’est constituée que par une succession de transhumances et de « voyages ».

[Conclusion] [Bilan] En conclusion, depuis le voyage risqué des spermatozoïdes vers l’ovule, le déplacement, la marche, et donc le voyage, est le propre de l’homme en général, même s’il est tout à fait respectable qu’un homme en particulier, à l’image des stylites, ces saints qui faisaient le vœu de vivre sur une colonne, préfère se mettre en retrait de ce mouvement perpétuel. Si l’on ne sort pas de sa chambre, comme les Hikikomori japonais, ou comme voulait nous y contraindre la folie de l’époque covid, est-ce que l’on vit vraiment ? Oui, voyager, comme vivre, c’est apprendre à mourir. Y renoncer, c’est pour une civilisation, choisir la mort, mais la mort sans vie anthume. [Élargissement du champ] À notre époque où des multimilliardaires se rendent en jet privé à des conférences à l’autre bout du monde pour y prendre des mesures consistant à nous cloîtrer dans des « villes de 15 minutes », allons-nous accepter sans broncher d’être réduits à l’état de larves, ou bien allons-nous, à l’instar de Viviane dans La Vallée, accomplir une révolution ?

Lionel Labosse


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[1Wikipédia : « Le terme « croisade » n’apparaît pas avant le milieu du XIIIe siècle en latin médiéval (seulement vers 1850 dans le monde arabe) et est rarement utilisé à cette époque. Les textes médiévaux parlent le plus souvent de « voyage à Jérusalem » ou encore de peregrinatio, « pèlerinage » »

[3En 1987, Mathias Rust, âgé de 19 ans, parti de Finlande en Cessna, se pose près de la Place Rouge à Moscou.