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L’île où la sexualité n’existait pas… pour lycéens
Récifs, de Romesh Gunesekera
Le Serpent à plumes, 1994, 224 p, 6 €
mardi 15 janvier 2008
Il s’agit d’un roman (ou peut-être d’un récit plus ou moins autobiographique) publié en littérature pour adultes, mais qui aurait toute sa place en littérature jeunesse, pour deux raisons. Premièrement, il permet de découvrir en filigrane le Sri Lanka, ainsi qu’une histoire d’immigration en Angleterre. Deuxièmement, il présente une histoire d’adultes vue par un narrateur enfant. Ce qui est remarquable, c’est que même quand le narrateur vieillit, le point de vue semble toujours celui d’un enfant, privé de ses propres émois, notamment en matière amoureuse. Est-ce la destinée d’un ressortissant d’un pays pauvre prêt à tout pour sortir de la misère, même préférer la pitance à une vie propre, ou bien est-ce la banale existence d’un Sri lankais, pour qui la sexualité semble se réduire à un mythe lointain, une simple éventualité dont on peut tout à fait se passer si la vie nous propose un peu mieux, comme le suggère Nicolas Bouvier dans Le Poisson-scorpion ? (Voir cet article).
Résumé
Suite à une bêtise de gamin, Triton, 11 ans, est « engagé » comme aide domestique par Ranjan Salgado, un gentleman anglais passionné par les sciences naturelles, notamment le corail et le devenir des océans. C’est son oncle qui confie le garçon à l’Anglais, et à partir de là, il ne sera plus question de sa famille. Triton est envoûté par Mister Salgado, qui « était célibataire » (p.18), mais il est pris en grippe par Joseph, le domestique de la maison. Un jour, alors que le patron est parti pour quelques jours, Joseph, pris de boisson, a abusé sexuellement de Triton, d’une façon plutôt pitoyable : « d’une main, Joseph défit son sarong et en sortit sa pine difforme et dégoulinante. Il la regarda, je me glissai, lui glissai pour ainsi dire entre les jambes » (p. 53). Le garçon choisit de ne rien dire, mais « Le passé ne disparaît pas comme ça » (p. 56). L’incident lui permet de réaliser son désir de demeurer le seul serviteur de Salgado. Il analyse la personnalité de Joseph de cette façon révélatrice : « Il s’imaginait que sa connaissance des habitudes de ses supérieurs lui permettrait de devenir l’un d’eux. C’était sa frustration, de se rendre compte qu’il n’y avait pas d’avenir pour les gars de son espèce, qui avait fait de lui un monstre. L’ambition le dévorait : du cerveau, elle s’en était prise à ses yeux, puis à sa gorge, et même à sa queue » (p. 59) [1]. Triton refuse de retourner à l’école : « Tout ce que j’ai à faire, c’est de vous observer, monsieur » (p. 60). Il acquiert notamment des capacités dans le domaine culinaire, ce qui donne de savoureux passages (p. 112). L’arrivée de Miss Nili bouleverse les habitudes du vieux garçon. Cette jeune femme libre conquiert Triton par ses compliments sur sa cuisine, et un lien étrange s’installe entre les trois personnages, puisque cette cuisine est dans un premier temps l’instrument de séduction de Mister Salgado. Le couple non marié est un peu atypique dans la bonne société. Miss Nili se vexe d’être tolérée dans une réception pour épouses : « Je ne suis pas une nana avec pedigree, n’est-ce pas ? » (p. 154). L’idylle tourne au vinaigre suite à un différend sur les soirées d’amis de Salgado : « Tes idiots de copains se fichent de ta gueule et tu as les méninges qui ressortent par ton pénis à la con » (p. 194). Suite aux troubles révolutionnaires, Salgado, qui souffre de la rupture, décide de retourner en Angleterre, et il emmène l’adolescent avec lui. Ils deviendront au fil des années évoquées en accéléré, une sorte de vieux couple maître / valet, dont les rapports sont symbolisés par les « étagères intimes » au moyen desquelles ils s’échangent de façon tacite des livres : « Nous n’en parlions jamais, mais je suis persuadé qu’il établissait ainsi une sorte de programme que je devais suivre » (p. 214).
Mon avis
Voici un excellent livre à proposer à des lycéens pour avoir un aperçu de Ceylan, et leur permettre une réflexion sur la sexualité adulte. L’asexualité qui en ressort est typique du Sri Lanka, si l’on en croit Nicolas Bouvier. Héritage du bouddhisme, peut-être. Le personnage exprime une certaine incrédulité (antérieure à sa venue chez Salgado) par rapport à « notre bon Seigneur Bouddha venu nous libérer de nos démons déments » (p. 68), mais se livre en matière de religion à une « obéissance tactique » (p. 74) pour se concilier les faveurs des moines, au cas où… Le récit est aussi prétexte à un petit cours sur l’histoire et la géo du Sri Lanka. On y apprend en vrac comment l’instauration d’un jour férié pour la Poya, était une décision destinée à « éclipser l’hégémonie du sabbat impérial judéo-chrétien » (p. 87), l’histoire des réservoirs royaux et des systèmes hydrauliques des cités anciennes (p. 109), et quelques éléments sur les troubles qui secouent le pays depuis des décennies. La relative liberté du vocabulaire en ce qui concerne la sexualité contraste avec l’absence de toute sexualité vécue par le narrateur, même à l’âge adulte. On relève par exemple une allusion graveleuse que la traduction rend obscure : « on l’appelle Tippy […] parce que la peau de son prépuce n’arrive pas tout à fait au bout de son… » (p. 174), ou un néologisme plaisant : Currylingus (p. 175). L’une des plus belles pages typiques à la fois de la focalisation sur un enfant témoin d’une relation entre adultes, et de cette sexualité vécue par procuration, mêle sensations gustatives et érotiques : « Que faisaient-ils avec le noyau de mangue qu’il m’arrivait de retrouver dans leur lit ? […] Un lubrifiant pour leur permettre de vivre pleinement leur vie d’homme et de femme, quelque étrange objet de désir partagé ? » (p. 176). Nulle angoisse de « scène primitive » ne suit cette découverte, de même que la mésaventure avec Joseph, malgré ce qu’il en a dit, sera comme oubliée du moins dans l’économie du récit. Il y a aussi les bribes de conversations attrapées au vol : « Il distribue du fric en veux-tu en voilà aux gonzesses du village et il les fait forniquer sur la plage… » ; « un peu d’amour libre ne nous ferait pas de mal par ici… Ça pourrait permettre à ces jeunes voyous de penser à autre chose qu’à leurs foutaises marxistes, pas vrai ? » (p. 185 et 188). L’adolescent devenu adulte rapporte ces propos sans nous dire si le personnage a fait quelque chose de ces informations. Il semble une ombre asexuée, mais ce n’est ni un moine ni un marxiste, car il poursuit sa route dans l’ombre de Salgado et même de Miss Nili. Par exemple, la phrase par laquelle il juge Joseph par son sexe, semble inspirée de celle qu’il a entendu dire à Miss Nili sur le pénis de Salgado. Étrange personnage donc, mais si représentatif d’une quantité de gens qu’on rencontre peu dans les romans, mais beaucoup au Sri Lanka (et aussi en France, bien sûr !), et pour qui les récits sont des récifs sur lesquels échouent leurs propres fantasmes.
– Pour nuancer cette impression, lire Drôle de garçon, de Shyam Selvadurai. Lire un article sur le blog Petits voyageurs.
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