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Oraison, de Robert Vigneau, artiste altersexuel.

samedi 29 juin 2019

Saluons la parution de ce recueil de 67 poèmes de Robert Vigneau (éditions la Timbale, juin 2019). 14 ans après Planches d’anatomie, Robert Vigneau inspecte toujours son / notre corps, et évoque désormais franchement ses amours. Je laisse la parole à Jean-Yves Alt dont vous lirez la chronique sur son site Culture et débats, et je voudrais juste pour vous encourager à lire ce superbe recueil où l’alexandrin coule toujours vert chez notre Orphée octogénaire, proposer deux poèmes parmi mes préférés. Le premier, « Les Prothèses », de la 1re section « Soir », constitue une belle application au « corps naturel, ou corps artificiel », de l’expérience du bateau de Thésée. Le second, « XXIII » de la 2e section « Oraison » est une illustration de ce qu’est l’altersexualité, une altérité sexuelle qui n’est ni homosexualité, ni bisexualité, ni transgenre, un mot qui à partir de ce recueil s’applique à mon sens, et rétrospectivement, parfaitement à l’œuvre de Robert Vigneau. Peut-être est-il temps de révéler chez cet auteur aux généalogies ferroviaires que le train Vigneau peut en cacher un autre ?

Les Prothèses

Depuis que les docteurs corrigent
mon corps de si nombreux défauts,
puis-je me demander qui suis-je
sinon pas celui qu’il leur faut ?

Enfant de guerres à famines,
j’ai mastiqué en fausses dents
plus qu’en quenottes d’origine
qui n’auront pas duré longtemps.
Hé oui, je n’avais pas huit ans
qu’on me bricolait la mâchoire
pour m’en réparer le mordant
avant mon premier Carambar.

La gravure a gâté mes yeux :
elle a imposé des lunettes
qui m’ont donné ce coup de vieux
en balafre sur ma binette.
Depuis j’avance à l’aveuglette
car la buée sur mes carreaux
tourne ma vue en devinette
aux profils caricaturaux.

Le sang circule dans mon corps
avec quelque difficulté
et ils m’ont posé un ressort,
appelé stent en Faculté
mais je ne sais où implanté
car c’est du poignet qu’ils partirent :
j’ai vu leur télé arpenter
mes artères en tirelire !

Le bistouri d’orthopédie
en cicatrice à jamais tranche
un sourire qui applaudit
celui qui m’a changé les hanches.
Chaque pas m’est une revanche
depuis que j’ai ce neuf bassin
tonitruant quand je déclenche
aux aéroports les tocsins !

Mon corps devient une hypothèse
par des prothèses reconstruit
en une incertaine genèse :
je ne sais plus où est celui
qui prétend être qui je suis,
– sauf l’ersatz d’un énergumène
de bric et de broc reproduit.
Est-ce bien moi que je promène ?

« XXIII »

Avais-je dans mes chairs gravées ces propensions
quand je revendiquais dans les jeux de l’enfance
le rôle féminin pour genre de naissance
en accord naturel vers mes inclinations ?

Qui étais-je : homme ou femme ? En autodérision,
muet dans l’inconnu de ma propre ignorance,
j’enrageais sans savoir discerner ces nuances
que ces temps maudissaient sous nom de déviations.

Hélène m’a tiré de ce désordre intime :
elle banalisa de son amour celui
qu’elle prit pour mari avec mon patronyme.

Elle m’a libéré. Mais qui suis-je aujourd’hui,
veuf, hésitant, sauvage entre mâle et femelle
en ma trouble ambition de lui rester fidèle ?

Robert Vigneau, Oraison, 2019, laTimbale, 7 €

 Rendez-vous sur le blog de Robert Vigneau.

Lionel Labosse


Voir en ligne : La chronique de Jean-Yves Alt