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Un cours pour les Terminale L

Le Théâtre romantique (partie 2/2)

Florence Naugrette et André Degaine mis à contribution

samedi 22 décembre 2012

Voici la seconde partie de ce cours sur le théâtre romantique. Bonne lecture ! Voir directement nos cours sur Hernani de Victor Hugo.

Plan

1. Critique des règles du théâtre classique, en France et en Allemagne, du XVIIe au XVIIIe
2. La démocratisation du théâtre
3. Vers une nouvelle esthétique théâtrale
4. La censure
5. La bataille d’Hernani
6. Les différents théâtres
7. Les acteurs célèbres
8. Mise en scène, décors, éclairage
9. L’évolution du théâtre au XIXe
10. La condition des femmes
11. La redécouverte de Shakespeare
12. L’esthétique de Victor Hugo
13. Le drame romantique et la question sociale
14. Peuples et rois vus par les romantiques

9. L’évolution du théâtre, de la Révolution au XIXe

Le mélodrame est une des formes fétiche de l’époque de la Révolution (à partir de 1797). C’est une forme très codée à cette époque, conformiste, dans laquelle le mal, quel qu’il soit, est toujours vaincu, et les gens du peuple toujours niais. Le romantisme reprendra les motifs du mélodrame, qui fascinait les futurs auteurs romantiques quand ils étaient enfants, mais en évacuant le manichéisme et l’intervention de la Providence.
Parmi les pièces célèbres de la Révolution, citons Charles IX, de Marie-Joseph Chénier, dont le sujet est le massacre de la Saint-Barthélémy. Cette pièce déchaîna les passions, et Danton déclara : « Si Figaro a tué la noblesse, Charles IX tuera la royauté ». Le grand acteur François-Joseph Talma (1763-1826) joue le rôle-titre, et engendre une scission à la Comédie-Française. Talma, en outre, conseillé par le peintre David, révolutionne l’usage des costumes. Il fait scandale en s’habillant à la romaine pour Brutus de Voltaire, bras et jambes nues.
À la fin XVIIIe et au XIXe siècle, les « Féeries » rencontrent un grand succès populaire. Elles sont oubliées de nos jours, mais elles influencèrent les romantiques. Ce sont de grands spectacles, descendants des comédies-ballets, qui mettent en œuvre toutes les ressources, machines et artifices à grand spectacle pour représenter la magie et les métamorphoses ; leurs sujets participent du merveilleux, souvent inspirés de contes, mettant en scène des créatures surnaturelles, fées, etc.
À partir de 1822, le Diorama de Louis Daguerre connut un grand succès. C’était un spectacle à part entière constitué uniquement de décors animés, selon des procédés que Daguerre appliquait d’autre part à ses décors de théâtre. Les dioramas eurent un succès international. Ils réunissaient plusieurs centaines de personnes.
Les « scènes historiques » sont un genre littéraire non tourné vers la représentation, inventé par Ludovic Vitet (1802-1873). Il s’agit de donner une vue d’ensemble d’une période historique, et non d’un moment critique, comme le font la plupart des pièces de théâtre. C’est ce que fait George Sand avec Une conspiration en 1537, même si dans ce cas précis, il s’agit d’un moment critique (ce n’est pas destiné à la représentation). Prosper Mérimée publie Le Théâtre de Clara Gazul (1825) et La Jacquerie (1828), scènes non destinées à être représentées, qui visent à restituer l’épaisseur de l’histoire, et non un événement unique et spectaculaire. Victor Hugo publie sa première pièce sous son seul nom, Cromwell, en 1827, précédée d’une préface qui se veut manifeste du théâtre romantique. La pièce raconte toute la période qui suit le moment révolutionnaire en Angleterre. Oliver Cromwell (1599 – 1658) est le fondateur d’un Commonwealth républicain (1649 à 1660) (Charles Ier est décapité à la hache le 30 janvier 1649), dont il devint le Lord Protecteur. Le Commonwealth d’Angleterre, républicain, gouverna l’Angleterre, puis également l’Irlande et l’Écosse de 1649 à 1660. Avec près de 7000 vers, Cromwell n’est jamais jouée (création cependant en 1956, M.E.S Jean Serge), mais sa préface est restée célèbre, avec son idée principale, propre à Hugo, du grotesque jouxtant le sublime. Notons au passage que Cromwell, en tant que chef des puritains, interdit le théâtre, la danse, la musique profane, les jeux et les tavernes, aspects de la société qui peuvent « salir l’âme ». Les salles sont détruites, et pendant vingt ans, il n’y a plus de théâtre, le temps d’oublier Shakespeare. Les émigrés anglais ont passé ces vingt années souvent en France, à l’âge d’or du classicisme : quant ils rentrent en 1660, ils ne jurent que par Molière et Corneille.

En 1831, Alexandre Dumas connaît un grand succès avec Antony, dont Flaubert s’inspirera pour le personnage de Rodolphe dans Madame Bovary. Ce mélodrame invente le « drame moderne en habits noirs », et réunit les ingrédients d’un succès de scandale (viol consenti, adultère rendu public, meurtre d’amour, peinture satirique de la société bien-pensante). Antony ne peut épouser Adèle, qu’il aime réciproquement, parce qu’il est bâtard. Après son mariage, il la viole à moitié consentante, et ils entament une liaison. Quand son mari l’apprend, elle demande à Antony de la tuer. Il le fait et s’accuse de l’avoir assassinée (fin morale : le criminel sera exécuté). Selon Anne Ubersfeld, les pièces de Hugo se caractérisent par le « retour offensif du passé » (Hernani forcé de respecter sa parole quand Don Ruy Gomez réclame sa mort par le son du cor ; arbitraire royal, violence d’État des souverains qui ont pouvoir de vie et de mort sur leurs sujets, comme Marie Tudor, Lucrèce Borgia, Richelieu, etc.), et Florence Naugrette voit dans Antony, « l’hypocrisie délétère du présent » (p. 154).

Frédérick Lemaître en Robert Macaire
Gravure auteur non identifié

À partir de Frédérick Lemaître (ci-dessus, gravure représentant l’acteur en Robert Macaire, gravure dont est inspiré le costume de Pierre Brasseur et une des affiches des Enfants du Paradis (ci-dessous)), le mélodrame, qui à la révolution présentait une conception manichéenne des événements et un dénouement assuré par une Providence, brouille ses pistes, déplace la frontière entre bien et mal, et présente des dénouements moins moraux. Le marginal, d’abord négatif, devient un héros qui remet en question les fondements de la société (on pense à Jean Valjean, ou à Vautrin). Il devient alors difficile de distinguer mélodrame et drame romantique. Le mélodrame révolutionnaire « représentait de manière rassurante le retour à l’ordre et à l’unité de la nation après le chaos révolutionnaire ; le drame romantique, emboîtant le pas du mélodrame social, représente une société fondamentalement divisée, incapable de résoudre par la seule force de ses valeurs le mal qui la déchire » (p. 128).
Musset connaît un succès tardif. Alphonse de Lamartine propose en 1850 une pièce au sujet original, Toussaint-Louverture, consacrée à cet esclave noir révolté devenu le héros de l’indépendance d’Haïti. Le « mélodrame social » connaît un grand succès dans les années 1840, qui contribue à l’éclipse du théâtre romantique, mis à mal également par l’échec relatif de la pièce de Hugo Les Burgraves, en 1843. Il s’agit de pièces d’inspiration socialiste, qui facilitent l’illusion réaliste et recherchent l’émotion du public. Elles fraient la voie du drame naturaliste. Leurs auteurs sont oubliés aujourd’hui, ex : Félix Pyat (1810-1889), qui écrit dans Le Brigand et le Philosophe (1834) :

« Que faire dans une société qui vous vole parce que vous êtes pauvre ? Il faut se faire voleur pour être riche. Il faut se révolter ouvertement contre la loi et n’obéir qu’à l’instinct, comme nous autres bandits ; ou mieux encore, faire servir la loi même à nos déprédations, comme vos sénateurs : c’est moins brave, mais c’est plus sûr ».

Le déterminisme social remplace l’ancienne fatalité tragique. Balzac et Hugo sont les seuls auteurs de l’époque à vivre de leur plume. Balzac sera ruiné en 1840 par sa seule tentative théâtrale, Vautrin, jouée un seul soir à la Porte Saint-Martin et interdite parce que Frédérick Lemaître a la mauvaise idée de se déguiser en poire pour moquer Louis-Philippe. Voir les archives de l’exposition Daumier de la BNF pour savourer ces poires de Daumier. Profitons-en pour prendre une avance sur le cours sur le contexte historique, en admirant le chef d’œuvre de Daumier « Rue Transnonain », qui porte témoignage sur le Massacre de la rue Transnonain (13 avril 1834). Les dessins politiques de Daumier, contemporains de Lorenzaccio, révèlent que les moqueries contre les républicains formaient un fonds commun à l’époque.

Une affiche des Enfants du Paradis
Inspirée de la gravure de Frédérick Lemaître en Robert Macaire

10. La condition des femmes

Peu de femmes dramaturges dans l’histoire du théâtre. Une exception, mais totalement oubliée en tant que dramaturge, Olympe de Gouges, la célèbre féministe révolutionnaire, qui produisit une quinzaine de pièces entre 1786 et 1793, dont L’Esclavage des Noirs, ou l’heureux naufrage, jouée avec succès pendant la saison 1789-1790.
Signe des temps, la condition des femmes fait parfois l’objet de réflexions, par exemple dans le théâtre de Musset. Voici un extrait du début de Confession d’un enfant du siècle (chapitre II) :

« l’hypocrisie la plus sévère régnait dans les mœurs ; les idées anglaises se joignant à la dévotion, la gaieté même avait disparu. Peut-être était-ce la Providence qui préparait déjà ses voies nouvelles ; peut-être était-ce l’ange avant-coureur des sociétés futures qui semait déjà dans le cœur des femmes les germes de l’indépendance humaine, que quelque jour elles réclameront. Mais il est certain que tout d’un coup, chose inouïe, dans tous les salons de Paris, les hommes passèrent d’un côté et les femmes de l’autre ; et ainsi, les unes vêtues de blanc comme des fiancées, les autres vêtus de noir comme des orphelins, ils commencèrent à se mesurer des yeux. »

De même Alfred de Vigny dans Quitte pour la peur (1833) met en scène des aristocrates. Le mari, apprenant que sa femme est enceinte de son amant, la rejoint de nuit. Elle craint le pire, mais il est venu sauver les apparences aux yeux des domestiques. En prêtant un discours féministe à des aristocrates d’Ancien Régime, c’est le Code napoléon (Code civil des Français) que Vigny remet en cause.

11. La redécouverte de Shakespeare

La redécouverte de William Shakespeare (1564-1616), qui avait déjà été introduit en France par Voltaire dans les années 1740, a lieu en 1822 lors d’une tournée en France d’acteurs britanniques. C’est une révélation pour tous les romantiques. Ils comprennent que jusqu’alors ils n’avaient pas connu Shakespeare, mais des adaptations de ses pièces, parfois éloignées de l’original. Cela se pratique encore, par exemple en 2012, on pouvait applaudir à Paris Roland Bertin et Nicolas Briançon dans Volpone, de Ben Jonson (1572-1637). Or il s’agissait d’une adaptation du metteur en scène, information écrite en petits caractères sur l’affiche, et pourtant le dénouement entre autres est totalement changé ! L’adaptation de pièces anciennes est une tradition du théâtre. Ainsi au XXe siècle, Bertolt Brecht a-t-il exhumé The Beggar’s Opera de John Gay (1685-1732), pour en tirer son célèbre Opéra de quat’sous (1828). Vigny traduit Othello ; Hugo, Dumas, Stendhal, François Guizot écriront des ouvrages sur Shakespeare, ou découvrent leur vocation théâtrale (Dumas). En parallèle, en 1841, Dom Juan, la pièce la plus atypique de Molière, est enfin rejouée dans sa version originale, ce qui n’était pas arrivé depuis 1665 ! Avec des décors de Ciceri.
Dans la préface de Cromwell (1827), Victor Hugo fonde son esthétique sur l’idée de grotesque inspirée par Shakespeare. Ses réflexions annoncent le mouvement réaliste à venir.

« Shakespeare, c’est le Drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de […] la littérature actuelle ».
« Le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires. »
« En effet, dans la poésie nouvelle, tandis que le sublime représentera l’âme telle qu’elle est, épurée par la morale chrétienne, lui jouera le rôle de la bête humaine. Le premier type, dégagé de tout alliage impur, aura en apanage tous les charmes, toutes les grâces, toutes les beautés ; il faut qu’il puisse créer un jour Juliette, Desdémona, Ophélia. Le second prendra tous les ridicules, toutes les infirmités, toutes les laideurs. Dans ce partage de l’humanité et de la création, c’est à lui que reviendront les passions, les vices, les crimes ; c’est lui qui sera luxurieux, rampant, gourmand, avare, perfide, brouillon, hypocrite c’est lui qui sera tour à tour Iago, Tartufe, Basile ; Polonius, Harpagon, Bartholo ; Falstaff, Scapin, Figaro. Le beau n’a qu’un type ; le laid en a mille. C’est que le beau, à parler humainement, n’est que la forme considérée dans son rapport le plus simple, dans sa symétrie la plus absolue, dans son harmonie la plus intime avec notre organisation. Aussi nous offre-t-il toujours un ensemble complet, mais restreint comme nous. Ce que nous appelons le laid, au contraire, est un détail d’un grand ensemble qui nous échappe, et qui s’harmonise, non pas avec l’homme, mais avec la création tout entière. »

12. L’esthétique de Victor Hugo

Les romantiques n’ont pas d’esthétique commune. Au contraire, ils refusent toute règle établie, et accordent leur confiance au génie individuel du créateur : « Celui qui imite un poète romantique devient nécessairement un classique puisqu’il imite » (Hugo, préface aux Odes et Ballades, 1827).
Victor Hugo apparaît aussi en précurseur de la distanciation brechtienne, en ce sens qu’il rend impossible une interprétation manichéenne. Le rire n’est pas un rire confortable, comme dans le vaudeville, mais un rire d’étonnement qui favorise une vision critique du monde.
La conception que se fait Hugo de la représentation du réel n’est pas de copier la nature, mais de la représenter (symbolisme plutôt que réalisme). Contrairement à Stendhal, il prône l’utilisation du vers, auquel il restera fidèle jusqu’à Lucrèce Borgia (1833) puis Marie Tudor (1833), écrits en prose pour s’acclimater aux usage du Théâtre de la Porte-Saint-Martin où ces pièces furent créées la même année, juste après la déroute du Roi s’amuse, créé en novembre 1832 à la Comédie-Française, et retirée de l’affiche le lendemain pour outrage aux mœurs (représentation dégradante d’un grand roi, François Ier ; voir extrait infra).
2e extrait de la préface de Cromwell :
« Le drame est un miroir où se réfléchit la nature. Mais si ce miroir est un miroir ordinaire, une surface plane et unie, il ne renverra des objets qu’une image terne et sans relief, fidèle, mais décolorée ; on sait ce que la couleur et la lumière perdent à la réflexion simple. Il faut donc que le drame soit un miroir de concentration qui, loin de les affaiblir, ramasse et condense les rayons colorants, qui fasse d’une lueur une lumière, d’une lumière une flamme. Alors seulement le drame est avoué de l’art.
« Le théâtre est un point d’optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l’histoire, dans la vie, dans l’homme, tout doit et peut s’y réfléchir, mais sous la baguette magique de l’art.
« Le vers est la forme optique de la pensée. Voilà pourquoi il convient surtout à la perspective scénique. Fait d’une certaine façon, il communique son relief à des choses qui, sans lui, passeraient insignifiantes et vulgaires. Il rend plus solide et plus fin le tissu du style. C’est le nœud qui arrête le fil. C’est la ceinture qui soutient le vêtement et lui donne tous ses plis. Que pourraient donc perdre à entrer dans le vers la nature et le vrai ? Nous le demandons à nos prosaïstes eux-mêmes, que perdent-ils à la poésie de Molière ? Le vin, qu’on nous permette une trivialité de plus, cesse-t-il d’être du vin pour être en bouteille ?
« Nous voudrions un vers libre, franc, loyal, osant tout dire sans pruderie, tout exprimer sans recherche ; passant d’une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque ; tour à tour positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond et soudain, large et vrai ; sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d’alexandrin ; plus ami de l’enjambement qui l’allonge que de l’inversion qui l’embrouille ; fidèle à la rime, cette esclave reine, cette suprême grâce de notre poésie, ce générateur de notre mètre ; inépuisable dans la variété de ses tours, insaisissable dans ses secrets d’élégance et de facture ; prenant, comme Protée, mille formes sans changer de type et de caractère, fuyant la tirade ; se jouant dans le dialogue ; se cachant toujours derrière le personnage ; s’occupant avant tout d’être à sa place, et lorsqu’il lui adviendrait d’être beau, n’étant beau en quelque sorte que par hasard, malgré lui et sans le savoir ; lyrique, épique, dramatique, selon le besoin ; pouvant parcourir toute la gamme poétique, aller de haut en bas, des idées les plus élevées aux plus vulgaires, des plus bouffonnes aux plus graves, des plus extérieures aux plus abstraites, sans jamais sortir des limites d’une scène parlée. »

Un extrait de la préface de Lucrèce Borgia (1833) précise les idées de Hugo au moment où il passe des vers à la prose :

« L’auteur […] a repris ses travaux de prédilection, avant même d’en avoir tout-à-fait fini avec les petits adversaires politiques qui sont venus le distraire il y a deux mois. Et puis, mettre au jour un nouveau drame six semaines après le drame proscrit, c’était encore une manière de dire son fait au présent gouvernement. C’était lui montrer qu’il perdait sa peine. C’était lui prouver que l’art et la liberté peuvent repousser en une nuit sous le pied maladroit qui les écrase. Aussi compte-t-il bien mener de front désormais la lutte politique, tant que besoin sera, et l’œuvre littéraire. On peut faire en même temps son devoir et sa tâche. L’un ne nuit pas à l’autre. […]
Prenez la difformité physique la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux, à l’étage le plus infime, le plus souterrain et le plus méprisé de l’édifice social ; éclairez de tous côtés, par le jour sinistre des contrastes, cette misérable créature ; et puis, jetez-lui une âme, et mettez dans cette âme le sentiment le plus pur qui soit donné à l’homme, le sentiment paternel. Qu’arrivera-t-il ? C’est que ce sentiment sublime, chauffé selon certaines conditions, transformera sous vos yeux la créature dégradée ; c’est que l’être petit deviendra grand ; c’est que l’être difforme deviendra beau. Au fond, voilà ce que c’est que Le Roi s’amuse. Eh bien ! Qu’est-ce que c’est que Lucrèce Borgia ? Prenez la difformité morale la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux, dans le cœur d’une femme, avec toutes les conditions de beauté physique et de la grandeur royale, qui donnent de la saillie au crime, et maintenant mêlez à toute cette difformité morale un sentiment pur, le plus pur que la femme puisse éprouver, le sentiment maternel ; dans votre monstre mettez une mère ; et le monstre intéressera, et le monstre fera pleurer, et cette créature qui faisait peur fera pitié, et cette âme difforme deviendra presque belle à vos yeux. Ainsi, la paternité sanctifiant la difformité physique, voilà Le Roi s’amuse ; la maternité purifiant la difformité morale, voilà Lucrèce Borgia. Dans la pensée de l’auteur, si le mot bilogie n’était pas un mot barbare, ces deux pièces ne feraient qu’une bilogie sui generis, qui pourrait avoir pour titre : Le Père et la Mère.
[…] Le poète aussi a charge d’âmes. Il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde. […] Il fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la salle du banquet, la prière des morts à travers les refrains de l’orgie, la cagoule à côté du masque. Il laissera quelquefois le carnaval débraillé chanter à tue-tête sur l’avant-scène ; mais il lui criera du fond du théâtre. […] Et quant aux plaies et aux misères de l’humanité, toutes les fois qu’il les étalera dans le drame, il tâchera de jeter sur ce que ces nudités-là auraient de trop odieux le voile d’une idée consolante et grave. […] Le drame qu’il rêve et qu’il tente de réaliser pourra toucher à tout sans se souiller à rien. Faites circuler dans tout une pensée morale et compatissante, et il n’y a plus rien de difforme ni de repoussant. À la chose la plus hideuse mêlez une idée religieuse, elle deviendra sainte et pure. Attachez Dieu au gibet, vous avez la croix. »

Cet extrait de l’acte I est un bon exemple de l’art de Hugo, et nous renvoie à l’acte I, scène I de Lorenzaccio. La réplique « C’est Lucrèce Borgia ! » renvoie à « C’est Alexandre de Médicis ! »

ACTE PREMIER, PREMIÈRE PARTIE, SCÈNE 1
Une terrasse du palais Barbarigo, à Venise. C’est une fête de nuit. Des masques traversent par instants le théâtre. Des deux côtés de la terrasse, le palais splendidement illuminé et résonnant de fanfares. La terrasse couverte d’ombre et de verdure. Au fond, au bas de la terrasse, est censé couler le canal de la Zuecca, sur lequel on voit passer par moments, dans les ténèbres, des gondoles, chargées de masques et de musiciens, à demi éclairées. Chacune de ces gondoles traverse le fond du théâtre avec une symphonie tantôt gracieuse, tantôt lugubre, qui s’éteint par degrés dans l’éloignement. Au fond, Venise, au clair de lune. […]
SCÈNE V
Maffio
, un flambeau à la main. Gennaro ! Veux-tu savoir quelle est la femme à qui tu parles d’amour ?
Dona Lucrezia, à part, sous son masque. Juste ciel !
Gennaro. Vous êtes tous mes amis, mais je jure Dieu que celui qui touchera au masque de cette femme sera un enfant hardi. Le masque d’une femme est sacré comme la face d’un homme.
Maffio. Il faut d’abord que la femme soit une femme, Gennaro ! Mais nous ne voulons point insulter celle-là, nous voulons seulement lui dire nos noms. (Faisant un pas vers dona Lucrezia). — Madame, je suis Maffio Orsini, frère du duc de Gravina, que vos sbires ont étranglé la nuit pendant qu’il dormait.
Jeppo. Madame, je suis Jeppo Liveretto, neveu de Liveretto Vitelli, que vous avez fait poignarder dans les caves du Vatican.
Ascanio. Madame, je suis Ascanio Petrucci, cousin de Pandolfo Petrucci, seigneur de Sienne, que vous avez assassiné pour lui voler plus aisément sa ville.
Oloferno. Madame, je m’appelle Oloferno Vitellozzo, neveu d’Iago d’Appiani, que vous avez empoisonné dans une fête, après lui avoir traîtreusement dérobé sa bonne citadelle seigneuriale de Piombino.
Don Apostolo. Madame, vous avez mis à mort sur l’échafaud don Francisco Gazella, oncle maternel de don Alphonse d’Aragon, votre troisième mari, que vous avez fait tuer à coups de hallebarde sur le palier de l’escalier de Saint-Pierre. Je suis don Apostolo Gazella, cousin de l’un et fils de l’autre.
Dona Lucrezia. Ô Dieu !
Gennaro. Quelle est cette femme ?
Maffio. Et maintenant que nous vous avons dit nos noms, madame, voulez-vous que nous vous disions le vôtre ?
Dona Lucrezia. Non ! Non ! Ayez pitié, Messeigneurs ! Pas devant lui !
Maffio, la démasquant. Ôtez votre masque, Madame, qu’on voie si vous pouvez encore rougir.
Don Apostolo. Gennaro, cette femme à qui tu parlais d’amour est empoisonneuse et adultère.
Jeppo. Inceste à tous les degrés. Inceste avec ses deux frères, qui se sont entretués pour l’amour d’elle !
Dona Lucrezia. Grâce !
Ascanio. Inceste avec son père, qui est pape !
Dona Lucrezia. Pitié !
Oloferno. Inceste avec ses enfants, si elle en avait ; mais le ciel en refuse aux monstres !
Dona Lucrezia. Assez ! assez !
Maffio. Veux-tu savoir son nom, Gennaro ?
Dona Lucrezia. Grâce ! Grâce ! Messeigneurs !
Maffio. Gennaro, veux-tu savoir son nom ?
Dona Lucrezia. (Elle se traîne aux genoux de Gennaro). N’écoute pas, mon Gennaro !
Maffio, étendant le bras. C’est Lucrèce Borgia !
Gennaro, la repoussant. Oh !… Elle tombe évanouie à ses pieds. »

Théophile Gautier admire cette scène : « La scène qui termine le premier acte est une des plus belles qui soient au théâtre. Tous ces beaux jeunes seigneurs, ruisselants de soie et de dorures, se changeant tout à coup en autant de spectres accusateurs, qui marchent le doigt en avant vers la pâle victime, renversée et ployée à terre, comme les Furies qui poursuivaient Oreste, le parricide et l’incestueux : voila un effet digne de la tragédie antique et de la plus haute poésie ; les faiseurs, avec toute leur habileté, ne trouvent point de ces choses-là. » (La Presse, 4 décembre 1837).
La lecture de Lucrèce Borgia (qu’on peut voir sur scène ici ou là en cette année 2013-2014) est fort utile pour saisir le décalage entre le théâtre en prose de Hugo qui connaissait un immense succès public, et la tentative de Musset, qui nous paraît dix fois supérieure avec le recul, mais ne correspondait pas au goût du public de l’époque romantique.

« La Grande Chevauchée de la Postérité »
Benjamin Roubaud, (1842) :

Voir la célèbre caricature de Benjamin Roubaud, « La Grande Chevauchée de la Postérité » (1842) : monté sur le Pégase romantique, Victor Hugo, « roi des Hugolâtres, armé de sa bonne lame de Tolède et portant la bannière de Notre-Dame de Paris », emmène en croupe Théophile Gautier, Cassagnac, Francis Wey et Paul Fouché. Eugène Sue fait effort pour se hisser à leur niveau et Alexandre Dumas presse le pas, tandis qu’Alphonse de Lamartine, dans les nuages, se « livre à ses méditations politiques, poétiques et religieuses ». Suivent Honoré de Balzac et Alfred de Vigny. On note l’absence de Musset, huit ans après Lorenzaccio, alors que George Sand est présente en queue de peloton ! Sur cette page, on peut identifier les auteurs.

13. Le drame romantique et la question sociale

Benjamin Constant, compagnon de Germaine de Staël, publie « Réflexions sur la tragédie » article de 1829, où il délimite l’objet nouveau du drame, qu’il soit « historique » ou « moderne », approfondissant la pensée de Diderot :

« On peut donner à cette force morale différentes appellations, suivant la cause qui la met en mouvement. Ainsi on la nomme tour à tour amour, ambition, vengeance, patriotisme, religion, vertu ; mais c’est toujours la force intérieure luttant contre un obstacle extérieur. De même on appellera diversement l’obstacle auquel cette force morale tente de résister ; on désignera cet obstacle sous le nom de despotisme, d’oppression religieuse, de lois, d’institutions, de préjugés, de coutumes : n’importe, c’est au fond toujours la société pesant sur l’homme et le chargeant de chaînes. […] Ce que Diderot dit […] des diverses conditions, doit se dire, avec beaucoup plus de vérité, de l’action de la société, prise dans son ensemble ; la passion et le caractère sont des accessoires, l’action de la société est le principal. »
« L’ordre social, l’action de la société sur l’individu, dans les diverses phases et aux diverses époques, ce réseau d’institutions et de conventions qui nous enveloppe dès notre naissance et ne se rompt qu’à notre mort, sont des ressorts tragiques qu’il ne faut que savoir manier. Ils sont tout à fait équivalents à la fatalité des anciens ; leur poids a tout ce qui était invincible et oppressif dans cette fatalité ; les habitudes qui en découlent ; l’insolence, la dureté frivole, l’incurie obstinée, ont tout ce que cette fatalité avait de désespérant et de déchirant : si vous représentez avec vérité cet état de choses, l’homme des temps modernes frémira de ne pouvoir s’y soustraire, comme celui des temps anciens frémissait sous la puissance mystérieuse et sombre à laquelle il ne lui était pas permis d’échapper, et notre public sera plus ému de ce combat de l’individu contre l’ordre social qui le dépouille ou qui le garrotte, que d’Œdipe poursuivi par le destin ou d’Oreste par les Furies. »

Un extrait de Chatterton (1835) de Vigny montre bien le passage de la question politique à la question sociale : John Bell, le chef d’entreprise, mate une révolte de ses ouvriers, et fait l’éloge du libéralisme économique :

« LE QUAKER, regardant arriver John Bell. — Le voilà en fureur… Voilà l’homme riche, le spéculateur heureux ; voilà l’égoïste par excellence, le juste selon la loi.
JOHN BELL (Vingt ouvriers le suivent en silence, et s’arrêtent contre la porte). Aux ouvriers en colère. — Non, non, non, non ! — Vous travaillerez davantage, voilà tout.
UN OUVRIER, à ses camarades. — Et vous gagnerez moins, voilà tout.
JOHN BELL — Si je savais qui a répondu cela, je le chasserais sur-le-champ comme l’autre.
LE QUAKER. — Bien dit, John Bell ! tu es beau précisément comme un monarque au milieu de ses sujets.
JOHN BELL. — Comme vous êtes quaker, je ne vous écoute pas, vous ; si je savais lequel de ceux-là vient de parler ! Ah !… l’homme sans foi que celui qui a dit cette parole ! Ne m’avez-vous pas tous vu compagnon parmi vous ? Comment suis-je arrivé au bien-être que l’on me voit ? Ai-je acheté tout d’un coup toutes les maisons de Norton avec sa fabrique ? Si j’en suis le seul maitre à présent, n’ai-je pas donné l’exemple du travail et de l’économie ? N’est-ce pas en plaçant les produits de ma journée que j’ai nourri mon année ? Me suis-je montré paresseux ou prodigue dans ma conduite ? — Que chacun agisse ainsi, et il deviendra aussi riche que moi. Les machines diminuent votre salaire, mais elles augmentent le mien ; j’en suis très fâché pour vous, mais très content pour moi. Si les machines vous appartenaient, je trouverais très bon que leur production vous appartînt ; mais j’ai acheté les mécaniques avec l’argent que mes bras ont gagné : faites de même, soyez laborieux et surtout économes. »

La Mort de Chatterton (1853), Henry Wallis (1830-1916). Tate Britain.
© Lionel Labosse

14. Peuples et rois vus par les romantiques

La conception individualiste et désenchantée de Musset sur le rapport entre peuple et roi telle qu’elle apparaît dans Lorenzaccio est loin d’être partagée. Dans Hernani, Hugo propose une méditation sur le rôle du peuple dans l’histoire, notamment avec le monologue réputé injouable de Don Carlos devant le tombeau de Charlemagne à Aix-la-Chapelle (IV,2), vision à laquelle semble s’opposer celle de Lorenzaccio. Notons que Don Carlos est censé avoir 19 ans à l’époque de l’action, ce qui le rapproche de la jeunesse du duc Alexandre.

DON CARLOS, Seul
— Ah ! c’est un beau spectacle à ravir la pensée
Que l’Europe ainsi faite et comme il l’a laissée !
Un édifice, avec deux hommes au sommet,
Deux chefs élus auxquels tout roi né se soumet.
Presque tous les États, duchés, fiefs militaires,
Royaumes, marquisats, tous sont héréditaires ;
Mais le peuple a parfois son pape ou son césar,
Tout marche, et le hasard corrige le hasard.
De là vient l’équilibre, et toujours l’ordre éclate.
Électeurs de drap d’or, cardinaux d’écarlate,
Double sénat sacré dont la terre s’émeut,
Ne sont là qu’en parade, et Dieu veut ce qu’il veut.
Qu’une idée, au besoin des temps, un jour éclose,
Elle grandit, va, court, se mêle à toute chose,
Se fait homme, saisit les cœurs, creuse un sillon ;
Maint roi la foule aux pieds ou lui met un bâillon ;
Mais qu’elle entre un matin à la diète, au conclave,
Et tous les rois soudain verront l’idée esclave,
Sur leurs têtes de rois que ses pieds courberont,
Surgir, le globe en main ou la tiare au front.
Le pape et l’empereur sont tout. Rien n’est sur terre
Que pour eux et par eux. Un suprême mystère
Vit en eux, et le ciel, dont ils ont tous les droits,
Leur fait un grand festin des peuples et des rois, […]
Tout se passe entre eux deux. Les rois sont à la porte,
Respirant la vapeur des mets que l’on apporte,
Regardant à la vitre, attentifs, ennuyés,
Et se haussant, pour voir, sur la pointe des pieds.
Le monde au-dessous d’eux s’échelonne et se groupe.
Ils font et défont. L’un délie et l’autre coupe.
L’un est la vérité, l’autre est la force. Ils ont
Leur raison en eux-mêmes, et sont parce qu’ils sont.
Quand ils sortent, tous deux égaux, du sanctuaire,
L’un dans sa pourpre, et l’autre avec son blanc suaire,
L’univers ébloui contemple avec terreur
Ces deux moitiés de Dieu, le pape et l’empereur. […]
— L’empereur ! l’empereur ! être empereur ! — O rage,
Ne pas l’être ! — et sentir son cœur plein de courage !
[…] Être la clef de voûte, et voir sous soi rangés
Les rois, et sur leur tête essuyer ses sandales ;
Voir au-dessous des rois les maisons féodales,
Margraves, cardinaux, doges, ducs à fleurons ;
Puis évêques, abbés, chefs de clans, hauts barons ;
Puis clercs et soldats ; puis, loin du faîte où nous sommes,
Dans l’ombre, tout au fond de l’abîme, — les hommes.
— Les hommes ! c’est-à-dire une foule, une mer,
Un grand bruit, pleurs et cris, parfois un rire amer […].
Les hommes ! — Des cités, des tours, un vaste essaim,
De hauts clochers d’église à sonner le tocsin !
Base de nations portant sur leurs épaules
Rêvant.
La pyramide énorme appuyée aux deux pôles,
Flots vivants, qui toujours l’étreignant de leurs plis,
La balancent, branlante à leur vaste roulis
Font tout changer de place et, sur ses hautes zones,
Comme des escabeaux font chanceler les trônes,
Si bien que tous les rois, cessant leurs vains débats,
Lèvent les yeux au ciel… Rois ! regardez en bas !
— Ah ! le peuple ! — océan ! — onde sans cesse émue,
Où l’on ne jette rien sans que tout ne remue !
Vague qui broie un trône et qui berce un tombeau !
Miroir où rarement un roi se voit en beau ! […]
— Gouverner tout cela ! — Monter, si l’on vous nomme,
À ce faîte ! Y monter, sachant qu’on n’est qu’un homme !
Avoir l’abîme là !… — Pourvu qu’en ce moment
Il n’aille pas me prendre un éblouissement !
Oh ! d’États et de rois mouvante pyramide,
Ton faîte est bien étroit ! Malheur au pied timide ! […]
En sentant vivre, sourdre, et palpiter la terre !
— Puis, quand j’aurai ce globe entre mes mains qu’en faire ?
Le pourrai-je porter seulement ? Qu’ai-je en moi ?
Être empereur, mon Dieu ! j’avais trop d’être roi ! […]
Mais, moi ! qui me fera grand ? qui sera ma loi ?
Qui me conseillera ?
Il tombe à deux genoux devant le tombeau.
Charlemagne ! c’est toi ! […]
Montre-moi que le monde est petit, car je n’ose
Y toucher. Montre-moi que sur cette Babel
Qui du pâtre à César va montant jusqu’au ciel,
Chacun en son degré se complaît et s’admire,
Voit l’autre par-dessous et se retient d’en rire.
Apprends-moi tes secrets de vaincre et de régner […]

La question du peuple et de l’histoire est fondamentale dans le déclin du théâtre romantique. Pour François Guizot, le théâtre de Shakespeare avait pour objet « les aventures du héros populaire comme celles des ancêtres du château », ce qui permettait de « donner au public une image unifiée du peuple » (p. 188). L’historien Augustin Thierry (1795-1856) faisait remarquer :

« La meilleure partie de nos annales, la plus grave, la plus instructive, reste à écrire ; il nous manque l’histoire des citoyens, l’histoire du peuple. Cette histoire nous présenterait en même temps des exemples de conduite et cet intérêt de sympathie que nous cherchons vainement dans les aventures de ce petit nombre de personnages privilégiés qui occupent seuls la scène historique. Nos âmes s’attacheraient à la destinée des masses d’hommes qui ont vécu et senti comme nous, bien mieux qu’à la fortune des grands et des princes, la seule qu’on nous raconte et la seule où il n’y ait point de leçons à notre usage ; le progrès des masses populaires vers la liberté et le bien-être nous semblerait plus imposant que la marche des faiseurs de conquêtes, et leurs misères plus touchantes que celles des rois dépossédés. »

Alexandre Dumas montre dans ses pièces une vision cynique de l’histoire faite par les grands. Il cherche à montrer « Les grands hommes en robe de chambre » (titre d’un de ses essais dont est tirée la citation suivante) :

« Ô grands secrets soigneusement enfermés dans les arcanes de l’histoire, que vous êtes petits quand la main du chroniqueur vous fait paraître nus et sans voile aux regards du public ! »

Dumas ne représente pas le peuple, sinon dans le discours des grands, comme par exemple dans Christine (1830), Acte II, Scène 2 :

La foule… flot bruyant qui mugit et qui roule
Dès qu’un trône s’élève, ou qu’un trône s’écroule,
La foule, forte, immense, hydre aux cent mille pieds,
Par qui passent les rois constamment épiés,
Qui dans l’ombre sans cesse autour de nous tournoie,
Nous suit de tous ses yeux, et dont chaque œil flamboie ;
Se dresse devant nous à notre lit de mort.
Et qui, si nous souffrons, soudain crie au remord ;
Bourdonne pour troubler la royale agonie,
Ne nous quitte pas même alors qu’elle est finie ;
Et, sur la tombe fraîche où nous fuyons en vain,
Pour funèbre oraison, ne dit qu’un mot : « Enfin !… »

Victor Hugo se refuse également à un exercice d’admiration du passé national. Il propose une lecture symbolique de l’histoire et rejette « la misérable allusion ». Il ne cherche jamais à exalter la monarchie française, d’ailleurs la plupart de ses pièces mettent en scène des gouvernements étrangers, et quand il représente des grands français, il en fait des pantins grotesques. Dans Ruy Blas (III, 3), la reine fait à Ruy Blas un portrait bien peu flatteur de Charles II espionnant ses ministres depuis un cabinet secret :

LA REINE. — Personne ne le sait. C’est un réduit obscur
Que don Philippe Trois fit creuser dans ce mur,
D’où le maître invisible entend tout comme une ombre.
Là j’ai vu bien souvent Charles Deux, morne et sombre,
Assister aux conseils où l’on pillait son bien,
Où l’on vendait l’État.
RUY BLAS. — Et que disait-il ?
LA REINE. — Rien.
RUY BLAS. — Rien ? – Et que faisait-il ?
LA REINE. — Il allait à la chasse. »

Visionnons le début de l’adaptation télévisée de Claude Barma sur le site de l’INA, et cette parodie avec Robert Hirsch en 1959. Il s’agit de la célèbre tirade « Bon appétit messieurs » :

RUY BLAS, survenant.
« Bon appétit, messieurs !
Tous se retournent. Silence de surprise et d’inquiétude. Ruy Blas se couvre, croise les bras, et poursuit en les regardant en face.
Ô ministres intègres !
Conseillers vertueux ! Voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n’avez pas honte et vous choisissez l’heure,
L’heure sombre où l’Espagne agonisante pleure !
Donc vous n’avez ici pas d’autres intérêts
Que remplir votre poche et vous enfuir après !
Soyez flétris, devant votre pays qui tombe,
Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe ! »

Dans Le Roi s’amuse (1832), Hugo montre François Ier qui se déguise et fait enlever la fille (qu’il croit maîtresse) de son fou Triboulet :

Acte II, scène 2 : LE ROI, BLANCHE.
Le roi, resté seul avec Blanche, soulève le voile qui la cache.
LE ROI. — Blanche !
BLANCHE. — Gaucher Mahiet ! ciel !
LE ROI, éclatant de rire. — Foi de gentilhomme !
Méprise ou fait exprès, je suis ravi du tour.
Vive Dieu ! ma beauté, ma Blanche, mon amour,
Viens dans mes bras !
BLANCHE, reculant. Le roi ! le roi ! Laissez-moi, sire, —
Mon Dieu ! je ne sais plus comment parler ni dire… —
Monsieur Gaucher Mahiet… — Non, vous êtes le roi. —
Retombant à genoux.
Oh ! qui que vous soyez, ayez pitié de moi.
LE ROI. — Avoir pitié de toi, Blanche ! moi qui t’adore !
Ce que Gaucher disait, François le dit encore.
Tu m’aimes et je t’aime, et nous sommes heureux !
Être roi ne saurait gâter un amoureux. […]
BLANCHE, à part.
Comme il rit ! Ô mon Dieu ! je voudrais être morte !
LE ROI, souriant et riant plus encore.
[…] Oh ! soyons deux amants, deux heureux, deux époux !
Il faut un jour vieillir ; et la vie, entre nous,
Cette étoffe où, malgré les ans qui la morcellent,
Quelques instants d’amour par places étincellent,
N’est qu’un triste haillon sans ces paillettes-là !
Blanche, j’ai réfléchi souvent à tout cela,
Et voici la sagesse : honorons Dieu le Père,
Aimons et jouissons, et faisons bonne chère !
BLANCHE, atterrée et reculant.
Ô mes illusions ! qu’il est peu ressemblant ! […]
LE ROI. — Oh ! sais-tu qui nous sommes ?
La France, un peuple entier, quinze millions d’hommes,
Richesse, horreurs, plaisirs, pouvoir sans frein ni loi,
Tout est pour moi, tout est à moi, je suis le roi !
Eh bien ! du souverain tu seras souveraine.
Blanche, je suis le roi ; toi, tu seras la reine !
BLANCHE. — La reine ! et votre femme ?
LE ROI, riant. — Innocence ! ô vertu !
Ah ! ma femme n’est pas ma maîtresse, vois-tu !
BLANCHE. — Votre maîtresse ! oh ! non ! quelle honte !
LE ROI. — La fière !
BLANCHE. — Je ne suis pas à vous, non, je suis à mon père !
LE ROI. — Ton père ! mon bouffon ! mon fou ! mon Triboulet !
Ton père ! il est à moi ! j’en fais ce qu’il me plaît !
Il veut ce que je veux !

Voici la conclusion de Florence Naugrette sur la portée politique du théâtre romantique :

« La dramaturgie romantique interroge la légitimité des puissants, et présente globalement l’arrivée du peuple au pouvoir comme un idéal dont les conditions historiques ne sont pas encore réunies, dans la mesure où il n’a lieu dans aucun dénouement, dans la mesure aussi où aucun individu, aussi exceptionnel soit-il, ne saurait l’effectuer à lui seul. De même, nulle Providence n’y vient rétablir un ordre social ou politique rassurant. Nulle réconciliation finale n’y vient permettre au public, synecdoque de la nation, de repartir en paix avec une image unifiée de lui-même » (p. 237).

 Retour à la 1re partie de ce cours.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Voir et entendre une conférence de Florence Naugrette


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