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Un classique de l’érotisme adapté en BD, pour adultes avertis

Histoire d’O, de Guido Crepax, d’après Pauline Réage

Delcourt, coll. Erotix, 1975/2010, 264 p., 22,5 €

jeudi 5 mai 2011

Guido Crepax (1933-2003) est un auteur italien de bande dessinée qui s’est exprimé notamment dans le fantastique et dans l’érotisme, adaptant les chefs-d’œuvre du genre, comme Emmanuelle (déjà réédité par Delcourt), La Vénus à la fourrure de Leopold von Sacher-Masoch, ou la Justine de Sade (à paraître). Il adapta en 1975 Histoire d’O, le célèbre roman de Pauline Réage alias Dominique Aury. C’est un roman de l’érotisme, de la pornographie, de la bisexualité, bref, un roman on ne peut plus altersexuel, que l’illustration rend encore plus provocateur. Il est bien évident que si l’on est à cheval sur les Violences faites aux femmes, ce livre vous brûlera les mains. On fera bien de se rappeler qu’il s’agit d’une fiction écrite par une femme par amour d’un homme, lui-même grand érotomane. Guido Crepax en fait un roman du voyeurisme, multipliant les vignettes qui découpent le corps en aperçus kaléidoscopiques. Est-il besoin de préciser que ce livre n’a pas vraiment sa place – en l’état actuel des choses – dans un CDI de lycée. Cet article a pour objet de prolonger la connaissance de l’histoire de l’altersexualité en bande dessinée. Félicitons les éditions Delcourt de rééditer ces chefs-d’œuvre.

Histoire d’O, Guido Crépax, p. 5.

La structure du récit n’est pas canonique, il est plutôt constitué d’une suite d’épisodes consacrant la soumission volontaire d’O à un homme, lequel la prête à d’autres hommes et à des femmes, O se chargeant elle-même de recruter d’autres femmes, notamment Jacqueline, sa collègue, avec laquelle elle entretient aussi une relation sexuelle dans laquelle elle serait plutôt dominatrice ; d’ailleurs, quand c’est à son tour de fouetter ses camarades, elle y prend plaisir (p. 130). Elle emmène également sa sœur Nathalie, qui a « plus de 15 ans » (p. 160), sans aucune expérience, mais avide de voir et d’apprendre ce qui se passe dans ce lieu mystérieux. Le lieu central est Roissy, sorte de vortex de cette libido sans limites, d’où les femmes ressortent toujours plus soumises, ou abouties dans leur désir de soumission (« vous m’obéirez sans m’aimer… et sans que je vous aime… », p. 78)). Commençons par le plus abject des fantasmes, la zoophilie, en l’occurrence canine, évoquée de main de maître, si je puis dire, p. 32 / 33, et p. 196. Rappelons que grâce à l’activisme de nos politiciens français, ces planches passent désormais sous le coup de la loi [1]. À part ça, toutes les figures obligées de la relation SM sont évoquées. Les olisbos (le mot n’étant pas employé, au profit de « verge », p. 36), le marquage au fer rouge sur les fesses (p. 141), un piercing avant la lettre sur le sexe de la femme, d’ailleurs assez difficile à conceptualiser [2], etc. Mais la figure la plus sévère n’est-elle pas un simple phylactère, dont Crepax a habilement enfermé la figure d’O : « Si tu m’aimes, tu n’as plus aucune liberté » (p. 59) ? Ces paroles sont de René, l’amant exigeant d’O, dont le nom n’est écrit pour la première fois, sauf erreur, qu’à la p. 63, juste au moment où va être présenté Sir Stephen, son soi-disant demi-frère. Un nouveau contrat est alors proposé à O : être la propriété partagée des deux hommes. C’est évidemment une homosexualité masculine en creux : « Elle se rendait compte qu’à travers le partage de son corps… ils atteignaient quelque chose de plus mystérieux et peut-être de plus fort qu’une simple communion amoureuse » (p. 84). Par exemple, René jouit de savoir O fouettée, à sa demande, par Sir Stephen (p. 94). O comprend que, au moment où René s’éprend de Jacqueline, qu’elle lui a amenée, elle-même est devenue « une chose du passé », mais elle est « heureuse !… esclave et satisfaite ! » (p. 163). Quand O est offerte aux yeux de tous les invités d’une fête, enchaînée (p. 171), on retrouve la source de l’inspiration du film Vénus Noire, d’Abdellatif Kechiche, et l’on comprend que le réalisateur n’a pas voulu se limiter à évoquer une domination raciale. Les derniers chapitres, dont le fil narratif devient assez confus, évoquent une homosexualité masculine plus crue, avec un certain Larry, qui bande mou avec ces dames, et préfère les étreintes viriles de Hans (p. 220).
Voici la ; planche 8, révélatrice de l’idée géniale de Crepax de faire des vignettes des métaphores des miroirs de maisons de passe.

Histoire d’O, Guido Crépax, p. 8.

Le dessin noir et blanc est classique, foisonnant. Les cadrages inventifs, le rythme imposé par les vignettes à la mise en page innovante (ex. p. 78) collent au plus près à l’histoire et à son thème. Les derniers chapitres proposent des vignettes juxtaposées par un seul trait noir, et non un double trait séparé par du blanc, ce qui correspond à un estompage du déroulement temporel. Le fétichisme sera évoqué par de petites vignettes multipliant les angles de vue sur des chaussures, des visages, tandis que certaines vignettes à fond noir, voire une page entière noire (p. 54) établissent l’ambiance. Des illustrations pleine page imposent des images fortes, comme celle des masques d’animaux qu’essaie O, p. 167, lesquels semblent narguer le lecteur-voyeur, tandis qu’il mate O et son reflet, elle-même privée de la vue par son masque de hibou. À la lecture de ce chef-d’œuvre, on est impatient de la publication de Justine !

Anita

En 2016, les éditions Delcourt publient Anita, un gros recueil de 216 p., dont 85 pages inédites (22,95 €), traduction de Bernard Joubert. Il s’agit d’une femme qui connaît des fantasmes débridés grâce à des instruments de communication mystérieusement hantés, téléphone ou téléviseur notamment, dont les capacités évoluent entre les quatre histoires inventées entre 1974 et 1988. Dans la première histoire les fantasmes sont liés au travail de secrétaire d’Anita, et dans la dernière histoire, la télécommande permet à Anita de zapper de page en page, voire de vignette en vignette, d’un fantasme à l’autre. La mise en page use des mêmes procédés que pour Histoire d’O, et le texte est inscrit de toutes les façons possibles et imaginables. Les hommes sont souvent soit des objets de constitution assez frêles, soit des concentrés de virilité brute. Il y a plusieurs scènes de lesbianisme, une belle scène où Anita est aux prises avec plusieurs canards, comme une Léda partouzeuse (p. 164) ; une série de planches jouant sur le thème de la femme dans une main géante, façon King Kong (p. 46), etc., bref, les amateurs d’érotisme seront comblés.

 Les amateurs d’érotisme (plus soft) aimeront aussi la sulfureuse Epoxy, de Paul Cuvelier & Jean Van Hamme. Au fait, ne soyons pas dupes : c’est grâce à la mort clinique de la loi de 1949 que ces BD, jadis interdites, peuvent renaître de leurs cendres. Mais ladite loi est toujours cliniquement vivante… Voir aussi, dans la même collection Érotix, Mona Street, de Leone Frollo et Gwendoline, de John Willie.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Un article érudit de Gilles Ratier sur « BD Zoom »


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[1Cf. Le Sexe et ses juges, du Syndicat de la Magistrature. Au rythme de la régression législative, je ne sais plus si c’est seulement la chose, ou également sa représentation qui sont interdites, comme c’est devenu le cas en matière de dessins représentant des mineurs nus.

[2Il s’agit d’un double anneau assez lourd, sans doute une invention de la romancière, que le dessinateur a recréé comme il a pu. L’anneau est censé être orné d’un triskell niellé d’or, mais dans la BD, ce sont des « vires », et le dessin est assez improbable (p. 127).