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Drame transgenre, pour les lycéens

Le Mardi à Monoprix, d’Emmanuel Darley

Actes Sud-Papiers, 2009, 56 p., 9,5 €.

mercredi 19 mai 2010

Ayant eu la chance d’applaudir Jean-Claude Dreyfus dans la mise en scène de cette pièce par [Michel Didym], je me suis dit qu’il y avait là un texte en or pour les ateliers-théâtre des lycées. Intuition confirmée à la lecture. Dreyfus n’a pas changé une virgule au texte d’Emmanuel Darley, au style ciselé entre oral et écrit. Il le joue seul, avec un complice musicien, mais on peut incarner les personnages évoqués par Marie-Pierre, en tâchant de souligner qu’ils sont perçus par elle la percevant. La réflexion sur le point de vue me semble susceptible d’apporter beaucoup à des lycéens : comment cette femme née garçon ressent le regard des autres ? Un beau texte sur la question transgenre, qui en donne une vision sans doute trop noire, parce que l’autre thème qui intéressait avant tout l’auteur, c’est la relation père-fils (puisque celui-ci refuse de voir en Marie-Pierre une fille).

Marie-Pierre consacre tous ses mardis à assister son père pour le ménage, la cuisine et les courses. Celui-ci ne s’habitue pas à voir Marie-Pierre en lieu et place de son Jean-Pierre : « Ne dit pas Bonjour ou bien Comment ça va aujourd’hui non. Dit des yeux Comment est-ce possible ? » (p. 8) ; « Il dit Jean-Pierre un point c’est tout » (p. 10). Il se remémore le passé, quand avec son fils ils étaient « entre hommes » ; elle ne veut pas entrer dans la chambre de ce garçon « parti définitif » (p. 25). Elle évoque son changement de sexe, notamment par ce thème du regard des autres, qui l’obsède : « La première fois que l’on arrive changée comme ça transformée là telle quelle c’est quelque chose de passer des rues et des lieux qu’avant on connaissait. Tout qui vous regarde les gens les murs les pierres. On est dévisagé. Non. Dévisagé c’est pour le visage non juste le visage ? Tête aux pieds là plutôt on dirait. Regardée en tous sens retournée secouée pour trouver sans doute le quelque chose là qui cloche. » (p. 9). Pourtant, « Petite quoi c’est vrai déjà j’étais telle quelle à l’intérieur » (p. 10). Devant son père, Marie-Pierre n’ose pas être totalement elle ; elle l’évoque cependant dans un seul passage un peu osé, où elle donne un exemple de la « voix stridente haut perchée » qu’elle pourrait prendre devant des « concombres », « pamplemousses » ou articles de lingerie. Ce passage souligne le côté exagérément sombre qu’on peut reprocher au texte (avec la chute qu’on ne révèlera pas) : en effet, si une transgenre peut parfois souffrir du regard des autres, elle en jouit aussi, elle le provoque ; cela est quasi absent du texte, sans doute à cause de la présence étouffante du père. Voici cependant une métaphore remarquable : « Leurs yeux qui font comme pour circuler alentour pour mieux sur moi s’arrêter et hop s’éloigner si je les surprends comme ces bestioles là sur l’eau les comment araignées d’eau qui tac tac vont et viennent à la surface de l’eau » (p. 16). La galerie de personnage proposée va de la caissière qui invariablement transperce Marie-Pierre d’un « Bonjour messieurs » au caissier souriant qui se contente d’un « Bonjour » (p. 17). Il y a aussi les chuchotements ; un « infâme » qu’elle comprend « un femme » (p. 19). Mais le moment clé de la pièce — le rayon de soleil dans la prison — est la rencontre fortuite en rentrant du magasin, d’une femme dont son père ne lui avait jamais parlé. Il s’avère que cette femme avait beaucoup entendu parler de « Marie-Pierre », et apparemment en bien. Elle lui fait la bise et exprime le souhait de la revoir. On redécouvre alors le personnage du père, qui semble avoir caché sa tendresse pour sa fille, et l’avoir réservée à cette nouvelle vie qu’il s’est construite en secret.

Le Mardi à Monoprix est suivi d’une autre pièce : Auteurs vivants. Des comédiens répétant un classique sont pris en otage par un auteur qui les force à répéter des pièces d’auteurs vivants. C’est l’occasion de proposer une réflexion sur le style. C’est un comédien pris en otage qui s’exprime : « "Moi pas bouger", c’est contemporain ? C’est ça, contemporain ? Parler niakoué c’est contemporain ? / Même un gosse peut le faire » (p. 46). Emmanuel Darley s’efforce en effet de rendre un langage oral émotif, et de fondre ensemble le maelström de paroles perçues par le personnage. Il faut entendre la performance de Jean-Claude Dreyfus pour apprécier ce travail sur le style. En ce qui concerne le texte publié, l’absence de guillemets dans les phrases citées peut troubler la lecture au début, mais les élèves comprendront qu’il s’agit là d’une façon économique d’exhiber la force de la stigmatisation par les paroles et le regard, qui perce la frontière du discours. À noter qu’Emmanuel Darley publie aussi pour les jeunes. Souhaitons que cette pièce (ainsi que son complément) connaisse une autre édition en collection jeunesse.

 Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».

Label Isidor HomoEdu

 Pour éviter de proférer des énormités sur les transgenres, comme ceci lu dans Télérama 3133 du 27/01/2010, p. 152 : « Jean-Claude Dreyfus […] incarne un homme déguisé en femme », lire cet article.

Pour terminer, permettez-moi une anecdote… Le jour où je reçois mon dernier livre, ému et pressé, je file au Monop du quartier acheter quelques enveloppes au format adéquat pour l’envoyer par la poste. Je trouve l’objet de mon désir, un paquet de 15 autour de 2 €. Je me retrouve illico presto chez moi sans réfléchir, et je me rends compte que je suis sorti du magasin sans passer par la caisse, le paquet à la main tel Saint-Denis portant son chef sur la voie du Paradis ! À 44 ans, après une vie entière de renoncements et de citoyenneté irréprochable, me voilà devenu voleur et vulgaire sauvageon… J’ai pensé un instant — court, je le reconnais — rapporter l’objet du délit en magasin, puis j’ai eu peur du 2e ridicule pire que le premier, et j’ai fait réflexion qu’avec les sommes faramineuses y dépensées depuis dix ans, et le présent article qui constitue, à mon corps défendant et à mon grand dam, une pub involontaire, le magasin ni ses actionnaires n’étaient point lésés ! Cela soit constituer un acte manqué, non ?

 La pièce est reprise en janvier-février 2018 à la Comédie Nation, mise en scène de Florian Pâque, avec Sébastien Harquet.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Le site de l’auteur


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