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Du béhaviorisme à l’apocalypse humaine et comment l’éviter, pour lycéens & éducateurs

Le Cheval dans la locomotive, d’Arthur Koestler

Calmann-Lévy, 1967, 344 p., 9,2 €.

mercredi 7 juin 2017

Je n’avais jamais lu un livre d’Arthur Koestler avant de trouver mention de cet essai dans le Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, de Robert-Vincent Joule & Jean-Léon Beauvois. J’ai commencé par son roman le plus célèbre, Le Zéro et l’Infini (1941), et cela m’a tellement plu que j’ai enchaîné sur cet essai. C’est du costaud, et on en lira un utile abrégé sur le site mentionné en lien sous l’article. Koestler, sorte de Pic de la Mirandole du XXe siècle, condense des connaissances scientifiques de tous ordres, et suit une chaîne implacable de raisonnement, de façon à démontrer que tout dans la nature fonctionne sur un schéma hiérarchique identique qu’il appelle « holon », c’est-à-dire qu’à chaque échelon, chaque élément est subordonné à un élément de l’échelon supérieur, et constitue un tout autonome pour l’échelon inférieur. Cela va du fonctionnement du langage, du phonème et de la lettre à la phrase et à la pensée, jusqu’au fonctionnement social, chez les abeilles ou chez l’homme. Il aboutit à une conclusion apocalyptique, démontrant que l’homme est victime d’un vice d’évolution au niveau de son cerveau, qui superpose un cerveau ancien au néocortex, ce qui entraîne un divorce entre la raison et la passion, et un comportement paranoïaque voué à la destruction de l’espèce. Il propose des solutions radicales de modification de l’espèce humaine, pour sortir de ce cycle autodestructeur. On ne s’étonne pas d’apprendre que Koestler se suicida avec sa femme, à l’instar de Stefan Zweig. Je ne me livrerai pas à des analyses d’une pensée trop complexe pour que j’en perçoive toutes les circonvolutions, mais proposerai des extraits utiles en classe ou pour votre culture générale, d’autant que l’on trouve, au moment où je rédige cet article, peu d’extraits de ce livre disponibles sur Internet.

Critique du béhaviorisme

Koestler se livre à une attaque en règle des psychologues béhavioristes qui limitent selon lui les comportements humains à des réflexes pavloviens, à partir d’expériences biaisées.
« La tentative de ramener les activités complexes de l’homme aux hypothétiques « atomes de comportement » observés chez des mammifères inférieurs n’a abouti pratiquement à rien de pertinent – pas plus que l’analyse chimique des pierres et du mortier ne nous renseignerait sur l’architecture d’un édifice. Et pourtant, tout au long de l’âge des ténèbres de la psychologie, la majeure part du travail des laboratoires a consisté à analyser le mortier et les pierres dans l’espoir que peut-être cela expliquerait un jour ce que sont les cathédrales » (p. 20).
« En fait, le behaviorisme a remplacé l’erreur anthropomorphique qui attribuait aux animaux les facultés et les sentiments de l’homme par l’erreur opposée qui nie les facultés humaines parce qu’on ne les trouve pas chez les animaux inférieurs ; elle a substitué à la conception anthropomorphique du rat une vision ratomorphique de l’homme. » (p. 24)
« Mlle Répond attend d’avoir attendu au moins la moitié de la phrase puis, comme un coureur au coup de pistolet, se précipite sur son clavier pour rattraper Stim et s’arrête encore, avec un regard d’admiration. C’est le phénomène de retardement, commun aussi dans la télégraphie morse. Mlle Répond prend du retard parce qu’elle est mentalement occupée à grimper à l’arbre du langage ; et à en redescendre : elle va d’abord de bas en haut du niveau des sons à celui des mots et à celui de la phrase, puis de haut en bas jusqu’aux lettres. Sa technique qui consiste à frapper les caractères sans erreur exige des techniques supérieures : la reconnaissance rapide des mots, des expressions familières, des phrases. » (p. 33)
« Chez l’homme les instincts ne sont que les fondations de l’acquisition des connaissances. Pendant que nous acquérons une technique nous devons nous concentrer sur chaque détail de nos actions. Nous apprenons laborieusement à reconnaître et à nommer les lettres de l’alphabet, à monter à bicyclette, à frapper les touches d’une machine à écrire ou d’un piano. Plus tard, l’acquisition commence à se condenser en habitude : avec une maîtrise croissante nous lisons, nous écrivons, nous tapons « automatiquement », ce qui signifie que les règles qui gouvernent l’exécution s’appliquent désormais inconsciemment. Comme le mécanisme invisible qui transforme les pensées informulées en phrases grammaticalement correctes les règles de nos techniques manuelles ou intellectuelles opèrent au-dessous du niveau de conscience ou dans les zones crépusculaires de la conscience. Nous obéissons aux règles sans savoir les définir. En ce qui concerne nos techniques de raisonnement, cette situation ne va pas sans danger : elle nous expose à la « persuasion clandestine » des axiomes et des préjugés. »
Il y a deux côtés à cette tendance à la mécanisation progressive. Du côté positif elle se conforme au principe d’économie, ou de moindre action. En maniant mécaniquement le volant de ma voiture je peux donner à la circulation qui m’entoure toute l’attention requise ; et si les règles de grammaire ne fonctionnaient pas automatiquement comme dans un ordinateur, nous ne pourrions pas faire attention au sens. »
(p. 105).

Le développement humain

« Mais la « docilité » n’est qu’un aspect de l’opération, l’autre étant la « détermination ». Il s’agit là de deux termes techniques : « docilité » désigne la capacité multipotentielle du tissu embryonnaire de suivre telle ou telle branche de la hiérarchie du développement selon les circonstances. Mais sur chaque branche il y a un point de non-retour à partir duquel le stade suivant de développement du tissu est « déterminé » de manière irréversible. Si au stade primitif du clivage, on coupe en deux un embryon de grenouille, chaque moitié deviendra grenouille complète et non demi-grenouille comme elle ferait normalement. À ce stade chaque cellule, bien qu’elle fasse partie de l’embryon, a gardé le potentiel génétique de devenir, si besoin est, toute une grenouille : c’est un véritable holon à tête de Janus. Mais à chaque étape ultérieure du développement les générations successives de cellules se spécialisent de plus en plus, et le terrain des « options » d’un tissu cellulaire donné — son potentiel génétique — se rétrécit d’autant. Ainsi un fragment d’ectoderme peut encore avoir la potentialité de former une cornée ou une glande cutanée, mais non pas un foie ni un poumon. Ici comme en d’autres domaines la spécialisation aboutit à une perte de flexibilité. On pourrait comparer ce processus à la série des options qui s’offrent à l’étudiant depuis son premier choix entre Faculté des lettres et Faculté des sciences, jusqu’à la « détermination » définitive qui fait de lui un océanographe zoologiste, spécialiste des échinodermes. À chaque moment décisif, à chaque carrefour, un hasard, un incident peut jouer le rôle du « déclencheur » qui « l’induit » à prendre telle ou telle option. Après un certain temps, chaque décision devient, dans une grande mesure, irréversible. Une fois zoologiste, plusieurs spécialités lui restent ouvertes ; mais il peut difficilement revenir en arrière pour se faire avocat ou physicien. « Un degré à la fois » : c’est encore la même règle des hiérarchies ». (p. 116).

Critique de la sélection naturelle de Darwin

« Prenons un exemple fort banal : en apercevant un prédateur certains oiseaux comme le moineau et la corneille jettent un cri d’alarme pour avertir toute leur volée. Tinbergen a fait remarquer que « ce cri d’alarme est un parfait exemple d’activité utile au groupe mais dangereuse pour l’individu ». Faut-il donc admettre que le « circuit de montage » du système nerveux du moineau qui déclenche le cri en réponse au stimulus d’une forme d’épervier, est apparu par mutation fortuite et qu’il s’est perpétué par la sélection naturelle en dépit de sa valeur de survie négative pour le mutant ? On pourrait poser la même question à partir de l’origine phylogénétique des duels ritualisés chez de nombreuses espèces – cerfs, iguanes, oiseaux, chiens, poissons. C’est ainsi que les chiens se roulent sur le dos en signe de défaite et de reddition, en exposant aux crocs du vainqueur ce qu’ils ont de plus vulnérable, le ventre et la veine jugulaire. L’attitude est assez risquée ; et quelle valeur individuelle de survie y a-t-il à ne pas frapper (ou mordre ou encorner) au-dessous de la ceinture ? » (p. 150).

Les tendances à l’intégration plus dangereuses que l’égoïsme

« La raison tient, à mon avis, à une série d’erreurs en ce qui concerne les principales causes qui ont poussé l’homme à faire de son histoire le gâchis que l’on sait, qui l’ont empêché de profiter des leçons du passé et qui maintenant mettent en question son existence. La première de ces erreurs est d’accuser de tout le mal l’égoïsme, la cupidité, etc., autrement dit les tendances d’affirmation de soi, les tendances agressives de l’individu. Je voudrais montrer que l’égoïsme n’est pas le premier coupable, et que les appels aux bons côtés de la nature humaine sont fatalement inefficaces, parce que le grand danger réside précisément dans ce que nous considérons d’habitude comme « ce qu’il y a de meilleur en l’homme ». En d’autres termes je souhaite indiquer que les tendances à l’intégration sont incomparablement plus dangereuses que les tendances à l’affirmation du moi. Les sermons des réformateurs se sont toujours adressés à des sourds parce qu’ils se trompaient d’accusés. Il ne s’agit pas d’un paradoxe. La plupart des historiens m’accorderaient, je pense, que dans les holocaustes de l’histoire les poussées d’agression individuelle égoïste n’ont joué qu’un petit rôle ; les massacres ont toujours été, avant tout, des offrandes aux dieux, au roi, à la patrie, au bonheur futur de l’humanité. Les crimes de Caligula deviennent insignifiants si on les compare aux hautes œuvres de Torquemada. Le nombre des victimes des voleurs, bandits de grand chemin, gangsters et autres criminels à n’importe quelle période de l’histoire est négligeable par rapport aux foules vertueusement immolées au nom de la vraie religion, de la politique juste ou de l’idéologie correcte. Ce n’est pas par colère mais par sollicitude que l’on a torturé et brûlé vifs des hérétiques, pour le salut de leurs âmes. » (p. 219).

Obscurantisme

« La renaissance du XIIe siècle fut suivie du mariage désastreux de la physique d’Aristote et de la théologie de Saint-Thomas d’Aquin, puis de trois siècles de stérilité, de stagnation et de scolastique « cherchant dans les ténèbres, comme dit Érasme, des objets inexistants ».
Les seules périodes de l’histoire de l’Occident au cours desquelles il y eut vraiment progrès cumulatif des connaissances sont les trois derniers siècles de notre ère. Et pourtant l’appareil capable d’engendrer ces connaissances n’a cessé d’être là pendant cet intervalle de deux mille ans, de même que pendant les trente mille ans qui nous séparent d’Altamira et de Lascaux. […] Les fantasmagories émotives des totems et des tabous, des doctrines et des dogmes, de la culpabilité et de la peur ne cessèrent de repousser les « démons obscènes » du savoir. Pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, les merveilleux pouvoirs du néocortex n’eurent l’autorisation de s’exercer qu’au service des vieilles croyances émotives : peintures magiques des grottes de la Dordogne ; traduction en mythologie des images archétypiques ; art religieux de l’Asie et du Moyen Âge européen. La raison fut engagée comme servante de la foi : foi des sorciers, foi des théologiens et des philosophes scolastiques, foi des matérialistes dialectiques et des adorateurs du roi Mbo Mba ou du président Mao. Ce n’est pas la faute des astres, cher Brutus, c’est celle du crocodile et du cheval qui s’agitent dans nos cerveaux. De tous ses traits spécifiques, c’est bien celui-là qui rend l’homme extraordinaire. »
(p. 281).
« En fait, le cliché du pouvoir unificateur de la communication verbale n’exprime que la moitié de la vérité, et peut-être moins. En premier lieu, tout le monde sait que si le langage facilite les communications à l’intérieur du groupe, il cristallise les différences culturelles et élève de véritables barrières entre les groupes. Les admirables études, faites sur les sociétés de singes et dont nous venons de parler, ont montré que les groupes de primates d’une même espèce, occupant des habitats différents, tendent aussi à avoir des traditions et des « cultures » différentes ; mais cette différenciation n’aboutit jamais à des conflits – et cela en grande partie, suppose-t-on, en raison de l’absence de barrières linguistiques. En revanche chez les humains les forces séparatistes du langage sont partout à l’œuvre : langues nationales et tribales, dialectes, vocabulaires spécialisés et accents de classe, jargons professionnels… […] Depuis l’âge de pierre le symbole de la tour de Babel n’a rien perdu de sa valeur. Il est assez remarquable qu’à l’époque où les ondes hertziennes et les satellites de communication rassemblent en un seul public tous les peuples de la planète, aucun organisme responsable (sauf une poignée d’espérantistes obstinés) ne fait le moindre effort pour propager une lingua franca universelle ; et en même temps des gens se font assommer dans les rues pour la primauté du maharati ou du gudjerati en Inde, du flamand ou du français en Belgique, du français ou de l’anglais au Canada. Espèce émotionnellement déséquilibrée, nous avons l’étrange pouvoir de changer en malédiction toutes les grâces, y compris celle du langage.
Cependant, le grand danger du langage tient beaucoup moins à son séparatisme qu’à ses forces magiques, hypnotiques, émotives. Les mots peuvent cristalliser la pensée, formuler et préciser des images vagues, des intuitions fumeuses. Mais ils servent aussi à rationaliser des craintes et des désirs irrationnels, à donner un semblant de logique aux plus folles superstitions, à prêter le vocabulaire du cerveau récent aux fantasmes et aux délires de l’ancien. Finalement les mots peuvent servir de charges explosives pour déclencher les réactions en chaîne de la psychologie de groupe. »
(p. 289).
Avec cette apologie de la pensée critique à rebrousse-poil, on ne s’étonnera pas qu’Arthur Koestler soit l’auteur de La Treizième tribu, qui lui valut d’être traité en traître pour avoir osé défendre la thèse selon laquelle les juifs d’Europe centrale seraient des convertis et non descendants de peuplades de Judée.

Les propos de Koestler sur la « tendance à l’intégration » sont semblables à ceux de Georges Bernanos dans La France contre les robots, qui me semble exprimer l’idée plus clairement : « si notre espèce finit pas disparaître un jour de cette planète, grâce à l’efficacité croissante des techniques de destruction, ce n’est pas la cruauté qui sera responsable de notre extinction et moins encore, bien entendu, l’indignation qu’elle inspire, les représailles et les vengeances qu’elle suscite ; ni la cruauté, ni la vengeance, mais bien plutôt la docilité, l’irresponsabilité de l’homme moderne, son abjecte complaisance à toute volonté du collectif. Les horreurs que nous venons de voir, et celles pires que nous verrons bientôt, ne sont nullement le signe que le nombre des révoltés, des insoumis, des indomptables, augmente dans le monde, mais bien plutôt que croît sans cesse, avec une rapidité stupéfiante, le nombre des obéissants, des dociles, des hommes qui, selon l’expression fameuse de l’avant-dernière guerre, « ne cherchaient pas à comprendre ». » (Éd. Le Castor astral 2017, p.125. Voir cet extrait plus large sur ce site). Lire un autre extrait du livre de Bernanos.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Résumé du livre


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