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À banderole, banderole et demie

Dire et faire : le gouvernement des faits divers

Quand l’indignation tient lieu de justice

mardi 8 avril 2008

Le philosophe anglais John Langshaw Austin doit se retourner dans sa tombe. Quand il publia en 1962 son livre How to do Things with Words, traduit sous le titre Quand dire, c’est faire, il ne pensait pas que cela deviendrait la devise du 6e président de la Cinquième République française. Grâce à son organisation quasi industrielle d’instrumentalisation des médias, basée sur une cellule de veille en matière de faits divers, il gouverne par le blabla, et nourrit les conversations populaires du feu roulant de ses indignations quotidiennes. Mieux, la dernière affaire de la « banderole du PSG » aura fait accéder le « dire » au rang du « faire » dans les stades, et les stades, n’est-ce pas l’endroit le plus propice à la démocratie ? Le lendemain de l’Affaire, si vous écoutiez n’importe quelle radio généraliste, y compris malheureusement les radios publiques, vous ne pouviez échapper au serinement de la non-information, qui occupait la moitié de chaque journal, avec des relents de publicité clandestine pour un film à succès. Cela donnait furieusement envie de jeter le poste par la fenêtre. Pendant la semaine, les discussions entre collègues n’y échappèrent pas : « Oui, mais quand même, ce sont des fachos ». La France serait donc sur le point de rejoindre le clan des pays très démocratiques où les banderoles sont interdites dans les stades. Heureusement, le week-end suivant va rafraîchir nos gazettes avec cette opportune nouvelle profanation de cimetière, avec la variante « musulman ». Avant, c’était plutôt « cimetière juif », mais faut bien varier les programmes pour maintenir l’audience. Bon, au moins, l’affaire de la banderole va disparaître, c’est déjà ça, et la semaine prochaine, vous pariez sur quel nouveau fait divers ? Question subsidiaire : qui aura le courage de déployer une banderole dans le stade de la cérémonie d’ouverture des J.O. de Pékin ?

J’ai déjà traité la question du mécanisme bien rôdé — que l’actuel président de la République a mené à la perfection — des paroles ronflantes qui surfent sur le goût du peuple pour l’indignation à la petite semaine, dans mon article Le juke-box de l’indignation : l’affaire bidon du RER D. Je m’attacherai ici plus particulièrement à l’affaire de la « banderole du PSG », laquelle a atteint un sommet tibétain dans le rapport inversement proportionnel entre l’importance du fait et son écho médiatique. Pendant cette semaine, je n’osais plus exprimer mon point de vue, car des collègues m’avaient mouché : « Tu verrais, si tu te baladais aux abords du Parc des Princes après un match, ce qu’ils font aux gens comme toi ». « Feraient », pas « diraient », comme sur la banderole : il n’y avait pas de différence. Bigre, des dizaines de noirs, de juifs et de travestis sont donc assassinés tous les samedis soir entre le stade et le bois de Boulogne, et on ne me disait rien ; il faut attendre qu’un fait plus grave se produise pour être informé !

Libération sauve l’honneur

Heureusement, Libération ne tomba pas dans la démagogie ambiante, et je pus lire quelques articles roboratifs. Ainsi, Francis Terquem, cofondateur de SOS-Racisme, publiait-il un « Rebonds » le 4 avril 2008, intitulé « Le droit au mauvais goût », où l’on pouvait lire : « Mais ces mots accolés les uns aux autres ont un auteur, voire plusieurs. Il s’agit donc d’une œuvre de l’esprit, sans doute collective. On pourra la trouver grasse, de mauvais goût, inopportune ou d’une provocation salvatrice, mais il suffit de la déplacer dans l’espace et le temps pour mesurer sa qualité d’œuvre et donc son droit à être protégée. Dans l’espace : il n’est pas douteux que cette banderole aurait fait une excellente couverture de Charlie Hebdo. Dans le temps : nos aînés n’ont-ils pas fait bien pire avec « CRS = SS » peint sur les murs ? Voilà bien ce que cet émoi révèle et à quoi aura à tout le moins servi ce trait. Il nous édifie sur la licence avec laquelle l’ordre moral pénètre par tous les pores de la vie sociale, étouffe toutes les velléités de l’esprit, réprime toutes les expressions, qu’elles soient populaires ou distinguées, de mauvais goût ou bien senties. Celle-là était sans doute de mauvais goût. C’est ce qui en fait la valeur. Mais en tout état de cause, elle n’était pas raciste. »

Le lendemain, Mathieu Lindon en rajoutait une couche dans la même rubrique sous le titre « Une banderole ? Plus jamais ça ! » : « Aujourd’hui, les ennemis de la civilisation ont été clairement identifiés : ce sont les mots. Dans un autre match de foot à Bastia, on avait pu lire à l’encontre d’un joueur noir « Kébé, on n’est pas racistes » sur une première banderole et « La preuve, on t’encule » sur une seconde. Indignation a été déposée pour racisme et homophobie. On pourrait tout aussi bien prétendre que considérer le mot « enculé » comme homophobe est un signe d’homophobie (et d’hétérophobie). Tous sexes confondus, une partie de la population est pleinement en droit de se réclamer de ce terme.
Depuis dimanche, les cris d’orfraie se font vacarme. La presse populaire crie à l’outrage, la presse de gauche se plaint du laxisme de l’appareil d’État, les élites politiques promettent des sanctions, de la fermeté, des poursuites pénales même. […] voilà que tous se soudent pour dénoncer le haineux racisme qui aurait inspiré le dazibao honni, souillure sur l’immaculé football national, et réclamer des sanctions pénales quand des commissions se réunissent pour élaguer un droit pénal trop tatillon ».

J’aime beaucoup le sang-froid de Francis Terquem. Jour après jour, dans le pays de Beaumarchais et de Voltaire, s’amenuise la partie de la population qui préfère les risques de la liberté d’expression au confort de la censure ; comptons nos bataillons. La provocation de Mathieu Lindon n’est pas non plus pour me déplaire, surtout pour cette trouvaille : « Indignation a été déposée », où le mot « Indignation » remplace la plainte dans le vocabulaire du droit. Oui, la solution que la France a trouvée pour soigner l’engorgement des prisons, est de remplacer le droit par le pathos, la justice par les médias de masse, les tribunaux peut-être par des stades, la proportionnalité des peines par l’indifférenciation de l’indignation, les procès par des lynchages, et les actes par des mots, comme le dit Lindon, « ennemis de la civilisation ». Si les médias suivaient l’affaire, nous apprendrions dans quelques jours, que cet emballement de la classe politico-médiatique n’aura abouti qu’à un non-lieu. En effet, les mots brandis ne constituent pas des insultes, et les Ch’tis pas un groupe sujet à discrimination, il n’y a donc aucun délit susceptible, dans un État de droit, de donner lieu à poursuites. Si des personnes ont été insultées, ce sont ces supporteurs-ci qui ont été traités de tous les noms, alors que les quelques nazillons bien réels qui, encagoulés et loin des caméras, agressent effectivement les noirs ou les homos à coups de batte de base-ball dans l’ombre des stades, n’occupent guère la machine à indignation. Les nazillons n’ont pas d’humour, « pour ce que rire est le propre de l’homme », comme disait Rabelais. Il aurait suffi pour répliquer, que dans un prochain stade, d’autres supporteurs aient l’idée d’inscrire : « Nous sommes tous des Ch’tis allemands », ou bien « C’est çui qui dit qui y est » !

Consanguins très illustres, chômeurs très précieux !

Les commentateurs qui se sont emballés ont confondu à deux reprises « dire » avec « faire ». Premièrement, le fait de « traiter » un groupe social de « ceci » ou de « cela » n’en fait pas immédiatement des « ceci » ou des « cela ». Comme je dis à mes élèves, il « faut tenir compte du contexte ». De même selon Austin, un pochetron qui dirait à deux potes clochards en les aspergeant de vinasse : « Je vous déclare unis par les liens du mariage » ne sortirait pas du « dire », alors que les mêmes mots prononcés en janvier 2008 par le maire du VIIIe arrondissement devant le président de la République, accompagnés peut-être de champagne, ont constitué un acte transformant une actrice en « Première dame de France ». Les supporteurs du Stade de France ne sont pas des médecins ou des juges, et quand ils traitent les Ch’tis de « consanguins », le mot est moins chargé de sens que si un médecin, au terme d’une échographie, prononçait le même mot et conseillait un avortement. Avec un peu de culture, on pourrait aller jusqu’à voir dans ces mots d’oiseaux bon enfant, comme dans l’autre exemple rapporté par Mathieu Lindon, le phénomène vieux comme le monde que les rappeurs appellent Dozen [1], les Africains parenté à plaisanterie, sinankunya ou Toukpê, ou que notre bon vieux François Rabelais, encore lui, pratiquait avec ses lecteurs à la première ligne de Gargantua : « Buveurs très illustres et vous, vérolés très précieux ». Je suggère aux supporteurs incriminés, quand ils auront purgé leur peine de douze ans de prison pour génocide verbal, de revenir dans le stade un jour de finale, et de s’adresser par pancarte interposée en ces termes au président de la République : « Buveur très illustre ». Dans un deuxième temps, comme à Bastia, il faudrait vite apporter une deuxième banderole : « Demande à Guaino qu’est-ce que ça veut dire ».

Deuxièmement, en assimilant ces mots à des actes, les commentateurs et autres professionnels de l’indignation ont transformé des plaisantins en voyous. Le résultat ne se fera pas attendre : la prochaine fois, quitte à être traînés dans la boue et à risquer la prison, les mêmes supporteurs au moins se défouleront et iront au bout de leur acte : au lieu de peser chaque mot pour ne pas tomber sous le coup de la loi, ils inscriront de véritables insultes sur leurs pancartes ; puis au lieu de se contenter de mots, ils taperont avec leurs poings. Quand les démocrates perdent le sens de la proportionnalité des peines, les délinquants perdent celui de la proportionnalité des délits. On le constate aisément en décryptant la formule indignatoire choisie le 6 avril 2008 par le président à propos de cette nouvelle affaire de profanation de cimetière : « racisme le plus inadmissible qui soit ». Cette formule respecte-t-elle un degré avec l’affaire des banderoles ? Conserve-t-elle une marge de crescendo en cas d’agression de personne vivante ? En cas d’assassinat ? Il en va de même pour la pédophilie : affaire Outreau ou pas, les politiciens, les médias et la populace ne marquent aucun degré, et affublent du même mot un attouchement sexuel, un crime maniaque commis sur un enfant découpé en rondelles, la trace du passage sur un site pédophile conservée par le mouchard d’un ordinateur, une fellation sur un garçon de 14 ans consentant, un viol sur une fillette de 3 ans, etc. : tout ça est indifféremment « pédophile », et ne suscite pas plus ou moins d’indignation — ce qui justifie en passant que des ch’tis se soient vraiment sentis visés, car toute personne ayant caressé une tête blonde est désormais un pédophile en puissance ! On voudrait pousser au crime le plus grave qu’on ne ferait pas mieux [2].

À banderole, banderole et demie

Cette confusion généralisée entre « dire » et « faire », la communauté LGBT en est pour partie responsable quand elle a poussé à la roue de la « judiciarisation des opinions » pour demander la pénalisation des propos homophobes, dans un contexte où, comme le dit Francis Terquem, « l’ordre moral pénètre par tous les pores de la vie sociale ». Non, ce sont les actes qu’il faut pénaliser, pas les mots. Les mots, il faut leur permettre de sortir, parce qu’ils font moins mal que des balles, et il leur répondre avec d’autres mots, plus forts car empreints de raison. Malheureusement on préfère trop souvent la répression à la prévention. Dans le même temps, au sujet du Tibet, toute la polémique se concentre non pas sur la répression, mais sur ce qu’aurait ou non dit Rama Yade : Voir le commentaire de Libération du 5 avril 2008 : « Selon Le Monde, Rama Yade a déclaré que "trois conditions sont indispensables pour qu’il (le président de la République)" se "rende" à la cérémonie d’ouverture : "la fin des violences contre la population et la libération des prisonniers politiques, la lumière sur les évènements tibétains et l’ouverture du dialogue avec le dalaï-lama". » J’apprécie d’ailleurs le flou métaphorique de l’expression : « la lumière sur les évènements ». Un joli mot, mais pourquoi ne pas dire clairement : « liberté de circuler et d’informer des journalistes dans toute la Chine » ? J’attends toujours que la menace de boycott se fasse en ces termes raisonnables, non pas par les autorités de l’État mais par le peuple et les médias : « OK, on a bien compris que la colonisation du Tibet par les Han est aussi irrémédiable que celle des territoires indiens par les Yankees, ou de la Bretagne par les Gaulois, mais on voudrait juste pourvoir raconter comment ça se passe, et si vous refusez, ben on n’enverra pas un seul journaliste à Pékin pendant les jeux, et nous le peuple, on fermera nos postes de télévision ». Et puis, puisqu’il s’agira d’un autre stade, et pour réconcilier « dire » avec « faire », ne rêvez-vous pas d’un président de la République qui, dans la tribune des sommités, dans ce stade de la Cérémonie d’ouverture, aurait fait entrer en douce une banderole avec ses homologues chefs d’État invités ? Au moment clé, ils la déploieraient tous ensemble, bravant la justice et l’indignation des dirigeants chinois… Qu’est-ce qu’on va marquer sur cette banderole ?

 Voir également mon Cours sur la presse et les médias.

Lionel Labosse


© altersexualite.com, 2008


[1Cf. Le rap, ou la fureur de dire, Georges Lapassade & Philippe Rousselot, Loris Talmart, 1990.