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À la recherche du prépuce perdu, pour le collège et le lycée
Ma circoncision, de Riad Sattouf
L’Association, 2008, 104 p., 14 €
dimanche 6 avril 2008
Ma circoncision avait été édité en 2004 par Bréal, avec une préface préventive rappelant la Loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Heureusement, cette préface est passée à la trappe. J’ignore si l’ouvrage en lui-même a été circoncis dans la réédition. Il n’y a pas de pagination [1], mais ne reculant devant aucun sacrifice, j’ai compté 96 pages de texte et dessin, plus 8 pages de titres. Un lecteur collectionneur pourra-t-il nous dire si l’ouvrage a été ou non coupé au-delà de cette nécessaire purification ? Finissons-en avec ces considérations anecdotiques pour dire que Ma circoncision est un album essentiel pour l’éducation à la sexualité et l’éducation tout court — problématique qui semble passionner l’auteur. Cet article est complété d’un dossier complet de Bernard Joubert sur la menace de censure dont ce livre a été l’objet.
L’histoire, autobiographique, est des plus simples : dans un village en Syrie, un jeune garçon se sent rejeté parce qu’il n’est pas circoncis comme ses cousins. Ceux-ci s’imaginent que la circoncision est la marque distinctive des « Cimmériens » par rapport à leurs ennemis héréditaires, les Israéliens. Ils tiennent ce mot de leur fascination pour un film intitulé Conan le Barbare. Leurs connaissances sur la sexualité sont de même farine : pour eux, on fait les enfants de cette façon : « Ensuite, tu mets ton sexe entre ses jambes et tu lui pisses dedans ». Un jour, son père lui apprend qu’il va être enfin circoncis. Le garçon supporte la nouvelle contre la promesse d’avoir un énorme « Goldorak » en plastique. L’opération a lieu, suivie d’une cicatrisation plus longue que prévu, car il faut faire intervenir un médecin. Pas de Goldorak. Quand il retrouve ses cousins, il leur fait part d’une connaissance récemment acquise : aux dernières nouvelles, les juifs seraient également circoncis. Les cousins préfèrent rester dans l’ignorance, et le rejettent à nouveau.
Pas plus que dans Retour au collège, Riad Sattouf ne cherche à flatter son personnage. Il sait bien qu’il n’est plus l’enfant ignorant qu’il a été, et que des livres tels que celui qu’il écrit sont justement ce qui a manqué à cet enfant. La charge contre l’éducation à la mode syrienne est féroce, mais implicite, et suppose au lectorat préadolescent un sens critique, justement tel que cette éducation ne vise pas à en produire. C’est dans les creux du texte et des images (il n’y a aucun fond, les personnages se détachent significativement sur le blanc de la page) que l’on comprend la portée polémique du discours (confirmée par les entrevues de l’auteur). On remarque par exemple, l’absence totale de femmes dans les dessins. La seule femelle est une lapine qui se fait lapiner par un mâle. Comme dit l’autre, faut-il faire un dessin pour suggérer le statut de la femme en Syrie ? L’extrême violence de l’éducation est dénoncée, que ce soient les châtiments corporels et le bourrage de crâne à l’école (notamment contre « les pires ennemis des Cimmériens », les « Yahoudes », c’est-à-dire juifs), ou l’absence de dialogue de la part du père, son mépris de la parole donnée à un enfant. On en constate les conséquences : ignorance crasse et craintes infondées, paranoïa, haine primaire des juifs ; bref, tout ce qui est nécessaire dans un État totalitaire pour manipuler le peuple.
Entre le début et la fin du récit, le petit garçon se substitue à Conan le Barbare autant qu’à Goldorak, [2] comme un symbole du passage du héros traditionnel de bande dessinée à l’anti-héros de la BD moderne [3]. Nos lecteurs seront particulièrement sensibles à la façon dont s’exprime le sentiment de différence du petit garçon : la peur d’être juif. N’est-ce pas une variante intéressante de la fameuse « peur de l’autre en soi » par laquelle Daniel Welzer-Lang a défini la spécificité de l’homophobie ? [4]
Le livre alterne les dessins et phylactères, et un texte dactylographié, ce qui permet de distinguer les « instances » qui se superposent dans l’autobiographie. Le moi-personnage, on le trouve dans les dessins et certaines bulles ; le moi-narrateur est présent surtout dans le texte typographié, mais on peut le débusquer aussi dans ce que Philippe Marion a nommé le « graphiateur » [5], dont le point de vue est manifeste par exemple dans les images de la circoncision « vues du dessus », notamment celle du moment crucial, avec une sorte d’éruption de sang, ou dans les nombreuses représentations des visages des personnages couverts de gouttes de sueur. Le moi-auteur intervient également dans le texte typographié, y compris des notes de bas de page, mais avec beaucoup de retenue, d’ironie, pour laisser au jeune lecteur la liberté et le plaisir de tirer lui-même les conclusions : « [pour] mes cousins, il y avait deux sortes de femmes. La leur, qu’ils épouseraient un jour, et les autres, qu’ils appelaient les "putains" ». La préface supprimée, que je n’ai donc pas lue, devait imposer un moi-auteur trop adulte, dommageable à la liberté de conscience du jeune lecteur, un père castrateur d’une autre façon que celui du personnage. Ma circoncision n’avait pas besoin de cette préface pour être un livre indispensable à une éducation sexuelle bien comprise et à l’éducation tout court. Même si Riad Sattouf se garde bien de dramatiser l’opération en elle-même (on apprécie la pirouette finale), on fera bien pour éviter les confusions, de proposer en parallèle la lecture de Le Pacte d’Awa, d’Agnès Boussuge et Élise Thiébaut. L’ouvrage s’avérera utile à tous les niveaux, du collège au lycée, selon des angles d’intérêt variés.
– Lire l’excellente chronique de Nicolas sur le site BD sélection. Chez le même éditeur, voir Broderies, de Marjane Satrapi. Du même auteur, voir aussi Pascal Brutal, Manuel du puceau, La vie secrète des jeunes et Retour au collège.
– Voir un sujet de bac sur l’autobiographie contenant un extrait de ce livre.
Annexes : dossier exclusif de Bernard Joubert sur la tentative de censure de Ma circoncision.
Nous reprenons ici, avec l’aimable autorisation de l’auteur, un article de Bernard Joubert, publié dans Art press Spécial, hors-série annuel n°26, "Bandes d’auteurs", 4e trim. 2005. Cet article précise les circonstances ubuesques de la tentative de censure du livre. Il est suivi de trois documents annexes qu’il faut lire pour se rendre compte de la réalité de cette commission payée — excusez du peu — par nos impôts ! Riad Sattouf publiera dans La vie secrète des jeunes tome II, un article intitulé « Lobbying », dans lequel il relate sa tentative isolée de suggérer à la ministre de la Culture d’abroger cette commission. Hélas, les restrictions budgétaires, ce n’est jamais pour supprimer les commissions-croupion, leurs postes de directeurs, leurs notes de frais, leurs locaux, mais pour faire bosser les salauds de pauvres toujours plus, ça oui ! Enfin, Bernard Joubert lui-même fait le cadeau aux lecteurs d’altersexualite.com, d’un codicille à son article, où il donne quelques précisions qui ne surprendront guère ceux d’entre nous qui ont compris depuis longtemps que ce n’est pas pour des prunes si la confrérie des avocats compte parmi elle une telle tripotée de députés et de présidents de république… On pardonnera la reprise des annexes quasiment in extenso : il faut juger sur pièces pour se rendre compte de l’étendue du problème que pose l’existence, dans un pays démocratique, d’une telle coûteuse et croûteuse commission.
Annexe 1
« La censure, stupide, toujours », un article de Bernard Joubert
Spécificité française une commission est chargée de veiller à ce que livres et périodiques de toute nature ne présentent pas de danger pour la jeunesse. Documents à l’appui, un de ses exploits récents.
Historiquement, la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à la jeunesse (1) fut l’ennemie déclarée de la bande dessinée, qu’elle combattit jusque dans sa forme même, rêvant de l’éradiquer. Au temps de sa toute puissance, elle fit interdire, côté jeunesse, des albums de Blake et Mortimer (en 1954 et 1962), Johan et Pirlouit (1954), Buck Danny (1954, 1958), Jerry Spring (1958), Gil Jourdan (1959). Alix (1965)… ; côté adultes, des auteurs comme Forest (1965), Pichard (1973, 1983), Willem (1974), Slocombe (1978), Crepax (1970, 1977, 1983)… Un demi-siècle après sa création, les momies familialistes en forment toujours le noyau le plus actif, mais elle a beaucoup perdu de son influence auprès des ministères concernés (Intérieur, Justice et Culture) et n’a pour dernier pouvoir que celui d’intimider les éditeurs par des convocations et des avertissements. Lorsque lui déplaisent le mensuel de BD Psikopat, en 2002, ou l’album Blonde platine d’Adrian Tomine (Seuil, 2003), elle intervient auprès des éditeurs par, respectivement, téléphone et courrier. À eux de céder ou non à l’autocensure.
C’est une tendance moderne chez certains chroniqueurs littéraires, de se considérer comme des auxiliaires de police. En 2002, c’est une journaliste du Point qui transmet, avant parution, le roman Rose bonbon de Nicolas Jones-Gorlin (Gallimard) à une association procédurière. Début 2004, il se produit la même chose avec Ma circoncision, souvenirs dessinés de Riad Sattouf chez Bréal, éditeur scolaire et universitaire, dans la nouvelle collection « Bréal jeunesse » que dirige Joann Sfar, l’auteur de BD. Alors que le livre n’est pas encore en librairie, l’association Lire-jeunesse fait suivre à la Commission de surveillance un service de presse pour le dénoncer. Plus tard dans l’année, Sattouf deviendra un collaborateur régulier de Libération (son No Sex in New York durant tout l’été) et de Charlie hebdo, mais, pour l’heure, aux, yeux des commissaires, il est un inconnu avec un nom arabe, dont ils ne perçoivent même pas que l’œuvre est autobiographique. (C’est pourtant indiqué.) Ce que Sattouf raconte dans ce livre, c’est son enfance en Syrie, sa propre vie à l’âge de huit ans, dans les années 1980 : la violence et le systématisme des châtiments corporels (notamment la punition de l’atli consistant à frapper les élèves indisciplinés sous la plante des pieds juste avant les vacances), l’antisémitisme institutionnalisé et enseigné, et, petit drame personnel, la peur et la douleur causées par une circoncision dont il ne voulait pas. La lecture qu’en fait la Commission (document 2), comme l’y encourageait le ministère de la Justice (document 1), est à découvrir dans nos pages suivantes. Elle vote pour une interdiction aux moins de dix-huit ans et des poursuites judiciaires pour incitation à la haine raciale : puisque Sattouf montre sous un jour négatif un père (le sien), des enfants (dont lui-même) et le système éducatif syriens, alors Sattouf est raciste envers les Syriens. La Commission, qui se contente ordinairement de ne regarder que ce qu’on lui soumet, requiert l’examen d’autres livres du même auteur, persuadée d’avoir démasqué quelque monstre dont il va falloir purger les librairies.
Deux mois après, débandade. Non seulement les autorités ne semblent pas pressées de donner suite à ces avis (2), mais, surtout, de grands médias ont salué de façon élogieuse la sortie de Ma circoncision. Dans sa chronique culturelle de France Inter, Vincent Josse a conseillé : « Découvrez Riad Sattouf. (…) Le message passe clairement au jeune lecteur : l’intolérance amène l’exclusion. Il faut donc la combattre. » La présidente de la Commission souligne qu’il y a là « contradiction » (document 3), En clair : cette assemblée d’experts ne serait elle pas majoritairement formée de cons ? Eh oui, Madame, il y a de ça. Et ce n’est pas nouveau.
[1] Dont l’action, en réalité, n’est nullement limitée à l’édition enfantine. Il lui est arrivé d’examiner art press et de bien vouloir le juger « tolérable ».
[2] Il n’y aura ni interdiction ni procès, mais les conclusions de la Commission entraîneront tout de même les convocations à la police de Sattouf et Bertrand Pirel, directeur des éditions Bréal. On consultera le détail de ces interrogatoires dans Charlie hebdo, daté du 19 mai 2004, et Caravan de Joann Sfar (L’Association, 2005).
Documents 1, 2 et 3
Document 1
Du Ministère de la Justice, Paris, le 4 février 2004
Note à Madame Burguburu
Présidente de la Commission chargée de la surveillance et du contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence
sous couvert de Madame Léa Parienti
Secrétaire de la commission
Objet : Rapport sur l’ouvrage « Ma circoncision » de Riad SATTOUF publié aux éditions Bréal Jeunesse.
Commission chargée de la surveillance et du contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence : session du 5 février 2004
J’ai l’honneur de vous faire tenir sous le présent pli, les éléments d’analyse suivants relatifs à l’ouvrage visé en objet.
À titre liminaire, il me parait important de préciser que l’esprit de la législation en matière de liberté de la presse ne devrait pas autoriser votre commission à émettre un avis avant la publication des ouvrages portés à sa connaissance, en dehors des ouvrages importés prévus à l’article 13 de la loi du 16 juillet 1949 qui répondent à un régime spécifique de contrôle a priori.
En effet, afin de respecter les principes constitutionnellement et conventionnellement garantis de liberté de la presse, il est normalement prévu que seul un contrôle a posteriori peut être exercé par la puissance publique.
Le seul véritable exemple de contrôle a priori concerne la législation en matière cinématographique.
Permettre à votre commission de procéder à l’analyse de l’ouvrage « Ma circoncision », sur la base des articles 2 et 14 de la loi du 16 juillet 1949, avant publication pourrait la conduire à se comporter en commission de censure, surtout si cette analyse à pour objet de faire savoir à l’éditeur, avant publication effective le sens, de la position de la commission consultative, ce qui pourrait le cas échéant, le conduire à modifier ses choix éditoriaux.
Cet élément étant posé, et dans la mesure où la commission a entendu se saisir de l’ouvrage « Ma circoncision » édité par Bréal jeunesse, et qui doit paraître le 12 février 2004, je puis vous indiquer que plusieurs passages me paraissent justifier une mesure d’interdiction de vente aux mineurs sur la base de l’article 14 de la loi du 16 juillet 1949.
En effet, cet ouvrage dont l’action se déroule de nos jours en Syrie, présente un maître d’école particulièrement violent, cruel et injuste, tandis que le père du héros est corrompu et menteur.
De même, les amis du héros sont-ils sexistes, belliqueux et farouchement antisémites.
Ainsi, toutes les références qui permettent à un enfant de se structurer paraissent confuses, et battues en brèche.
Et il ne me semble pas que des enfants de plus de 12 ans puissent lire un tel ouvrage sans difficulté et sans accompagnement (étant précisé que cet ouvrage est conseillé aux enfants de plus de 12 ans).
Par ailleurs, le message particulièrement violent, et incitatif à la haine raciale me conduisent (sic) à conseiller à votre commission une transmission de cet ouvrage en vue d’éventuelles poursuites pénales, sur la base des articles 2 de la loi du 16 juillet 1949 et du 29 juillet 1881.
En effet, la présentation qui est faite du peuple syrien, à travers ce récit d’un enfant qui doit être circoncis quelques mois plus tard, est particulièrement négative.
Les Syriens, au travers des tableaux qui sont dressés des membres de cette communauté, sont décrits comme antisémites, violents, sadiques, barbares, belliqueux, corrompus, sexistes, incestueux, tous éléments qui ne peuvent que faire naître dans l’esprit du lecteur, et a fortiori lorsqu’il s’agit de jeunes adolescents, un sentiment de rejet à l’égard de la communauté syrienne.
Aussi, l’infraction de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un individu ou un groupe d’individus en raison de leur origine, prévue à l’article 24 alinéa 8 de la loi du 29 juillet 1881 me paraît-elle caractérisée.
J’appelle toutefois votre attention sur le fait que ce délit ne sera consommé que lors de la mise à disposition du public de cet ouvrage.
En l’absence de diffusion publique, l’infraction susceptible d’être reprochée ne pourrait consister que dans la contravention de provocation non publique la discrimination (sic), à la haine ou à la violence envers un individu ou un groupe d’individus en raison de leur origine.
Il ne m’apparaît pas que l’avertissement de surcroît maladroit et/ou ambivalent en début d’ouvrage, permette d’exonérer le directeur de publication et l’auteur de l’ouvrage de leur responsabilité pénale dans la mesure où tout repentir actif ne saurait être une cause exonératoire de responsabilité pénale, et où la jurisprudence a rappelé que s’agissant de l’incitation à la haine raciale, ce qui importait, ce n’était pas le but poursuivi par l’auteur du propos mais le résultat objectif auquel ce propos pouvait conduire (voir à ce sujet la jurisprudence illustrante ayant condamné un humoriste qui sous prétexte de dénoncer les sentiments xénophobes d’un représentant d’un parti d’extrême droite s’était cru autoriser (sic) à chanter « casser du noir »).
De même, la volonté de dénoncer un régime totalitaire de la part de l’auteur me paraît être un argument bien faible dans la mesure où seul (sic) quelques éléments du récit sont afférents à ce régime tandis que l’ensemble de la communauté syrienne est décrite comme négative, sans distinction.
Tels sont les éléments que je souhaitais porter à la connaissance de votre commission en vous précisant que la direction des affaires criminelles et des grâces peut saisir le parquet général de Paris de toute infraction, sans qu’une délibération de votre commission soit nécessaire dans le cas d’espèce.
Signé : Le chef de bureau, Myriam Quemener.
Document 2
Extrait du compte-rendu de la séance du 5 février 2004 de la Commission de surveillance. Vingt-neuf commissaires étaient présents. Seul intervenant en faveur de Sattouf : un représentant des éditeurs pour la jeunesse. Henri-Claude Prigent (éditions de Tournon / Semic). Les représentants des auteurs, au nombre de deux ce jour-là, n’intervinrent pas.
Rapporteur : Mme Kasparian
La secrétaire expose les conditions particulières dans lesquelles la commission a été saisie de l’ouvrage intitulé « Ma circoncision », de Riad Sattouf, aux éditions Bréal Jeunesse.
Ce livre est à paraître le 12 février 2004 et à ce jour, il n’a pas encore été déposé auprès du secrétariat de la commission. Celle-ci n’en avait donc pas connaissance.
Le 2 février 2004, l’association Lire-jeunesse, qui rédige des critiques de livres jeunesse sur internet, a adressé au secrétariat un exemplaire de « Ma circoncision », accompagné d’un commentaire attirant son attention sur le contenu, susceptible de poser problème au regard de la loi du 16 juillet 1949.
Avisée immédiatement, la présidente a décidé de l’inscription de cet ouvrage à l’ordre du jour de la séance du 5 février 2004.
La présidente indique qu’elle a choisi cette option dans un souci d’efficacité, après avoir vérifié que rien dans la loi du 16 juillet 1949 n’interdit à la commission d’examiner un ouvrage avant sa parution, dès lors qu’elle a pour mission de rendre des avis et non des décisions. Il ne s’agit donc pas d’un contrôle a priori, qui serait contraire à la liberté d’expression, étant entendu que le ministère de l’Intérieur doit attendre la parution avant de prendre un éventuel arrêté d’interdiction.
Mme MARIE émet des réserves sur la procédure adoptée car elle craint une éventuelle dérive de la commission vers un contrôle a priori. Elle souhaite que les membres de la commission fassent preuve de vigilance pour éviter une telle dérive dans l’avenir et suggère que l’avis de la commission ne soit transmis aux ministères concernés qu’après la parution du livre.
M. PRIGENT considère que ce débat pose la question du moment à partir duquel on considère qu’un livre est paru : est-ce dès lors qu’il y a diffusion restreinte ou est-ce seulement au moment de la mise à disposition du public ?
Mme MARIE pense que c’est le moment de la mise à disposition du public qui date la parution.
La présidente s’associe aux propos de Mme Marie sur la nécessité de se montrer vigilant et précise que l’avis de la commission ne sera transmis aux autorités compétentes qu’à compter de la date de parution effective du livre, à charge pour le secrétariat de vérifier si cet ouvrage paraît effectivement dans les prochains jours.
Mme Saulière indique qu’en général les libraires disposent des ouvrages une semaine avant leur parution.
Il est également convenu de vérifier le respect du dépôt par l’éditeur et, en l’absence de dépôt dans les quinze jours de la parution, de lui adresser un courrier de relance, étant précisé que les éditions Bréal n’ont pas déposé leurs précédents ouvrages.
Mme Kasparian fait son rapport.
Elle donne lecture de l’avertissement figurant au début du livre et de l’indication d’âge figurant au dos « à partir de 12 ans ».
Le livre décrit les angoisses d’un petit garçon vivant en Syrie et se trouvant sur le point d’être circoncis.
Le langage et les images sont crus, parfois grossiers. Les mots « bite » et « putain » reviennent à plusieurs reprises.
Certaines pages peuvent être choquantes voire traumatisantes. Par exemple, l’enfant rêve qu’un Goldorak géant à le sexe coupé et qu’il essaye en vain de le lui remettre, mais il est trop lourd.
L’environnement syrien est décrit comme violent, antisémite, corrompu et décadent.
Les adultes sont présentés comme des sadiques. Par exemple l’enseignant frappe violemment un élève à qui il avait promis sa clémence. De même, le médecin chargé d’ôter le pansement du jeune héros lui fait croire qu’il va lui couper le sexe.
Les Syriens sont présentés comme foncièrement antisémites. Le but des enfants est de tuer des Israéliens et on montre des hommes pendus pour être suspectés d’être des espions au service d’Israël.
Les adultes sont tous présentés comme peu dignes de confiance. Ainsi l’enfant n’obtient jamais d’explication sur le sens de la circoncision, qui n’est qu’un ordre de son père auquel il doit se soumettre. De même, son père ne tient pas parole puisqu’à la fin, il lui refuse le jouet qu’il lui avait promis en récompense de la circoncision.
Les adultes sont également décrits comme corrompus, tels l’enseignant qui reçoit des cadeaux des élèves au moment des examens.
Le livre comporte des évocations de l’inceste : un garçon syrien explique à ses camarades qu’il a essayé d’avoir une relation sexuelle avec sa sœur et les occidentaux sont supposés coucher avec leur mère.
À deux reprises, l’auteur évoque le peuple syrien en termes péjoratifs à l’égard d’une race : il qualifie son professeur de « James Dean arabe dégénéré » et il décrit son école comme produisant des « petits barbares sans pitié et habitués à l’hyper-violence ».
Au vu de l’ensemble de ces éléments, le rapporteur considère que ce livre est contre-indiqué pour les mineurs et susceptible d’inspirer des préjugés ethniques.
C’est pourquoi elle propose un avis de 1ère interdiction.
À l’issue du rapport, la présidente donne lecture du communiqué de presse de l’éditeur qui présente l’ouvrage.
Elle donne ensuite lecture d’une note de M. Bourrette, à qui l’ouvrage a été soumis et suggère un avis de 1ère interdiction ainsi qu’une transmission au parquet (la note est jointe en annexe au présent procès-verbal).
M. Bornier et Mme Gaye indiquent que le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Culture ont également été saisis par l’association Lire-jeunesse.
La discussion s’engage autour du contenu de l’ouvrage. M. Prigent ne se dit pas particulièrement choqué par le fond qui décrit une certaine réalité : il pense en effet que la circoncision est bien une mutilation, bien qu’elle ne soit pas réprimée, et que l’extermination de l’État d’Israël figure dans la constitution syrienne. La question est de savoir si la présentation qu’en fait l’auteur pose problème.
Mme Kasparian répond que selon elle, on est en présence d’une présentation caricaturale et sans recul, dirigée contre un peuple el non contre un régime politique. Dans ces conditions, le livre semble difficilement accessible au jeune public. Elle ajoute que le langage ordurier et l’absence totale d’espérance le rendent contre-indiqué auprès des mineurs.
La présidente propose que le livre circule dans la salle pendant qu’est abordée la suite de l’ordre du jour.
À l’issue, la commission adopte un avis de 1ère interdiction sur le fondement de l’article 14 et décide d’une transmission aux fins d’éventuelles poursuites pénales.
Document 3
Extrait du compte-rendu de la séance du 1er avril 2004
[…] Résultat des transmissions adressées à la demande de la commission au parquet général de Paris par le biais de la Direction des affaires criminelles et des grâces (M. Bourrette). […]
Ouvrage « Ma circoncision »
Comme convenu lors de la dernière séance, le secrétariat s’est assuré de la parution du livre avant d’adresser les avis de la commission aux services concernés.
La présidente donne la parole à Monsieur Bornier, représentant du ministère de l’Intérieur, afin qu’il fasse connaître à la commission les suites données à l’avis de 1ère interdiction transmis le 16 février 2004.
[…] M. Bourrette indique que l’ouvrage a été transmis au parquet de Paris qui jugera de la suite à donner.
Le secrétariat de la commission a été informé […] du fait que cet ouvrage avait fait l’objet d’une chronique sur France Inter le 8 mars 2004 faisant une critique très positive du livre de Riad Sattouf.
M. Bourrette ajoute que « Ma circoncision » a également donné lieu à un article dans le quotidien Libération.
La présidente souligne la contradiction entre la position de la commission et les critiques positives dont fait l’objet le livre.
Mme Gaye indique que Riad Sattouf, auteur de « Ma circoncision » et du « Manuel du puceau » était présent au récent Salon du livre où il dédicaçait ses deux ouvrages.
Elle précise qu’au sein de son service le livre « Ma circoncision » a été lu par plusieurs personnes et fait l’objet d’appréciations très diverses.
La présidente aimerait pouvoir interroger l’éditeur pour comprendre ses motivations.
Selon Mme Gaye, l’éditeur est au courant de la position de la commission bien que celle-ci ne l’en ait pas informé.
Pour faire suite à cette discussion, il est décidé d’examiner immédiatement le « Manuel du puceau », autre ouvrage de R. Sattouf, qui figure à l’ordre du jour.
Mme Farge fait son rapport :
Le « Manuel du puceau » s’adresse à des jeunes garçons en âge d’entrer au collège, taraudés par la puberté et ayant pour unique préoccupation le fait d’avoir des relations sexuelles avec des jeunes filles.
Le récit prend la forme d’un dialogue entre d’une part le héros, un jeune adolescent présenté comme timide, laid et sans caractère, et d’autre part, le narrateur (invisible), un adulte qui analyse les situations et les sentiments de ce dernier.
Le propos de l’auteur est vraisemblablement de dédramatiser et de tourner en dérision les états d’âme de l’adolescent mais il use pour ce faire d’une accumulation de clichés potentiellement dangereux au regard des préjugés véhiculés :
– le jeune délinquant est prénommé Kader et une jeune fille prénommées Leïla se montre violente.
– les adolescentes sont présentées comme des « idiotes » et des « boudins ».
– le jeune héros est présenté comme « stupide et moche et va le rester »
– la mère est présentée comme « moche » et exprimant de tout son être un refus de la sexualité. […]
« À PROPOS DE L’AVERTISSEMENT DE MA CIRCONCISION », par Bernard Joubert
Voici donc cet article exclusif supplémentaire de Bernard Joubert, où il précise rien que pour les lecteurs d’altersexualite.com, les tenants et aboutissants de l’affaire Ma circoncision.
Comme vous semblez, Lionel, ne pas avoir en main la première édition de ce livre, celle parue chez Bréal, je vous apporte ces précisions. Ce n’était pas une préface qui l’ouvrait, mais un avertissement que je vous recopie ci-après :
« Note aux lecteurs, circoncis ou non. Ce livre raconte une histoire vraie, située dans un pays dont le régime totalitaire formate les enfants à un seul mode de pensée. Ce livre est franchement contre la circoncision. Ce livre n’est pas une incitation à la haine raciale mais plutôt un témoignage sur la façon dont une société fabrique la haine raciale. Aux personnes l’interprétant autrement, on suggérera de relire le livre et on rappellera, si besoin est, que le racisme et l’antisémitisme ne constituent pas une opinion, mais un délit. On notera enfin que certains passages peuvent choquer un lecteur sensible. »
Dans mon article d’art press, que vous reproduisez, j’explique à quel point la censure est bête, c’est une constante, mais lorsque j’ai lu les lignes ci-dessus, j’étais effondré : la faiblesse d’esprit était des deux côtés ! Comment peut-on avoir l’idée de présenter ainsi un livre pour la jeunesse ? C’est une aberration, un appel à se faire taper dessus. Réalisez : l’éditeur écrit lui-même que son livre, mal lu, peut inciter à la haine raciale. Un jeune lecteur sur deux risque d’être incité ? Un sur dix ? Peu importe, à la seule vue de ces lignes les pouvoirs publics ne peuvent tolérer le danger. De plus, un avertissement crée immédiatement de la suspicion, avant même qu’on ait connaissance de la suite. Tiens ? Pourquoi se croient-ils obligés de se justifier ? Ils se sentent coupables ? Le coup de l’avertissement, il figure dans plein de livres d’extrême droite bien lourdement racistes, c’est quasiment un clin d’œil aux lecteurs complices, un gag. Et c’était très pratiqué, autrefois, avec les livres érotiques, qu’on présentait comme devant prévenir les méfaits de la débauche, ce qui ne trompait personne. En faisant cela, les éditions Bréal se sont mises elles-mêmes la corde au cou.
Dans une interview, Sattouf explique que lui, l’auteur, et Sfar, le directeur de collection, furent tout d’abord gênés qu’on veuille ajouter cet avertissement au livre, et que c’est l’avocat de Bréal qui insista très fortement pour qu’il apparaisse. Cet avocat était Emmanuel Pierrat [6], qui allait publier un livre chez Bréal quelque temps après. Quand on commence à parler Code pénal, les gens paniquent, se soumettent. Sattouf a fini par croire que cet avertissement était nécessaire et serait bénéfique. Il a eu tort. Non seulement la loi de 1949 ne l’imposait pas, mais c’est très probablement lui qui a été à l’origine de tous les problèmes. Dans un courrier interne, que je reproduisais dans art press [doc 1 ci-dessus, NDLR], le ministère de la Justice le trouvait « maladroit et/ou ambivalent », et ajoutait qu’il n’exonérait en rien l’auteur et l’éditeur de poursuites. Vous pensez bien que s’il suffisait de dire « je suis innocent » pour être cru par la justice, les prisons seraient vides. De plus, on perçoit tout de suite qu’il s’agit d’un avertissement égoïste et non pas généreux. Il n’a pas pour but d’aider les lecteurs, il espère protéger l’éditeur.
Pour conclure, il n’y avait qu’une seule bonne conduite à avoir chez Bréal : publier, dignement, normalement, et c’était tout. Et si vraiment on craignait que des lecteurs comprennent de travers et qu’on veuille leur donner un coup de pouce, il suffisait d’indiquer en quatrième de couverture, de façon positive et non pas coupable, que le livre est un vibrant plaidoyer contre le racisme. Cette affaire est typique des peurs irréalistes qui s’emparent des éditeurs sous l’influence de certains conseillers. Pour rire, je dirais que nous ne sommes plus dans le droit, nous sommes dans la pratique vaudou, avec un sorcier qui vous vend un talisman pour vous protéger des mauvais sorts. Et pour être sérieux, je conclurais avec ce fait juridique qu’il faudrait que les éditeurs pour la jeunesse connaissent avant tout autre, mais dont on ne les informe pas : depuis qu’existe la loi de 1949, un seul éditeur pour la jeunesse a été poursuivi en justice. Un seul, pas deux. C’était en 1955. Comme quoi on peut éditer sans trembler, et sans engraisser des avocats.
Bernard Joubert
– En lisant Histoires de censure — Anthologie érotique, de Bernard Joubert, vous saurez tout sur la censure, et vous effaroucherez à prix modique sur les textes auxquels les censeurs ont fait échapper vos parents et grands-parents.
– Nouvelle entrevue de Riad Sattouf dans Télérama 3246 du 28/03/2012 : « Grâce aux associations de catholiques traditionalistes, j’ai été interrogé par la P.J. J’étais accusé de « grossièreté » et de « présentation négative de l’image parentale ». L’avocat de l’éditeur m’avait dit : « vous n’êtes pas tenu de dire autre chose que oui ou non. Attention, ils vont volontairement laisser s’installer des silences, surtout ne parlez pas. » A la PJ m’attendaient une grande blonde musclée en tee-shirt avec un flingue, un peu comme les héroïnes des films de James Cameron, et un flic moustachu qui faisait office de greffier. « Alors il y a des gros mots dans le livre ? Pourquoi ? » J’ai répondu : « Oui. » Comme je n’en disais pas plus, ils ont effectivement essayé les silences. Puis le moustachu a pris la parole : « Demande-lui pourquoi dans son livre il décrit son père comme un connard ? » J’ai toujours rêvé de lire le compte rendu de cet interrogatoire. »
Voir en ligne : Entrevue avec Riad Sattouf à propos de "Ma circoncision"
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[1] Le seul chiffre présent sur le livre est le prix, et on savoure l’avertissement bureaucratophobe (heureusement, la bureaucratophobie n’est pas encore réprimée à l’égal de la ch’tiphobie) sur l’étiquette amovible du code-barre : « Se refusant à imprimer sur ses livres des "codes-barres" tout aussi esthétiquement disgracieux qu’éthiquement déplaisants ; et devant néanmoins, pour des raisons de logistique devenues inévitables, se résoudre à les faire figurer sur ses ouvrages au moyen d’étiquettes autocollantes, vilaines, onéreuses et agaçantes ; tient à préciser que lesdites étiquettes ont été étudiées pour que leur colle n’abîme pas la couverture des livres, et qu’il est donc du devoir du lecteur de les décoller du livre après acquisition, puis de les détruire avec rage et jubilation en chantant à tue-tête : "L’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste !" ».
[2] Ou peut-être, sans en avoir l’R, à « Coran » le Barbare ? pour jouer les Lacan de cour de récré !
[3] Cf. l’article « Autobiographies et bandes dessinées » de Jan Baetens, publié dans la revue Belphegor (nov. 2004).
[4] À rapprocher de Je suis un gros menteur, de Karim Ressouni-Demigneux, où le personnage, de père musulman, se prétend juif, et où il est également question de circoncision.
[5] Voir la référence dans l’article de Jan Baetens cité ci-dessus. Cette notion nous plaît tellement que nous avons créé sur le même modèle le couple camérateur / camérataire.
[6] Dans Télérama n° 3176 du 24/11/2010, ledit Me Pierrat est crédité par un journaliste particulièrement crédule, Aurélien Ferenczi, de cette jolie formule : « Emmanuel Pierrat ne décolère pas face à « l’affaire Larry Clarck » […] l’avocat se bat pour la liberté d’expression, aidant notamment les artistes à rester dans un cadre légal ». « Aider les artistes à rester dans un cadre légal », Monsieur le journaliste, cela signifie les censurer, donc le contraire de ce que vous prétendez. Faites votre métier ! (note de L. Labosse).