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Un chef-d’œuvre méconnu, pour le lycée.

Le Rempart des Béguines, de Françoise Mallet-Joris

Pocket, 1951, 215 p., 3,9 €.

mardi 1er mai 2007

Un chef-d’œuvre méconnu, et pour cause ! Âgée de 21 ans, Françoise Mallet-Joris entrait en littérature par cette claque magistrale sur la joue de la bonne société et le sentimentalisme lénifiant. On n’a pas fait mieux depuis dans le genre « éducation sentimentale », et la littérature pour adolescents est encore loin d’oser une telle liberté de ton.

Résumé

Hélène, 15 ans, s’ennuie ferme dans la petite ville de Gers où elle vit entre son père, négociant en tissus, et Julia, la bonne. Sa mère est morte lorsqu’elle avait 8 ans ; son père ne l’a pas remplacée, mais a une liaison avec Tamara, une Russe de mauvaise réputation — pensez donc, une divorcée ! — ce qui le met en situation délicate dans son ambition de se présenter à la députation. Tamara habite une maison rococo au Rempart des Béguines, un quartier mal famé près du port. C’est une femme de 36 ans plutôt hors-norme : « Je regardais son profil têtu, ses courtes boucles, ses épaules larges, toute sa trompeuse et équivoque virilité » (p. 109). C’est le père qui mettra en contact les deux femmes de sa vie, en demandant à Hélène de téléphoner à Tamara. Celle-ci, saisissant l’occasion, préfère se rendre au Rempart et rencontrer cette mystérieuse maîtresse : « J’entrais de plain-pied dans la vie de Tamara » (p. 22). Leur liaison commence dès cette première rencontre, comme une évidence : « il y avait quelque chose d’effrayant dans mon attirance pour Tamara, quelque chose de semblable à mon désir de vide en me penchant par la fenêtre, ou à celui de rencontrer en nageant dans le lac le tourbillon dangereux, « pour voir »… » (p. 40). Du chaste baiser sur la main, on gravit rapidement les degrés, vers une relation sexuelle puis quasiment sado-masochiste, même si Hélène est d’abord freinée par certains souvenirs pas trop dans le genre HomoEdu : « la maîtresse de morale m’avait parlé un jour de mauvaises habitudes qui détruisent la santé et donnent de terribles maladies » (p. 55). C’est d’abord une paire de gifles parce qu’Hélène refuse de parler de ses visites à son père (p. 67), puis un jeu de domination : « elle allait peut-être me cingler le visage de sa cravache » ; « j’errai dans le quartier comme un chien perdu » (p. 78) ; puis : « mets-toi à genoux et demande-moi pardon » (p. 83), ordre suivi d’une scène à la Rousseau où Tamara désigne du doigt l’endroit où Hélène doit s’agenouiller. Tamara s’occupe de l’éducation d’Hélène, que ce soit par des lectures osées (Les Liaisons dangereuses) ou directement : « Elle me forçait à des raffinements que je ne cherchais pas » (p. 89). Le père mis au courant par une lettre anonyme des rendez-vous de sa fille et de sa maîtresse (qui cependant ne fait pas allusion à leur liaison), les choses s’accélèrent puisque désormais Tamara est censée s’occuper de la scolarité d’Hélène. Son influence la débarrasse « d’une sentimentalité à la Werther » (p. 99). C’est Max, l’autre amant de Tamara, qui révèle à Hélène la psychologie de celle-là, qui « ne s’abaissait pas à aimer quelqu’un » : « Elle a une telle horreur de l’amour » ; « elle éprouve une sorte de vague tendresse pour les gens avec lesquels elle couche » (p. 140). Après un apogée dans un « cabaret féminin », le « Lucy’s bar » — dont je vous laisse découvrir les raffinements sadiques — Hélène, conseillée par Max, trouvera le mode d’emploi de Tamara : feindre l’indifférence.

Intérêt du texte

C’est Hélène elle-même qui est censée raconter son histoire deux ans après (p. 13). Françoise Mallet-Joris est née en 1930, et Le Rempart des Béguines est paru en 1951, un an après Un barrage contre le Pacifique, de Marguerite Duras, quelques années avant Bonjour tristesse de Françoise Sagan. Cette claque magistrale dans la joue de la bonne société et le sentimentalisme lénifiant n’a pourtant pas eu le même succès ! Même si le mot « lesbienne » est absent — le mot « homosexualité » n’étant employé qu’une fois par Max (p. 175) — le ton étonne encore par sa liberté, et l’on aurait du mal à imaginer à notre époque de retour à la niaiserie en matière de sexualité, un équivalent à ce brûlot. Une fille de quinze ans prend du plaisir (ce mot par contre est utilisé !) avec l’amante de son père ; celle-ci collectionne les relations ; elles fréquentent un bar d’entraîneuses féminines, ont des relations sado-masochistes, et surtout, tout ce monde-là fait l’amour sans éprouver le besoin de faire sonner le clairon des engagements irrévocables ! Le mariage est réduit à sa fonction de protection sociale pour femmes seules et hommes respectables, une sorte de rempart contre les cancans et la vieillesse. Le titre prend une valeur symbolique, puisque les béguines sont des communautés religieuses où l’on entre sans prononcer de vœux perpétuels. On donnera donc ce livre à lire sous le manteau aux plus mûrs de nos élèves de lycée, en regrettant qu’il ne figure pas dans une liste officielle qui nous mettrait à l’abri de ragots de parents d’élèves malveillants. En effet, cette éducation sentimentale nous semble une lecture édifiante pour des adolescents de tout sexe qui entament leur vie amoureuse. À lire en regard de Une idée fixe, de Melvin Burgess, roman 100 % hétéro qui est actuellement tout ce que la littérature pour jeunes adultes a de plus déluré en la matière, et fait pâle figure à côté ! Il est rare qu’on avertisse les jeunes avec tant de talent : « elle n’a jamais pu se défaire de l’idée que le mensonge, l’hypocrisie, les formes extérieures de nos raffinements sentimentaux étaient chose enviable au même titre que de savoir lire ou écrire » (p. 140).

 Un parallèle fructueux à faire avec Athènes autrefois puissante, de Marie-Sophie Vermot, qui reprend le thème de l’attirance d’une adolescente pour une femme plus âgée, mais aussi avec Un Amour prodigue, de Claudine Galea & Colombe Clier.

 Le Rempart des Béguines a été adapté au cinéma en 1972 par Guy Casaril. À noter que le même réalisateur avait également adapté au cinéma L’Astragale, d’Albertine Sarrazin.

 On se rappelle que le livre de Françoise Mallet-Joris est paru la même année que L’Attrape-cœurs de J.D. Salinger, traduit en français en 1953, et trois ans avant Bonjour tristesse, de Françoise Sagan.

 L’édition Pocket était indisponible depuis longtemps. Le Rempart des Béguines a été réédité en 2014 par L’âge d’homme (160 p., 10 €).

Lionel Labosse


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