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La sédentarisation dans une maison engendre-t-elle un repli sur soi ?

Sujet de CGE en BTS « Dans ma maison » : la sédentarité

Textes de Khalil Gibran, Michel Serres, Le Parisien et peinture de Jérôme Bosch.

samedi 10 décembre 2022, par Lionel Labosse

Pour ce premier corpus de synthèse sur le thème de BTS « Dans ma maison » (2022 / 2024), je ne me suis pas basé sur un parascolaire comme d’habitude, mais sur une idée que j’avais en tête sur la « maison idéale ». J’ai abandonné les textes auxquels j’avais pensé dans un premier temps (et que je remettrai dans un cours à l’occasion), et j’ai trouvé mon bonheur dans L’Amour des maisons, une anthologie de Bernard Kayser (Arléa, 1987, épuisé). J’y ai trouvé les deux textes littéraires, un simple, un compliqué ; j’y ai ajouté un article ras des pâquerettes du Parisien, et un détail du fameux tableau de Jérôme Bosch. Du coup j’ai changé le titre, car il ne s’agissait plus de « maison idéale », mais de « maison idéelle », ou du moins du fantasme de la maison. Le corpus me semble équilibré en difficulté, en longueur de texte, et présenter une cohérence thématique, avec l’article du Parisien qui revient un peu sur terre en contrepoint… Pour l’extrait de Michel Serres, je me suis procuré le livre, et j’ai ajouté le paragraphe suivant, qui ne figurait pas dans l’anthologie.
Le corpus est suivi d’un sujet d’écriture personnelle et d’une proposition de corrigé. complet Vous en trouverez un autre sur le thème de la maison idéale.

Doc. 1. « Parlez-nous de maisons », Khalil Gibran, Le Prophète, 1924. « Maisons »

Poète libanais d’expression arabe et anglaise, Khalil Gibran (1883-1931) séjourna en Europe et aux États-Unis. Son recueil de textes poétiques en anglais Le Prophète (1923) devint populaire pendant les années 1960 dans le courant de la contre-culture et les mouvements « New Age ».

« Alors un maçon s’avança et dit : Parlez-nous de Maisons.
Et il répondit et dit :
Bâtissez de vos rêves une retraite dans le désert avant de bâtir une maison dans l’enceinte de la ville.
Car de même que vous avez des retours au foyer en votre crépuscule, ainsi le voyageur en vous, celui qui est toujours loin et seul.
Votre maison est votre plus grand corps.
Elle grandit dans le soleil et dort dans le silence de la nuit ; et elle n’est pas sans rêves. Votre maison ne rêve-t-elle pas ? Et en rêve, ne quitte-t-elle pas la ville pour le bosquet ou la colline ?

Ô si je pouvais cueillir vos maisons dans ma main et comme un semeur les éparpiller dans les forêts et les prés.
Fasse que les vallées soient vos rues et les verts sentiers vos ruelles, que vous puissiez vous chercher l’un l’autre à travers les vignes et ramener les senteurs de la terre dans vos vêtements.

Mais il n’est pas encore le temps de ces choses.
Dans leur peur, vos aïeux vous ont rassemblés trop près l’un de l’autre. Et cette peur durera encore un peu de temps. Encore un peu de temps les murs de vos cités sépareront vos foyers de vos champs.

Et dites-moi, peuple d’Orphalèse [1], qu’avez-vous dans ces maisons ? Et que gardez-vous derrière ces portes fermées ?
Avez-vous la paix, la tranquille impulsion qui révèle votre puissance ?
Avez-vous des souvenirs, ces voûtes brillantes qui surplombent les sommets de l’esprit ?
Avez-vous la beauté, qui détourne le cœur des objets faits de bois et de pierre pour l’orienter vers la montagne sainte ?
Dites-moi, avez-vous cela dans vos maisons ?
Ou n’avez-vous que le bien-être, et la convoitise du bien-être, ce désir furtif qui entre en invité dans la maison, puis y devient un hôte, et puis un maître ?

Oui, et il devient dompteur, et avec fourche et fouet il fait des pantins de vos plus généreux désirs.
Bien que ses mains soient de soie, son cœur est de fer.
Il vous berce jusqu’au sommeil uniquement pour hanter votre chevet et se gausser de la dignité de la chair.
Il se moque de vos sens qui sont bons et les couche dans de l’ouate comme des vases fragiles.
En vérité, la convoitise du bien-être tue la passion de l’âme, et suit en ricanant ses funérailles.

Mais vous, enfants de l’espace, vous les inquiets dans le repos, vous ne serez ni capturés ni apprivoisés.
Votre maison ne sera pas une ancre mais un mât.
Elle ne sera pas un voile étincelant qui couvre une plaie, mais une paupière qui protège l’œil.
Vous ne replierez pas vos ailes afin de pouvoir franchir les portes, ni ne courberez vos têtes pour qu’elles ne heurtent pas les plafonds, ni ne craindrez de respirer de peur que les murs ne se fendent et s’écroulent.
Vous n’habiterez pas des tombes construites par les morts pour les vivants.
Même faite avec magnificence et splendeur, votre maison ne saurait contenir votre secret ni abriter votre désir.
Car ce qui est infini en vous habite le château du ciel, dont la porte est la brume du matin,
et dont les fenêtres sont les chants et les silences de la nuit. »

Doc. 2. « Boîtes adoucissantes », Michel Serres, Les Cinq Sens, Hachette Littératures, 1985, réed. 1998, pp. 187-188.

Michel Serres (1930 - 2019), philosophe et historien des sciences. Membre de l’Académie française et de l’Académie européenne des sciences & des arts, il a publié des ouvrages d’histoire des sciences et de philosophie. Les Cinq Sens (1985) est un essai sous-titré Philosophie des corps mêlés. Michel Serres présente son essai comme « une réintégration du monde dans le langage naturel ». Il se demande si nous n’avons pas un sixième sens : « Il faut bien un sixième sens, par lequel le sujet se retourne sur soi et le corps sur le corps, sens commun ou sens interne ». La ponctuation parfois déroutante de l’auteur est respectée.

« Mous, nous bâtissons des boîtes adoucissantes.
Derrière la cour, fermée de grille et de portail, retirée, devant le jardin clos de murailles hautes maison se recueille dans ses murs. Distante, protégée tenant le monde loin. La pierre dure ou le béton grenu se recouvrent, au-dedans, de tuniques, d’enveloppes, de membranes de plus en plus douces crépi à grain plus fin, plâtre lisse, papier raffiné ou peinture liquide, tapisserie dessinée, historiée ou fleurie ; la maison multiplie couche sur couche, où le grossier commence et qui s’achèvent en images. Même progression à multiples feuilles dans le sens vertical : vide sanitaire, hourdis, poutrelles, planchers, moquettes, tapis. Cela finit dans les ornements et rinceaux. La maison ferme aussi les ouverts : volets, fenêtres, doubles vitres ou vitraux, voilages, rideaux, cantonnières ouvragées, avec, naguère, de profondes embrasures : faite pour être fermée, la boîte se clôt à chicanes quand elle s’ouvre. Il a fallu ne plus avoir aucune peur du monde et l’avoir cru seulement traversé de signaux pour ouvrir si brutalement nos habitats, récemment. La maison fonctionne comme un volume de transformation où s’apaisent les forces, comme un filtre à énergies hautes, ou un convertisseur. Dehors règnent le printemps aigre ou l’aube rigide, à l’intérieur rêvent constamment les calmes images qui n’interdisent pas la conversation, dedans s’aménage l’espace du langage. On dirait une boîte crânienne, un cerveau. La boîte transforme le monde en dessins coloriés, en tableaux accrochés aux murs, change le pays en tapisserie, la ville en compositions abstraites. Elle a pour fonction de remplacer le soleil par le chauffage et le monde par des icônes. Le bruit du vent par quelques mots doux. La cave change l’alcool en odeurs.
Dans la maison ainsi bâtie, le philosophe écrit et pense et perçoit. Dedans. Je vois, dit-il, par la fenêtre un pommier en fleur. Il cherche l’origine de la connaissance et se place au commencement ; or en cette Genèse, il découvre un jardin, forcément, et, dans ce jardin, le pommier seul l’intéresse, le tente : il en voit les fleurs. Dissertation longue sur l’arbre, le dessin qu’il peut en faire l’image qu’il en a ou le mot qu’il écrit et qu’il trouve dans sa langue, sur l’absent de tout verger. Il oublie la fenêtre, oublie l’embrasure, les rideaux, la vitre opaque ou translucide et, selon qu’il habite le Nord ou le Sud, la guillotine ou l’espagnolette. Oublie la maison et le pertuis de la maison devant le pommier. L’arbre, de plein vent sous la pluie battante, loge des oiseaux criards la nuit dans les branches où ils nichent ; autre chose de tailler le pommier dehors, autre chose de le décrire dedans. La maison hors d’eau, hors de vent, hors de froid, de brume, de lumière et de nuit, jadis hors de bruit, protège comme le ventre du vaisseau nous sépare du froid de la mer. Deuxième peau qui élargit notre sensorium [2]. Encore boîte, déjà œil. Écoute [3] et pavillon. La maison regarde le pommier par la fenêtre. La maison-crâne considère placidement l’arbre par le hublot-œil. »

Doc. 3. « Voici votre maison idéale », Philippe Baverel, Le Parisien, 13 février 2003

Retrouvez l’article ici : « Voici votre maison idéale ».

Une villa à un étage, calme, éloignée de toute pollution et nuisances sonores, un grand jardin, des murs blancs… C’est la maison rêvée par les Français, selon une enquête publiée aujourd’hui par l’hebdomadaire De particulier à particulier.
« UNE MAISON avec au moins un étage en forme de L avec jardin et garage, équipée d’une cheminée et… d’une alarme : tel est le « portrait-robot » de la maison idéale des Français […]. L’accession à la propriété fait toujours rêver. Alors qu’à peine plus de la moitié de nos concitoyens (54 %) sont propriétaires de leur logement, les trois quarts des personnes interrogées (contre 69 % il y a deux ans) déclarent vouloir devenir propriétaires. Mais pas n’importe où : le bruit, l’absence d’espaces verts et la pollution arrivent en tête des nuisances susceptibles de dissuader les trois quarts des candidats à l’achat. Preuve, s’il en était besoin, que les Français sont de plus en plus sensibles aux questions d’environnement. Voici dans le détail ce qui est plébiscité.
• Le séjour est devenu « la pièce la plus importante ». Près des deux tiers des Français (64 %) affirment que c’est l’endroit où ils se sentent le mieux. « Pièce à vivre » par excellence, le séjour, aussi spacieux que possible, doit permettre de regarder la télévision, de recevoir ses amis… et peut aussi servir de bureau. Même si la cuisine américaine (intégrée au séjour) se développe beaucoup, les Français restent attachés à la cuisine où ils apprécient de prendre le petit déjeuner. Les jeunes ménages y installent volontiers la machine à laver.
• La salle de bains occupe une place de plus en plus grande dans le logement. Douche et baignoire, dans l’idéal, nos concitoyens veulent les deux : la douche le matin quand on est pressé ; le bain pour paresser le soir ou le week-end, d’autant qu’à en croire cette enquête, les jacuzzis (bains à remous) se démocratisent ! Lorsqu’on leur demande de choisir, près des deux tiers des Français (62 %) optent pour la douche. Côté robinetterie, le lavabo sur colonne n’a plus la cote, détrôné par la vasque délicatement posée sur un meuble de rangement.
• Le parquet assorti de murs peints en blanc apparaît comme la décoration intérieure la plus prisée actuellement. Le parquet fait un retour en force, non seulement dans le séjour et les chambres – où la moquette perd du terrain – mais aussi dans la cuisine (6 % d’adeptes) et la salle de bains (3 %) où les bois tropicaux supportant l’humidité (teck par exemple) font leur apparition, au grand dam des écologistes qui dénoncent la déforestation que cela engendre. Sur les murs, la peinture blanche est préférée au papier peint, et ce dans toutes les pièces.
• L’existence d’un jardin est un critère déterminant pour l’achat d’une maison. Les Français rêvent d’un terrain de 1 200 mètres carrés, même si, en moyenne, ils ne peuvent s’offrir qu’une surface de 650 mètres carrés, qui tend d’ailleurs à diminuer en raison de l’augmentation des prix du foncier. Pour près des 2/3 des personnes interrogées (62 %), le jardin doit être clos par une haie (thuyas…).
• L’appartement idéal mesure 75 mètres carrés, contre 73 en 2001. Aspirant à toujours plus d’espace, les candidats à l’achat sont aussi sensibles à la distribution des pièces. Ils apprécient de plus en plus les duplex, voire les triplex, qui donnent un air de « petite maison » à leur intérieur, surtout s’il est équipé d’une cheminée. Le chauffage central individuel au gaz reste le mode de chauffage préféré. Quant à la façade de l’immeuble, les trois quarts des Français plébiscitent la pierre de taille. La présence d’un ascenseur est estimée indispensable à partir du quatrième étage. Côté sécurité, le Digicode et l’interphone sont de plus en plus exigés. »

Doc. 4. Le Jardin des délices (1480-1505), de Jérôme Bosch (1450-1516), détail : « L’Homme-arbre ».

Le Jardin des délices est une peinture à l’huile sur bois du peintre néerlandais Jérôme Bosch (1450-1516), appartenant à la période des primitifs flamands. L’œuvre est structurée en triptyque, format souvent utilisé par les peintres du début du XVe jusqu’au début du XVIIe siècle au Nord de l’Europe. Elle est datée selon les chercheurs entre 1480 et 1505. Détail du panneau de droite, « L’Enfer ».

« L’Homme-arbre », Le Jardin des délices (1480-1505), Jérôme Bosch (1450-1516).
© Wikicommons

Sujet d’écriture personnelle

« La sédentarisation dans une maison engendre-t-elle un repli sur soi ? » Vous répondrez à cette question d’une façon argumentée en vous appuyant sur les documents du corpus, sur vos lectures de l’année et sur vos connaissances personnelles. »

Proposition de synthèse rédigée.

Tout ce qui est en gras entre crochets doit être supprimé de la copie ; ce sont des indications pédagogiques.

[Introduction]
[accroche]
Qui utilise le mot « maison » dans le vocabulaire courant ne pense pas forcément à une maison particulière, mais à « l’absente de toute ville » pour paraphraser la formule de Michel Serres empruntée au poète Stéphane Mallarmé, c’est-à-dire la maison idéale qu’il a en tête. [présentation des documents] Les quatre documents de notre corpus proposent des réflexions sur cette maison idéale. Dans le document 1, « Parlez-nous de maisons », extrait du poème philosophique Le Prophète (1924), Khalil Gibran oppose une maison onirique à une maison réelle dont nous serions une sorte d’esclave. Dans l’essai Les Cinq Sens (1985), le philosophe Michel Serres considère les maisons comme des « Boîtes adoucissantes » qui nous protègent tout en nous permettant d’observer le monde extérieur. Le document 3 est un article de Philippe Baverel publié dans le journal Le Parisien intitulé « Voici votre maison idéale », d’après un sondage effectué en 2003. Le document 4 est un détail appelé « L’Homme-arbre » du triptyque Le Jardin des délices (1480-1505) de Jérôme Bosch, dans lequel le ventre de cet homme sert de maison à de petits personnages. [problématique] La sédentarisation de l’homme dans une maison engendre-t-elle forcément un repli sur soi ? [annonce du plan] Après avoir constaté dans un premier temps que la maison est souvent vécue par l’homme comme un lieu fermé le protégeant contre les intrusions, nous verrons que la maison est aussi une projection de nos fantasmes, ce qui rend possible, en troisième partie, une ouverture sur le monde, notamment par un lien maintenu avec la nature.

[Développement]
[1re partie du dvt : maison = lieu fermé protégeant contre les intrusions.]
Qui dit maison dit bien à protéger derrière des systèmes de fermeture, idée présente chez Khalil Gibran ou chez Michel Serres. Le premier stigmatise cette fermeture qui fait de la maison une « tombe » dans laquelle l’homme s’enferme, esclave de sa convoitise, et se blesse à tous les éléments du bâti, comme s’il n’était qu’une « plaie ». Le second montre que la maison est une succession de membranes qui enferment et protègent, depuis les grilles ou murailles extérieures jusqu’aux multiples couches de l’intérieur de la maison, que ce soit dans le sens vertical ou horizontal, tout ce qui concourt à la solidité mais aussi au confort. Dans l’article du Parisien, ce dont nos concitoyens veulent se protéger est avant tout un ensemble de nuisances possibles, mais on retrouve aussi le désir d’une haie autour du jardin. Cette haie est intériorisée dans « L’Homme-arbre » de Jérôme Bosch, où l’homme-maison est surélevé sur des pattes-arbres, dont certaines branches constituent des sortes d’éperons acérés, menace virtuelle pour les intrus. Si l’on se protège, c’est qu’on a peur des étrangers, ce qui nous fait vivre dans des villes pour nous soutenir mutuellement chez Khalil Gibran, alors que Michel Serres relègue dans le passé les systèmes de protection à « chicanes » dont le langage du bâtiment conserve la trace, modernisée dans le sondage du Parisien en divers systèmes électroniques. Ces systèmes de protection ne sont qu’un adoucissement, pour reprendre le terme de Serres, du couteau déployé comme un symbole phallique en haut du tableau, ou de la flèche qui atteint au fondement le personnage qui tente de s’introduire dans la maison par une échelle.

[2e partie : maison = projection de nos fantasmes.] Si les maisons sont fermées et protectrices, elles sont aussi une projection onirique de notre corps ou de nos fantasmes. Khalil Gibran voit la maison comme un « grand corps », un corps qui grandit, dort et rêve, et ce corps matérialise un désir, mais c’est alors non plus notre propre corps, mais celui d’un « dompteur » sans cœur qui prend possession de notre âme. Même dans le sondage du Parisien, la maison « rêvée » est un « portrait-robot », et l’on retrouve la préoccupation primordiale d’un endroit pour recevoir les amis, le salon, et pour ceux qui vivent en appartement, l’idéal d’un duplex qui rappelle une maison. Cela correspond à « L’homme-arbre » de Bosch, maison anthropomorphe qui s’élève aussi comme un « triplex », et s’organise autour d’une sorte de salon où des amis sont réunis. Pour Michel Serres, la maison, qui aussi s’élève en hauteur comme un homme, est à la fois un corps avec ses membranes et sa peau, mais aussi une « boîte crânienne ». On retrouve également un fantasme de la maison vue comme un bateau chez Jérôme Bosch, où les pattes de l’Homme-arbre reposent sur deux barques, mais aussi chez Michel Serres, pour qui la maison nous protège comme un « vaisseau » qui nous laisse voir l’extérieur par un « hublot ».

[3e partie : maison = ouverture sur le monde ; lien avec la nature.] Cette maison fantasmée nous permet de conserver un lien avec la nature. Dans Le Prophète, Khalil Gibran nous met en garde contre le danger de la sédentarisation dans une maison qui nous ancrerait dans une ville au lieu de nous donner accès à la nature dans toute son ampleur. Il oppose l’« ancre » au « mât », ce qui établit le lien avec les documents 2 et 4 : la maison pour lui doit nous permettre de naviguer dans le monde, comme l’Homme-arbre, avec les deux barques qui sont chacune pourvue d’un mât, un homme grimpant au haut du mât, ce qui suggère la volonté de maîtriser l’espace. La même idée se retrouve chez Michel Serres, sauf que le rapport à la nature est plus intellectuel, et il ne conteste pas la sédentarité. Le philosophe observe la nature bien à l’abri de sa maison, il se livre à une sorte de « Genèse » qui fait de son jardin un paradis terrestre avec un « pommier » source de connaissance, comme dans la Bible. De ce paradis terrestre, le sondage du Parisien semble nous donner une version ironique et matérialiste, avec une salle de bains qui permet de « paresser » comme au paradis. Si le jardin est important, il est bien clos et ne présente aucun risque de nature sauvage. Les préoccupations écologiques évoquées visent juste à procurer un confort matériel ; l’arbre n’est plus que « parquet », la pierre est « de taille ». Le détail de « L’Homme-arbre » est extrait du panneau de droite du Jardin des délices consacré à « L’Enfer » , qui représente le paradis. On dirait que cet homme regarde en arrière, et exprime peut-être un doute ou un regret sur cette vie sédentaire symbolisée par la maison qu’il porte en lui.

[Conclusion]
[bilan]
En conclusion, le désir de protection qui est à l’origine de la construction des maisons entraîne une fermeture, mais cette fermeture ne nous empêche pas de transformer ces « boîtes » que sont les maisons en quelque chose de plus ouvert et mobile, nous permettant notamment de conserver un lien avec la nature ou avec les autres. [élargir le champ] La sédentarité n’est pas un enfermement, car l’habitant de la maison conserve non seulement ce lien avec la nature, mais la faculté de cultiver son jardin et de se cultiver, comme le symbolise peut-être la cornemuse représentée au-dessus de la tête du personnage de Jérôme Bosch. Elle ressemble à un cœur mais qui n’est pas de fer comme dans l’extrait du Prophète.

À l’ombre des coquillages, José Roosevelt, couverture.
© José Roosevelt

Proposition de corrigé de l’écriture personnelle

Attention : les parties en gras entre crochets sont des indications pédagogiques qui ne doivent pas figurer sur la copie !
J’ai repris ma problématique du corrigé de la synthèse comme sujet de l’écriture personnelle, ce qui n’est pas très réglo, mais l’exception n’est pas la règle ! Ce corrigé, comme d’habitude sur ce site, est hypertrophié, et constitue une sorte de révision du cours en prévision de l’examen. En réalité le jour de l’examen, on n’attend que 5 ou 6 exemples, et encore… Mon conseil : trouvez-en huit, et vous aurez une bonne note !

[Introduction]
[amorce]
« Mais il faut cultiver notre jardin », la formule fameuse qui clôt Candide de Voltaire résonne toujours à nos oreilles. Au terme de son périple autour du monde & de ses tribulations, le personnage éponyme s’installe à Constantinople et trouve enfin le bonheur en son jardin. La leçon de Voltaire nous semble paradoxale : le voyage apporterait le malheur, et la sédentarité le bonheur ? Le sédentaire Caïn serait-il plus heureux que son frère Abel le nomade ? [problématique] Cela nous amène à nous demander si la sédentarisation dans une maison engendre un repli sur soi ou si elle ne serait pas plutôt un renoncement à une vaine agitation, le début de la sagesse ? [annonce du plan] S’il arrive que la maison soit une source de repli sur soi, que ce soit peur ou enfermement, nous montrerons qu’une maison peut aussi nous apporter une ouverture au monde, vers les autres ou la nature, pour finir sur une conception utopique de la maison comme un lieu de construction de soi, lieu de spiritualité qui donne à notre corps une consistance métaphysique.

[Développement]
[partie 1]
La maison agrège parfois nos tendances à l’isolement. La crainte, souvent justifiée, des autres & de l’environnement, nous pousse à superposer les couches protectrices de ce que Michel Serres dans son essai Les Cinq sens appelle « boîtes adoucissantes », qui conservent dans leurs grilles & autres volets la trace des « chicanes » qui protégeaient les villes fortifiées. Plus concrètement, l’article de Philippe Baverel publié dans le journal Le Parisien intitulé « Voici votre maison idéale », révèle qu’un sondage effectué en 2003 place la présence d’un alarme & d’un digicode dans les priorités de nos concitoyens. Un autre avatar de ce repli sur soi est la peur du progrès, exprimée par le peintre Edward Hopper dans son tableau Maison au bord de la voie ferrée. Une maison de type victorien, donc désuète dans le paysage étasunien contemporain, semble perdue au bord d’une voie ferrée qui symbolise la modernité.

Edward Hopper (1882-1867), Maison au bord de la voie ferrée (1925)
© Wikicommons

Outre la peur, le repli sur soi provient aussi d’un refus de l’altérité. Cette fermeture est inhérente au couple, comme le révèle à nouveau Edward Hopper dans Chambre à New York, tableau qui met en scène un homme et une femme dans un appartement, que l’ennui semble séparer de part et d’autre d’un guéridon, l’un concentré dans la lecture du journal, l’autre tapotant mélancoliquement le clavier d’un piano. Ce tableau semble une illustration des paroles de Khalil Gibran, dans son recueil poétique Le Prophète : « En vérité, la convoitise du bien-être tue la passion de l’âme, et suit en ricanant ses funérailles. »

Edward Hopper (1882-1867), Chambre à New York (1932)
© Wikicommons

L’arrivée d’un enfant n’améliore pas forcément les choses, comme le montre Stanley Kubrick dans Shining : la privation volontaire de relations sociales précipite le sort de Jack Torrance, le père de famille psychopathe, qui au lieu d’écrire un livre comme il l’envisageait, sombre dans la folie dans l’atmosphère oppressante de l’hôtel Overlook, immense bâtisse déserte & isolée. Dans Le Deuxième Sexe, la philosophe Simone de Beauvoir propose une vision désespérante de la femme au foyer au milieu du XXe siècle : la manie ménagère en elle tourne au « sadomasochisme », et dans son combat sans fin contre la poussière, son entourage, mari comme enfants, est parfois perçu comme ennemi. Au-delà du couple & de la famille, la vie en société dans un immeuble peut tourner à l’aigre, si l’on en croit Émile Zola dans Pot-Bouille : les ragots des domestiques dans un immeuble haussmannien au sein du « puits humide » des communs sont loin de manifester une ouverture au monde. Leur fiel semble sans fond, que ce soit contre leurs maîtres ou entre elles, quand elles s’acharnent sur un bouc émissaire.

[Partie 2] Si le repli sur soi nous guette dans nos maisons, heureusement notre tropisme optimiste inverse la tendance, et la maison est tout aussi fréquemment l’instrument d’une ouverture au monde. À l’opposé de la caricature de Zola, la vie en immeuble permet parfois une vie sociale épanouissante. C’est ce qui ressort du roman d’Alaa el Aswany L’Immeuble Yacoubian. Le bâtiment du Caire dans lequel se déroule l’action est le cadre d’échanges valorisants entre les résidents les moins aisés qui se livrent sur la terrasse de l’immeuble à des activités sociabilisantes, tandis que les riches restent cloîtrés dans leurs appartements spacieux. Le succès croissant de la pratique du spectacle à domicile, succès amplifié en protestation aux mesures liberticides prises sous prétexte de covid, va aussi dans ce sens. Dans Le Guépard, Lampedusa montre que la révolution de Garibaldi apporte un « sang nouveau » en Sicile. Le neveu opportuniste Tancrède a le bon sens de contracter une mésalliance avec la « maison Sedara », famille bourgeoise de basse extraction qui lui permettra de revaloriser les maisons de famille au sens concret, délabrées faute de moyens. Alfred Hitchcock dans Fenêtre sur cour met en scène un photographe habitué aux reportages lointains, Candide moderne immobilisé par une jambe cassée. Cette sédentarisation forcée lui permet de tisser des liens sociaux & de trouver une épouse, alors qu’il croyait vivre une vie exaltante en parcourant la planète sans répit. À l’époque moderne, ce paradoxe se retrouve dans l’évolution du terme « Otaku » chez les familiers de la culture japonaise : à l’origine, il désignait les personnes qui vivaient recluses chez elles, mais progressivement ces personnes ont créé une communauté, et sont allées à la rencontre de leurs semblables, ce qui a engendré le nouveau terme de « Hikikomori, » désignant ceux qui vivent réellement cloîtrés dans une chambre.
Cette ouverture au monde n’est pas simplement ouverture à autrui, mais aussi à la nature. Dans l’article du Parisien, Philippe Baverel montre que nos concitoyens souhaitent pouvoir recevoir des amis dans leur maison idéale, plébiscitent le jardin & le garage, partie de la maison qui recèle un moyen de fréquenter autrui, mais aussi d’appréhender le paysage en autonomie. Gaston Bachelard, dans le chapitre « Phénoménologie de la maison » de son essai La Poétique de l’espace, évoque en creux la « cosmicité de la maison », dont seraient privés les immeubles des villes. Dans une maison solitaire, nous sommes confrontés aux éléments naturels, à la pluie, au vent, à l’orage, qui certes nous menacent, mais nous rappellent notre lien avec la nature. Un reportage de TV Liberté intitulé « La Maison autonome de la famille Baronnet » évoque une maison fabriquée au fil des années par ses habitants, une maison ancrée dans la nature, par ses matériaux, son énergie, son jardin, le traitement des déjections, etc. Cet ancrage à la cosmicité comme dirait Bachelard, a permis à la famille Baronnet de transmettre son expérience à des milliers de visiteurs, comme quoi loin d’engendrer un repli sur soi, la maison nous fournit un moyen de nous ouvrir à la nature & à l’altérité.

[Partie 3] Pour aller plus loin, la maison ne permet pas seulement une ouverture au monde, mais également la construction de soi. C’est un lieu inspirant qui donne à notre corps une consistance métaphysique. Le témoignage de M. Baronnet sur « La Maison autonome » laisse une large place à « la spiritualité » qui « est partout ». Non seulement cette maison utopique est le cadre d’activités de yoga, les références à Gandhi ou à la culture amérindienne sont fréquentes, mais le « zôme » et d’autres constructions sur le terrain permettent la méditation ou le ressourcement, donc la construction ou reconstruction de soi. Michel Serres dans Les Cinq sens montre que la maison protégée par ses couches constitue un lieu idéal pour le philosophe qui médite, en contemplant son jardin, sur « l’absent de tout verger », c’est-à-dire un arbre idéal, qui permet de donner un sens métaphysique au « jardin » de Candide. Pour paraphraser Serres, la maison idéale n’est-elle pas « l’absente de tout quartier » que nous invite à concevoir Gaston Bachelard : « À travers les souvenirs de toutes les maisons où nous avons trouvé abri, par-delà toutes les maisons que nous avons rêvé habiter, peut-on dégager une essence intime et concrète qui soit une justification de la valeur singulière de toutes nos images d’intimité protégée ? » Mona Chollet dans son essai Chez soi. Une Odyssée de l’espace domestique évoque Nicolas Bouvier, figure tutélaire des voyageurs qui, de retour dans son pays natal, prend plaisir à s’installer dans une maison pour y écrire ses récits de voyage, se déclarant « Sédentaire avec la même passion que j’étais voyageur ». On retrouve une leçon du Talmud, l’un des textes fondamentaux du judaïsme rabbinique : « Transformer son miroir en une fenêtre ouverte sur la rue ». N’est-ce pas la meilleure façon de concevoir des maisons pour qu’elles ne soient pas « des tombes construites par les morts pour les vivants » selon la formule de Khalil Gibran ?
Plus qu’un lieu de méditation, la maison nous permet de nous construire en devenant une sorte de projection de notre corps. Le Jardin des délices est un célèbre tableau de Jérôme Bosch. Le volet droit de ce triptyque est consacré à l’enfer, dont un détail surnommé « L’Homme-arbre » montre le ventre d’un homme devenu un salon où des hommes festoient, à l’abri d’un environnement saturé de menaces. La tête de l’homme retournée jette un regard rétrospectif sur cette partie de son corps qui semble le seul espace préservé, symbole de cette maison protectrice.

À l’ombre des coquillages, José Roosevelt, p. 44.
© José Roosevelt

Dans À l’ombre des coquillages, l’auteur de BD José Roosevelt cite ce détail du tableau de Jérôme Bosch, et invente des maisons-coquillages vivantes & volantes que leur habitant apprivoise et grâce auxquelles il peut aussi voyager, au rebours des « tombes » de Khalil Gibran. Dans Éloge du quotidien. Essai sur la peinture hollandaise du XVIIe siècle, Tzvetan Todorov montre comment la peinture hollandaise valorise le domaine de la maison, celui de la femme, qui devient plus apprécié que celui de l’homme, l’extérieur. À l’opposé de celle de Simone de Beauvoir, la femme exaltée par la peinture hollandaise du XVIIe semble faire corps avec la maison où elle règne.

Moses Ter Borch (1645-1667), L’Éplucheuse de pommes (1661). Musée de Sens.
© Lionel Labosse

Par exemple dans L’Éplucheuse de pommes de Gérard Ter Borch (imité par plusieurs contemporains dont son frère Moses), le personnage pèle une pomme sous l’œil admiratif d’un enfant. Le mur de fond arbore une mappemonde, ce qui confère au fruit la valeur symbolique de l’orange du poète Paul Éluard (« La terre est bleue comme une orange »), et la mère de famille anonyme rejoint Candide & Nicolas Bouvier au Panthéon de ceux qui, « Heureux comme Ulysse » paraphrasant le célèbre sonnet de Joachim Du Bellay, « Rev[oient] le clos de [leur] pauvre maison / Qui [leur] est une province, et beaucoup davantage ». Khalil Gibran, dans le texte cité supra, semble paraphraser le Talmud, et lui aussi assimiler la maison au corps de son habitant : « Votre maison ne sera pas une ancre mais un mât. » « Votre maison est votre plus grand corps » « Fasse que les vallées soient vos rues et les verts sentiers vos ruelles, que vous puissiez vous chercher l’un l’autre à travers les vignes et ramener les senteurs de la terre dans vos vêtements. » Enfin le philosophe Michel de Montaigne, au livre III des Essais, chapitre « Du repentir », rapporte des anecdotes qui montrent à quel point l’homme de bien fait corps avec sa maison. Il cite Julius Drusus répondant à des ouvriers qui « lui offraient pour trois mille écus » de dissimuler sa maison à la vue des voisins : « Je vous en donnerai, dit-il, six mille, et faites que chacun y voie de toutes parts. »

[Conclusion]
[bilan]
Pour conclure, si l’on ne peut contester que la maison concentre parfois nos peurs & notre enfermement, il est heureusement tout aussi fréquent qu’elle soit le lieu privilégié de notre ouverture au monde, et plus que cela, le lieu d’une construction de soi qui projette & protège notre propre corps à l’image de la carapace de la tortue, cet animal rétif à la bougeotte & symbole d’une sagesse séculaire. [extension du champ] À notre époque où des responsables politiques alimentent sans fin le brasier de la peur et tentent de nous confiner dans nos maisons, que ce soit sous prétexte d’une pandémie ou d’un réchauffement climatique, n’est-il pas de salubrité publique de se faire philosophe et, à l’instar de Candide, de leur opposer encore & toujours un salutaire « Mais il faut cultiver notre jardin » qui ne soit pas renoncement, mais appropriation sereine du monde ?

Lionel Labosse


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[1Orphalèse : nom d’une ville mythique inventé par Khalil Gibran.

[2Sensorium : Le cerveau en tant que centre des sensations.

[3Écoute : ici, sans doute un jeu de mots avec le sens marin : Cordage servant à régler la tension d’une voile.