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Alfred de Musset selon Paul Bénichou : un « moment d’indécision ».
L’École du désenchantement, de Paul Bénichou
samedi 10 novembre 2012
Je ne pensais pas basculer ici ce cours sur le chapitre consacré à Alfred de Musset dans L’École du désenchantement, l’indispensable essai de Paul Bénichou consacré aux poètes romantiques (Gallimard, 1992, 620 p., 38,7 €). Et puis, après trois articles consacrés à Lorenzaccio, puis à son Théâtre complet : avant Lorenzaccio et après Lorenzaccio, je me suis dit que ce poète était quand même bougrement altersexuel, notamment dans son histoire d’amour étonnante avec George Sand, le quasi trouple qu’ils ont constitué avec Pietro Pagello ; et que ces notes pouvaient avoir quelque intérêt pour les fidèles lecteurs de ce site…
Je me suis borné à picorer dans le texte de Bénichou l’essentiel de ce qui permet de comprendre la personnalité étrange de Musset. Je l’ai cité entre guillemets, parfois j’ai résumé sa pensée, mais rarement car c’est un auteur dont le style sobre et précis n’a pas souvent besoin d’être résumé. J’ai reproduit les citations de Musset, parfois j’ai raccourci, parfois rallongé les extraits choisis. J’ai ajouté bien sûr quelques considérations plus personnelles. À vous de faire votre propre fiche… En prime, vous trouverez sur ce site mon cours en deux parties sur Le Théâtre romantique. En 2013, ciliegia sulla pasticceria, voilà un ultime article intitulé « À Florence (et à Rome), sur les traces de Lorenzaccio ».
Article de José-Luis Diaz sur le site Persée (revues scientifiques)
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1993_num_23_79_6190
Plan
Le ton Musset ; amour tragique
Le thème du double
Conception romantique de Don Juan
Positionnement politique
Musset et la religion
L’Enfant du siècle
conclusion de Paul Bénichou
Le ton Musset ; amour tragique
– Musset peut être affilié dans sa jeunesse et ses premiers écrits, parmi les romantiques, aux « Jeune-France » (titre d’un roman de Théophile Gautier) : « toute une jeunesse, dont le caractère, ainsi que l’idéal, comportait un alliage de révolte et de désespoir, d’excès voulu dans la passion et d’humour sarcastique, d’abattement et d’imagination sans frein » (p. 101).
– Il se démarque par un style de bonne compagnie, une « inspiration mondaine » qui s’approfondit au fil du temps, « en se purgeant de tout scandale » (p. 102). Sous Louis-Philippe (« roi des Français » de la Monarchie de Juillet (1830-1848)), il a réussi « l’essai d’un nouveau style Louis XV », inspiré de Marivaux et Carmontelle.
– « Dans la partie tragique de son expérience, par la difficulté de vivre et d’aimer et par le sentiment de la déchéance, il préfigure Baudelaire, qui l’estimait si peu. Il était trop homme de société, trop bonnement homme peut-être, pour être poète au sens grave et sacerdotal de son siècle » (p. 103).
– Musset est le seul poète romantique pour lequel l’amour soit toujours un échec, et « la relation à l’être aimé […] source infaillible de souffrance » (p. 103). Pour les autres (Lamartine, Vigny, Victor Hugo), il est question d’harmonie, de communion d’esprit, de femme inspiratrice, d’extase…
– Une déception amoureuse précoce (18 ou 19 ans) serait à l’origine de cette conception tragique de l’amour vu comme trahison. Une femme lui aurait fait jouer le rôle de « chandelier » (d’où la pièce éponyme), « feignant de s’intéresser à lui pour masquer les faveurs qu’elle accordait à un autre ».
– « les souffrances de l’amour sont évidemment valorisées : elles impliquent une sorte de pessimisme héroïque ; elles témoignent en faveur d’un jugement amer sur le monde (…) Musset demandait [à l’Ange de l’amour] non de guérir, mais d’élargir la blessure de son cœur jusqu’à le briser. Il s’agit d’un mal qui ne veut surtout pas de remède » (p. 107) ; « sa vocation au martyr d’amour est constante à travers la multiplicité des occasions » (p. 109). Voici le poème en question (qui ne figure pas dans les deux recueils de poésies Premières Poésies et Poésies nouvelles).
À George Sand (I)
« Te voilà revenu, dans mes nuits étoilées,
Bel ange aux yeux d’azur, aux paupières voilées,
Amour, mon bien suprême, et que j’avais perdu !
J’ai cru, pendant trois ans, te vaincre et te maudire,
Et toi, les yeux en pleurs, avec ton doux sourire,
Au chevet de mon lit, te voilà revenu.
Eh bien, deux mots de toi m’ont fait le roi du monde,
Mets la main sur mon cœur, sa blessure est profonde ;
Élargis-la, bel ange, et qu’il en soit brisé !
Jamais amant aimé, mourant sur sa maîtresse,
N’a sur des yeux plus noirs bu la céleste ivresse,
Nul sur un plus beau front ne t’a jamais baisé ! »
Dans « La Nuit de Mai », on retrouve ce thème :
« Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots. »
Le thème du double
– Ce thème est présent dans la scène du rêve de Marie, la mère de Lorenzo (II, 4), véritable autoscopie.
Musset est lui-même conscient du « tarissement poétique » dont il est l’objet. Il n’écrit presque plus de poésie après l’âge de 30 ans. Dans un poème « À Sainte-Beuve » (1804-1869) (Poésies nouvelles), il exprime cette idée sur le thème du double, fréquent chez lui :
« Ami, tu l’as bien dit : en nous tant que nous sommes,
Il existe souvent une certaine fleur
Qui s’en va dans la vie et s’effeuille du cœur.
" Il existe, en un mot, chez les trois quarts des hommes,
Un poète mort jeune à qui l’homme survit ". »
On retrouve ce thème du double dans la fin célèbre de « La Nuit de Décembre » :
Du temps que j’étais écolier,
Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s’asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère. […]
Je lui demandai mon chemin ;
Il tenait un luth d’une main,
De l’autre un bouquet d’églantine.
Il me fit un salut d’ami,
Et, se détournant à demi,
Me montra du doigt la colline.
À l’âge où l’on croit à l’amour,
J’étais seul dans ma chambre un jour,
Pleurant ma première misère.
Au coin de mon feu vint s’asseoir
Un étranger vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Il était morne et soucieux ;
D’une main il montrait les cieux,
Et de l’autre il tenait un glaive.
De ma peine il semblait souffrir,
Mais il ne poussa qu’un soupir,
Et s’évanouit comme un rêve.
À l’âge où l’on est libertin,
Pour boire un toast en un festin,
Un jour je soulevais mon verre.
En face de moi vint s’asseoir
Un convive vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Il secouait sous son manteau
Un haillon de pourpre en lambeau,
Sur sa tête un myrte stérile.
Son bras maigre cherchait le mien,
Et mon verre, en touchant le sien,
Se brisa dans ma main débile.
Un an après, il était nuit ;
J’étais à genoux près du lit
Où venait de mourir mon père.
Au chevet du lit vint s’asseoir
Un orphelin vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère. […]
Je m’en suis si bien souvenu,
Que je l’ai toujours reconnu
À tous les instants de ma vie.
C’est une étrange vision,
Et cependant, ange ou démon,
J’ai vu partout cette ombre amie. […]
Partout où, le long des chemins,
J’ai posé mon front dans mes mains,
Et sangloté comme une femme ;
Partout où j’ai, comme un mouton,
Qui laisse sa laine au buisson,
Senti se dénuder mon âme ;
Partout où j’ai voulu dormir,
Partout où j’ai voulu mourir,
Partout où j’ai touché la terre,
Sur ma route est venu s’asseoir
Un malheureux vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Qui donc es-tu, toi que dans cette vie
Je vois toujours sur mon chemin ?
Je ne puis croire, à ta mélancolie,
Que tu sois mon mauvais Destin.
Ton doux sourire a trop de patience,
Tes larmes ont trop de pitié.
En te voyant, j’aime la Providence.
Ta douleur même est sœur de ma souffrance ;
Elle ressemble à l’Amitié.
Qui donc es-tu ? ─ Tu n’es pas mon bon ange,
Jamais tu ne viens m’avertir.
Tu vois mes maux (c’est une chose étrange !)
Et tu me regardes souffrir.
Depuis vingt ans tu marches dans ma voie,
Et je ne saurais t’appeler.
Qui donc es-tu, si c’est Dieu qui t’envoie ?
Tu me souris sans partager ma joie,
Tu me plains sans me consoler ! […]
Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse,
Pèlerin que rien n’a lassé ?
Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse
Assis dans l’ombre où j’ai passé.
Qui donc es-tu, visiteur solitaire,
Hôte assidu de mes douleurs ?
Qu’as-tu donc fait pour me suivre sur terre ?
Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère,
Qui n’apparais qu’au jour des pleurs ?
LA VISION
— Ami, notre père est le tien.
Je ne suis ni l’ange gardien,
Ni le mauvais destin des hommes.
Ceux que j’aime, je ne sais pas
De quel côté s’en vont leurs pas
Sur ce peu de fange où nous sommes.
Je ne suis ni dieu ni démon,
Et tu m’as nommé par mon nom
Quand tu m’as appelé ton frère ;
Où tu vas, j’y serai toujours,
Jusques au dernier de tes jours,
Où j’irai m’asseoir sur ta pierre.
Le ciel m’a confié ton cœur.
Quand tu seras dans la douleur,
Viens à moi sans inquiétude.
Je te suivrai sur le chemin ;
Mais je ne puis toucher ta main,
Ami, je suis la Solitude.
Conception romantique de Don Juan
Dans « Namouna » (Premières poésies), Chant II, strophes 24 à 54, Musset expose sa conception conforme à la « métamorphose idéalisante » qu’a subie le mythe de Don Juan au XIXe. « Ce qui était bravade sensuelle ou défi à Dieu s’est changé en quête spirituelle. Musset, en le faisant mourir plein d’espoir, fait de lui, malgré la vanité de sa quête, un héros de l’Idéal » (p. 135).
XXXVIII
Oui, don Juan. Le voilà, ce nom que tout répète,
Ce nom mystérieux que tout l’univers prend,
Dont chacun vient parler, et que nul ne comprend […]
XXXIX
Pas un d’eux ne t’aimait, don Juan ; et moi, je t’aime
XL
Oh ! qui me jettera sur ton coursier rapide !
Oh ! qui me prêtera le manteau voyageur,
Pour te suivre en pleurant, candide corrupteur !
XLI
Trois mille noms charmants ! Trois mille noms de femme !
Pas un qu’avec des pleurs tu n’aies balbutié !
XLIII
Mais toi, spectre énervé, toi, que faisais-tu d’elles ?
Ah ! massacre et malheur ! tu les aimais aussi,
Toi ! croyant toujours voir sur tes amours nouvelles
Se lever le soleil de tes nuits éternelles,
Te disant chaque soir : " Peut-être le voici "
Et l’attendant toujours, et vieillissant ainsi !
L
Et la vierge aux yeux bleus, sur la souple ottomane,
Dans ses bras parfumés te berçait mollement ;
De la fille de roi jusqu’à la paysanne
Tu ne méprisais rien, même la courtisane,
À qui tu disputais son misérable amant ;
Mineur, qui dans un puits cherchais un diamant.
LIII
Tu mourus plein d’espoir dans ta route infinie,
Et te souciant peu de laisser ici-bas
Des larmes et du sang aux traces de tes pas.
Plus vaste que le ciel et plus grand que la vie,
Tu perdis ta beauté, ta gloire et ton génie
Pour un être impossible, et qui n’existait pas.
Positionnement politique
C’est une question importante pour la lecture de Lorenzaccio, dont nous avons déjà traité dans les articles précédents. Il convient de partir de l’attitude de Musset pendant la révolution de Juillet (= Trois Glorieuses, les 27, 28 et 29 juillet 1830), et d’observer les infléchissements subséquents. « Par tradition de famille, il était plutôt libéral au sens du temps, c’est-à-dire surtout éloigné de tout attachement à l’Ancien Régime et à la contre-Révolution. » « Rien d’autre n’atteste que Musset se soit battu en Juillet ». Il est « plutôt attentif que passionné » (p. 139). Trois mois après la révolution, il écrit « Les Vœux stériles », où il s’oppose à la conception de « ses grands contemporains en poésie », « du poète inspiré, interprète de l’ordre divin et annonciateur de l’avenir humain » (p. 140). Il est assez indécis et peine à choisir entre action et pensée, à l’instar de son personnage Lorenzaccio. « Il cherche à définir la mission du poète par les seuls mots de liberté et de vérité » (p. 141). Dans un texte paru dans Le Temps le 1er février 1831, il résume sa position : « si la pensée veut être quelque chose par elle-même, il faut qu’elle se sépare en tout de l’action. » (p. 143).
Puisque c’est ton métier, misérable poète,
Même en ces temps d’orage, où la bouche est muette […]
Que du moins l’histrion, couvert d’un masque infâme,
N’aille pas, dégradant ta pensée avec lui,
Sur d’ignobles tréteaux la mettre au pilori ; […]
Point d’autel, de trépied, point d’arrière aux profanes !
Que ta muse, brisant le luth des courtisanes,
Fasse vibrer sans peur l’air de la liberté ;
Qu’elle marche pieds nus, comme la Vérité.
Heureux, trois fois heureux, l’homme dont la pensée
Peut s’écrire au tranchant du sabre ou de l’épée !
Ah ! qu’il doit mépriser ces rêveurs insensés
Qui, lorsqu’ils ont pétri d’une fange sans vie
Un vil fantôme, un songe, une froide effigie,
S’arrêtent pleins d’orgueil, et disent : C’est assez !
Qu’est la pensée, hélas ! quand l’action commence ? […]
[…] — Et toi, misérable poète,
Qui que tu sois, enfant, homme, si ton cœur bat,
Agis ! jette ta lyre ; au combat, au combat ! […]
Entend-on le nocher chanter pendant l’orage ?
Allez sur une place, étalez sur la terre
Un corps plus mutilé que celui d’un martyr,
Informe, dégoûtant, traîné sur une claie,
Et soulevant déjà l’âme prête à partir ;
La foule vous suivra. Quand la douleur est vraie,
Elle l’aime. Vos maux, dont on vous saura gré,
Feront horreur à tous, à quelques-uns pitié.
Mais changez de façon : découvrez-leur une âme
Par le chagrin brisée, une douleur sans fard,
Et dans un jeune cœur des regrets de vieillard ; […]
Qui trouvera le temps d’écouter vos malheurs ?
On croit au sang qui coule, et l’on doute des pleurs.
Votre ami passera, mais sans vous reconnaître.
— Tu te gonfles, mon cœur ?… Des pleurs, le croirais-tu
Tandis que j’écrivais ont baigné mon visage.
Le fer me manque-t-il, ou ma main sans courage
A-t-elle lâchement glissé sur mon sein nu ?
— Non, rien de tout cela. Mais si loin que la haine
De cette destinée aveugle et sans pudeur
Ira, j’y veux aller. — J’aurai du moins le cœur
De la mener si bas que la honte l’en prenne.
Si Musset partage le dégoût de Lorenzo, il ne songeait pas à Louis-Philippe et à la nouvelle dynastie. « La cible de Musset est l’espèce humaine ; son désespoir est définitif, et l’on peut se demander s’il réprouve davantage l’état de choses régnant ou l’espoir de l’améliorer » (p. 149). « Les Orléans chassés du pouvoir en 1848, il se tint à distance de la nouvelle république ; pendant les journées de Juin, il se déclarait enchanté par la vaillance de la garde mobile. Il entra à l’Académie [élu le 12 février 1852, ndlr] après le coup d’État et ne fit, semble-t-il, aucune objection à l’Empire » (p. 150). Bref, Musset n’est pas Hugo ! Mieux, il railla souvent les romantiques dans ses écrits, témoin ce fragment posthume daté de 1839 intitulé Le poète déchu : « Je n’ai que faire de vous raconter ce qu’on nommait alors [vers 1829] une nouvelle école, et les vieilleries qu’on inventait » (p. 151). En 1836, dans un texte en vers intitulé Lettres de Dupuis et Cotonet, Musset fait la satire de l’« humanitarisme », des idées de Charles Fourier (1772-1837), et en gros de toutes les idées nouvelles, se montrant clairement réactionnaire.
Musset et la religion
Au début de sa carrière, selon Paul Bénichou, « sa méditation spontanée était, non seulement étrangère au christianisme, mais à peine déiste », comme en témoigne la dédicace de « La Coupe et les lèvres » :
« Vous me demanderez si je suis catholique.
Oui ; — j’aime fort aussi les dieux Lath et Nésu.
Tartak et Pimpocau me semblent sans réplique ;
Que dites-vous encor de Parabavastu ?
J’aime Bidi, — Khoda me paraît un bon sire ;
Et quant à Kichatan, je n’ai rien à lui dire.
C’est un bon petit dieu que le dieu Michapous.
Mais je hais les cagots, les robins et les cuistres,
Qu’ils servent Pimpocau, Mahomet ou Vishnou.
Vous pouvez de ma part répondre à leurs ministres
Que je ne sais comment je vais je ne sais où. »
Cependant, Jésus était « d’emblée la figure d’un désenchantement radical », comme en témoigne le début de « Rolla », et « Musset rejoint le vieux thème contre-révolutionnaire de la malfaisance des « sophistes », avec cette particularité qu’il ne leur oppose pas, en adversaire, la foi chrétienne vivante, mais qu’il s’avoue issu d’eux, et se maudit lui-même en les maudissant », et Voltaire en fait les frais, toujours dans « Rolla » :
Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux ? […]
Où quatre mille dieux n’avaient pas un athée, […]
Ô Christ ! je ne suis pas de ceux que la prière
Dans tes temples muets amène à pas tremblants ;
Je ne suis pas de ceux qui vont à ton Calvaire,
En se frappant le cœur, baiser tes pieds sanglants ;
Et je reste debout sous tes sacrés portiques,
Quand ton peuple fidèle, autour des noirs arceaux,
Se courbe en murmurant sous le vent des cantiques,
Comme au souffle du nord un peuple de roseaux.
Je ne crois pas, ô Christ ! à ta parole sainte :
Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux. […]
Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ?
Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire ;
Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés.
Il est tombé sur nous, cet édifice immense
Que de tes larges mains tu sapais nuit et jour. […]
L’hypocrisie est morte ; on ne croit plus aux prêtres ;
Mais la vertu se meurt, on ne croit plus à Dieu.
L’ambiguïté de Musset se fait jour dans un passage fameux de La Confession d’un enfant du siècle (1836) : « Empoisonné, dès l’adolescence, de tous les écrits du dernier siècle, j’y avais sucé de bonne heure le lait stérile de l’impiété. L’orgueil humain, ce dieu de l’égoïste, fermait ma bouche à la prière, tandis que mon âme effrayée se réfugiait dans l’espoir du néant. J’étais comme ivre et insensé quand je vis le Christ sur le sein de Brigitte ; mais, bien que n’y croyant pas moi-même, je reculai, sachant qu’elle y croyait. Ce ne fut pas une terreur vaine qui, en ce moment, m’arrêta la main. Qui me voyait ? j’étais seul, la nuit. S’agissait-il des préjugés du monde ? qui m’empêchait d’écarter de mes yeux ce petit morceau de bois noir ? Je pouvais le jeter dans les cendres, et ce fut mon arme que j’y jetai. Ah ! que je le sentis jusqu’à l’âme, et que je le sens maintenant encore ! quels misérables sont les hommes qui ont jamais fait une raillerie de ce qui peut sauver un être ! Qu’importe le nom, la forme, la croyance ? Tout ce qui est bon n’est-il pas sacré ? Comment ose-t-on toucher à Dieu ? » (fin du chapitre VI de la Cinquième partie, Folio, p. 300).
Dans « L’espoir en Dieu », la méditation aboutit à une prière qui « demande à Dieu l’impossible pour sortir d’un dilemme sans solution ».
Puisque tu te laisses comprendre,
Pourquoi fais-tu douter de toi ?
Quel triste plaisir peux-tu prendre
A tenter notre bonne foi ? […]
Pourquoi donc, ô Maître suprême,
As-tu créé le mal si grand,
Que la raison, la vertu même,
S’épouvantent en le voyant ?
Lorsque tant de choses sur terre
Proclament la Divinité,
Et semblent attester d’un père
L’amour, la force et la bonté,
Comment, sous la sainte lumière,
Voit-on des actes si hideux,
Qu’ils font expirer la prière
Sur les lèvres du malheureux ?
Pourquoi, dans ton œuvre céleste,
Tant d’éléments si peu d’accord ?
À quoi bon le crime et la peste ?
O Dieu juste ! pourquoi la mort ?
Paul Bénichou conclut ce chapitre en généralisant aux romantiques dans leur ensemble : « La critique de la science moderne au nom de la poésie » […] « a prospéré jusqu’à nos jours ». « Il n’est pas douteux que cette orientation, non à vrai dire de la Poésie, mais d’une idéologie poétique hâtive, a contribué à rendre délicate et problématique une justification moderne de la Poésie, et son intégration dans le mouvement général de l’humanité » (p. 175). On pense bien sûr à la poésie de Raymond Queneau, si scientifique. Et on oppose Musset à Hugo, fervent défenseur du progrès, chemin de fer ou machine à vapeur dans Les Travailleurs de la mer, à un Maupassant, signataire de la « Protestation des artistes contre la tour de M. Eiffel ».
L’Enfant du siècle
Musset médite fréquemment sur les « effets ruineux de la passion dévoratrice de vie et de génie ». Par exemple, dans le conte « Le Fils du Titien », il montre que « la fécondité poétique ne vaut pas plus que la vie amoureuse, c’est le contraire ; l’amour et ses douleurs, même s’ils stérilisent le génie, ne sont plus tenus pour dévitalisants, ils sont la vie même, la seule vie véritable ». L’amour avec George Sand, qui a duré une vingtaine de mois entre l’été 1833 et la fin de l’hiver 34-35, n’est pas « extérieur à son œuvre » pour P. Bénichou. Cette histoire est révélatrice de la place de l’amour chez Musset : « D’ailleurs, c’est dans l’amour qu’il vit le combat du bien et du mal […], c’est en lui qu’il place une innocence première, bientôt altérée, y transportant ainsi le schéma d’Éden et de Chute légué par la religion ». Une « figure féminine de pureté » est « opposée dans son œuvre à celle de la Traîtresse », et les deux se voient réunies dans une « femme unique […] à la fois, l’auteur de la perdition et la clef du salut ». Cette femme, ce sera George Sand (p. 187), même si elle est loin d’avoir « inauguré la philosophie sentimentale de Musset » (p. 188). Les deux amants ont raconté leur liaison dans des textes autobiographiques, la Confession ou Elle et Lui [1] Sand dit « que Musset ne tarda pas à affecter avec elle un style cynique et libertin qui la blessait, et qu’il abusait déjà de l’alcool ». À Venise, il tomba gravement malade en février 34, elle « le soigna avec dévouement » mais « devint à la fin de ce même mois la maîtresse du docteur Pagello, qu’elle avait appelé auprès de Musset » (p. 190). Pietro Pagello devient le « rival bien-aimé », et cela va « de pair avec la transfiguration de George Sand en figure maternelle » : « Je l’aime, ce garçon, presque autant que toi » (lettre du 30 avril 34, citée p. 192). Dans d’autres lettres de cette période, ils évoquent une relation incestueuse : « c’est un inceste que nous commettions » (p. 192). Il ne faut bien sûr pas prendre ces échanges pour argent comptant. Le poème « À mon frère revenant d’Italie », qui date de 1844, rappelle encore — se complaît encore à rappeler devrait-on dire — l’épisode vénitien. Paul Bénichou n’a pas été sensible ce me semble à la structure strophique bancale choisie par Musset, qui contrebalance tellement le propos qu’elle transforme cette ancienne douleur en un blues qui swingue à donf, ce que Georges Brassens a rendu à la perfection. Écouter la chanson. [2]
Voici la conclusion de Paul Bénichou :
« Musset, en fait, s’est trouvé isolé entre la génération des grands missionnaires poétiques du romantisme, qui ne pouvaient accepter l’espèce de défection qu’il représente, et les poètes de la génération suivante, qui ne renièrent la religion de l’Avenir que pour adopter celle de l’Art solitaire, et n’abjurèrent le Dieu romantique que pour le Néant. Ils virent dans Musset, passant du désespoir absolu à la contagion des pleurs de Margot, un personnage futile et sans dignité ni génie. Leur jugement, bien sûr, ne fait pas loi pour nous. Musset, en marquant un moment d’indécision dans l’histoire de la poésie pensante du siècle, témoigne avec profondeur et vérité. » (p. 216).
Compléments utiles pour comprendre le paragraphe précédent, les jugements négatifs de Charles Baudelaire dans une lettre de 1857 à Armand Fraisse :
« vous pouvez deviner que j’ai éprouvé quelque surprise à voir votre admiration pour de Musset. Excepté à l’âge de la première communion, c’est à dire à l’âge où tout ce qui a trait aux filles publiques et aux échelles de soie fait l’effet d’une religion, je n’ai jamais pu souffrir ce maître des gandins, son impudence d’enfant gâté qui invoque le ciel et l’enfer pour des aventures de table d’hôte, son torrent bourbeux de fautes de grammaire et de prosodie, enfin son impuissance totale à comprendre le travail par lequel une rêverie devient un objet d’art. Vous arriverez un jour à ne raffoler que de la perfection, et vous mépriserez toutes ces effusions de l’ignorance. »
et d’Arthur Rimbaud, dans sa célèbre lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 :
« Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, - que sa paresse d’ange a insultées ! O ! les contes et les proverbes fadasses ! O les Nuits ! O Rolla ! ô Namouna ! ô la Coupe ! tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ! Encore une œuvre de cet odieux génie qui a inspiré Rabelais, Voltaire, Jean La Fontaine, commenté par M. Taine ! Printanier, l’esprit de Musset ! Charmant, son amour ! En voilà, de la peinture à l’émail, de la poésie solide ! On savourera longtemps la poésie française, mais en France. Tout garçon épicier est en mesure de débobiner une apostrophe Rollaque ; tout séminariste en porte les cinq cents rimes dans le secret d’un carnet. A quinze ans, ces élans de passion mettent les jeunes en rut ; à seize ans, ils se contentent déjà de les réciter avec cœur ; à dix-huit ans, à dix-sept même, tout collégien qui a le moyen fait le Rolla, écrit un Rolla ! Quelques-uns en meurent peut-être encore. Musset n’a rien su faire. Il y avait des visions derrière la gaze des rideaux : il a fermé les yeux. Français, panadif, traîné de l’estaminet au pupitre du collège, le beau mort est mort, et, désormais, ne nous donnons même plus la peine de le réveiller par nos abominations ! »
Pas sympas avec leurs collègues de bureau, hein, les poètes ! Et dire qu’on me traite de tous les noms quand j’ose faire une critique franche d’un bouquin de littérature jeunesse ! Allez, fini de rire, on retourne s’extasier sur Lorenzaccio !
Voir en ligne : Article de José-Luis Diaz sur le site Persée (revues scientifiques)
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[1] Après la mort d’Alfred de Musset, George Sand fait paraître Elle et lui, qui raconte leur histoire. Le frère d’Alfred, Paul de Musset, riposte en publiant Lui et elle, et Louise Colet, qui eut une liaison avec Alfred de Musset, renchérit par un Lui (les trois livres paraissent en 1859).
[2] Brassens a également fait de « Ballade à la Lune » une superbe chanson qu’on peut écouter sur Deezer (dans mon lycée, Deezer est malheureusement bloqué comme « site interdit » !). Il est étonnant que notre « polisson de la chanson » en ait coupé, outre le ventre un peu mou par son côté mythologisant, la queue fort leste, qui évoquait la besogne d’un mari peu délicat le soir du mariage, qui s’interrompt en voyant la lune comme un « témoin curieux » ! Attention, ne croyez pas que cette bluette soit inutile à notre cours. En effet, rappelez-vous la scène d’exposition de Lorenzaccio : un clair de lune, un décor que les élèves trouvent immanquablement « romantique », en commettant un anachronisme habituel : les romantiques (les vrais) bouleversent cette vision lénifiante du clair de lune à la sauce cupidonesque, ce qui est sensible dans la chanson de Musset… enfin dans le texte intégral !