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Les affres de l’orthosexualité

Bérénice, de Jean Racine

Pourquoi suis-je empereur ? Pourquoi suis-je amoureux ?

samedi 2 février 2008

En guise d’hommage à Carla Bérunice et à Jeancolas Sarkoracyne…

Pour les éléments de base sur Bérénice, voyez l’article de Wikipédia ainsi que le texte de la pièce sur Wikisource. L’objet de cet article un peu facétieux (vous voilà prévenu !) n’est qu’une lecture décalée à l’occasion d’une sortie avec une classe de 1re pour voir la pièce aux Bouffes du Nord dans la mise en scène de Lambert Wilson. J’ignore si les spectateurs feront le rapprochement entre le couple Titus / Bérénice et notre actuel et légitime couple Bling / Blang, d’autant plus que Carole Bouquet, qui incarne Bérénice, nous remémore quelque anecdote pas vraiment à l’honneur de feu François Mitterrand, un président qui comparé à l’actuel tsunami de l’Élysée tiendrait pourtant du Homard Thermidor face à un surimi. Je n’apprécie guère cette pièce dont le sujet est peu excitant : un empereur nouvellement intronisé consacre toute l’énergie du début de son règne à régler sa relation avec une meuf, au lieu de s’intéresser aux questions politiques [1]. Ajoutez à cela que les soubresauts étriqués de sa conscience ne sortent pas d’un millimètre des ornières orthosexuelles, et vous obtenez une simili-tragédie qui ne peut épater que les précieuses emperlousées. Si l’on se rappelle que Racine aurait composé ce poème comme une flatterie relative à une passade de notre roi polygame Louis XIV, on attend avec impatience une pièce d’un lèche-bottes acadécontemporain qui, dans l’espoir d’une médaille en chocolat en forme de légion d’honneur, nous trousserait l’histoire d’un président moderne et altersexuel [2] qui, foulant au pied bienséances, étiquette et paparazzi, n’écoutant tel Don Juan que son impétuosité [3], préférerait, contrairement à Mitterrand, le divorce à la polygamie, et, tel un serial épouseur, imposerait à la planète entière et au G8 une conjointe ayant posé nue et « traînant tous les cœurs après soi » [4].

Et pourtant… Pointer le côté flatteur de Racine ne doit pas oblitérer notre plaisir à nous complaire dans cette cascade de précieuses autant que baroques tortures de l’âme. Cet empereur empêché par des préjugés de se conjoindre à celle qu’il aime et qui l’aime, n’est-ce pas nous qui, fou amoureux, disons, d’un ravissant (et donc hors de portée) collègue, luttons héroïquement contre nos instincts parce que — que sais-je ? — cela est à prohiber au boulot, qu’il a 15 ans de moins que nous [5], que ceci, que cela, qu’enfin toute la cruauté de cette société patriarcale, homophobe, voire carrément pas cool, nous sépare… Et l’on surprend, au détour d’un alexandrin que n’empèse pas la barrique d’un cliché baroque, notre bon vieux ronronnant de cœur qui se remettrait à battre un tantinet…

Dès la préface, le ton d’aimable géhenne est donné : « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie ». D’ailleurs : « La principale règle est de plaire et de toucher. Toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première. » En théâtre ou en amour, Jeannot ? L’espoir renaît, Quasimodo (nous) s’autorise à songer à Esméralda (lui). « La scène est à Rome, dans un cabinet qui est entre l’appartement de Titus et celui de Bérénice. » Les deux appartements en hors-champ, et l’espace neutre : « On va chez toi ou chez moi ? » La règle si contraignante de l’unité de lieu nous vaut ce ridicule sublime qui ouvre le bal :

Souvent ce cabinet superbe et solitaire
Des secrets de Titus est le dépositaire
(I, 1)

Ridicule qui semble déteindre sur le pauvre Antiochus, que Titus et sa meuf se renvoient comme un caniche (c’était avant l’invention du SMS). Titus s’emmêle la langue dans un chapelet de [v], comme s’il s’était mangé une mandale qui lui eût fait cracher ses incisives :

Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut (I, 4)

Heureusement, quand l’amour fait aux maîtres perdre la boule, les fameux confidents de l’époque n’avaient pas fait l’ENA (c’était avant l’invention d’Henri Guaino), et savaient condenser les arguments en des vers bien carrés. Voyez comment Phénice résume sans tourner autour du pot la Valda que Titus met quatre actes à cracher :

L’hymen chez les Romains n’admet qu’une Romaine ;
Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine
(I, 5)

Celui-ci, même s’il met longtemps à les mettre en œuvre, a des scrupules qui honorent son époque (c’était avant l’invention de la « liberté de la presse » à la sauce TF1 / Paris-Match / Alain Minc) :

Et je l’ai vue aussi cette cour peu sincère,
À ses maîtres toujours trop soigneuse de plaire,
Des crimes de Néron approuver les horreurs
(II, 2)

Il est vrai que ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir une amante qui, lorsque vous vous apprêtez à rejeter ses baisers, vous fait de ces rejets castrés par une aposiopèse :

Moi, dont vous connaissez le trouble et le tourment
Quand vous ne me quittez que pour quelque moment ;
Moi, qui mourrais le jour qu’on voudrait m’interdire
De vous…
(II, 4)

Contrairement à Antiochus, le ridicule de Titus réside dans son aphasie, comme l’illustre l’inénarrable tirage de vers du nez auquel se livre Bérénice (Achevez / Hélas ! / Parlez / Eh bien ?), qui aboutit à ce suc cohobé des arguments de Phénice (cf. supra) :

Rome… l’empire… (II,5)

Antiochus est envoyé en éclaireur dans le champ de mines par Titus pour dire à Bérénice qu’il la largue. Il se fait casser grave par la morue :

Vous le souhaitez trop pour me persuader (III, 3)

Arsace, le Jacques Attali avant la lettre d’Antiochus, est un prévisionniste un peu approximatif, car son

Laissez à ce torrent le temps de s’écouler.
Dans huit jours, dans un mois, n’importe, il faut qu’il passe
(III, 4)

deviendra dans la bouche de Bérénice, l’inoubliable :

Je n’écoute plus rien, et pour jamais : adieu…
Pour jamais ! Ah, Seigneur ! songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?

À relire le soir aux chandelles, dans Ses bras, en remplaçant Titus et Bérénice par votre prénom et celui de l’Aimé… Mais revenons en arrière pour déceler les traces cette fois de l’application de l’unité de temps. On sent en Racine un poète appliqué attentif à ce que, oyant les propos d’Antiochus, le spectateur calé se dise : « Purée, quel timing ! » :

Toutefois il nous reste encore assez de jour :
Je vais dans mon palais attendre ton retour
(III, 4)

Mais c’est assez se moquer. Maintenant, respect, car dans son fameux monologue, tel je ne sais pas moi, par exemple, disons, un romancier autant prolixe dans ses œuvres que timide face, on avait dit je crois à un jeune et kiffant collègue (exemple choisi totalement au hasard, hein…), notre cher Titus troque son aphasie pour une éloquence sublime, et le style énarque de Phénice pour un style métaphorique à la succion lactée :

Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime ;
Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même. (…)
Quel air respires-tu ? N’es-tu pas dans ces lieux
Où la haine des rois, avec le lait sucée,
Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
(IV, 4)

Il semble donc que, dans cette Rome de carton-pâle aux mœurs virginales vue par notre Racine national, on ne suce plus que du lait et ne perce que les cœurs. Qu’on en juge par cette rhétorique orthosexuelle, qui rappelle les geignements d’Elvire [6]

À quel excès d’amour m’avez-vous amenée ?
Que ne me disiez-vous : « Princesse infortunée,
Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ?
Ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir ».
Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre ?
(IV, 5)

Constatant qu’il ne se séparera pas de cette croqueuse d’hommes, Titus retrouve la parole et du poil de la bête, avec ce magnifique rejet interne, et cette antithèse quasiment anti-baise :

Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner (IV, 5)

suivie de nouveaux arguments reprenant face à Bérénice les scrupules déjà évoqués face à Paulin, scrupules un peu datés sans doute, pour notre époque où les ascenseurs dorés se renvoient entre magnats et chefs d’État :

À quoi m’exposez-vous ? Par quelle complaisance
Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ?
Que n’oseront-ils point alors me demander ?
Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder ?
(IV, 5)

Arsace constate la vigueur performative des vivats qui accueillent le nouvel empereur :

Et ces noms, ces respects, ces applaudissements,
Deviennent pour Titus autant d’engagements
(V, 2)

Et c’est l’allitération superbe, qui nous rappelle que le renoncement était presque programmé dans le nom de la reine :

Bérénice renonce à Rome, à l’empereur (V, 2)

On dirait pourtant que Titus change d’avis, et se décide à ingridbétancourtiser Bérénice dans un plan cabinet colombien (superbe, solitaire… et capitonné) :

Vous ne sortirez point, je n’y puis consentir (V, 5)

Heureusement, Antiochus arrive à la rescousse :

Jamais je ne me suis senti plus amoureux.
Il faut d’autres efforts pour rompre tant de nœuds
(V, 7)

Et Bérénice échappe in extremis à ce plan cabinet superbe et solitaire, en même temps que le spectateur, rendu à son conjugat et au bar du théâtre. Le romancier prolixe et amoureux a eu sa catharsis, et comprend la solution orthosexuelle à tout émoi du râble. Le Président moderne dont le Henri Guaino a lu tous les livres, a compris que pour persuader les masses, une exhibition lacrymâle vaut mieux qu’un long discours :

J’ai cru que votre amour allait finir son cours.
Je connais mon erreur, et vous m’aimez toujours.
Votre cœur s’est troublé, j’ai vu couler vos larmes (…)

Je l’aime, je le fuis ; Titus m’aime, il me quitte (V, 7)

Pardon pour cette récréation. On peut s’amuser des classiques, parfois ? Retrouvez mes critiques sérieuses, superbes et solitaires, dans cette rubrique. Quant à l’humour sur Bling Blang, lisez l’excellent article de Serge Hefez Sarkoze obsessionnelle. Enfin, la chute de Bérénice annonce la chute tragique d’On ne badine pas avec l’amour, d’Alfred de Musset.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Sarkoze obsessionnelle, par Serge Hefez


© altersexualite.com, 2008


[1Faut-il tirer sur l’ambulance présidentielle ?

[2Encore un effort, M. le Président, pour devenir révolutionnaire : rappelons la réplique de Bertrand Delanoë après que Nicolas Sarkozy lui eut fait le reproche d’étaler sa vie privée : « Me suis-je affiché dans la presse people avec un compagnon ? Je suis en réalité d’une grande pudeur dès qu’il s’agit de ma vie personnelle. Peut-on en dire autant de Nicolas Sarkozy ? […] Comment interpréter cette étonnante formulation : « dois-je confesser mon hétérosexualité » ? Nicolas Sarkozy, vous passez votre temps non à « confesser », mais à afficher votre hétérosexualité — nul ne peut vous en contester le droit — au long des multiples reportages sur votre vie familiale complaisamment exposée aux médias. » (Bertrand Delanoë, La vie, passionnément, Robert Laffont, 2004).

[3« Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. »

[4Jean Racine, Phèdre, II, 5.

[5Et alors, elle a bien 13 ans de moins que lui, et autant d’écart question beauté, non ?

[6« Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m’aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n’est capable de vous détacher de moi que la mort ? » Dom Juan (I, 3).