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« Sale race, que ces paysans ! », pour lycéens
La Terre, d’Émile Zola
La Pléiade, édition Mittterand, 1887 (éd. 1966).
samedi 13 juin 2015
Continuons ce parcours erratique dans les Rougon-Macquart, avec un roman que je n’avais pas encore lu. Si j’ai choisi La Terre pour ce 5e article, c’est parce que je suis pour mon compte en train d’écrire un roman paysan. La Terre n’est pas le meilleur Zola sans doute. Il n’est pas dans son élément, et le désir de plaquer artificiellement un discours se ressent trop. Comme dans Germinal, un seul personnage de la famille des Rougon-Macquart sert de prétexte pour lier le roman au cycle. N’y avait-il pas de paysans dans le noyau originel de la famille ? Non, Zola a sciemment cherché un village typique neutre, le plus français possible, d’où le choix de la Beauce. Une sexualité brute parcourt toute l’œuvre, comme dans Germinal, mais rendue plus animale encore par la proximité du bétail. L’inspiration de Balzac se ressent parfois, et pas pour le meilleur. Celui-ci avait laissé un roman posthume et inachevé, Les Paysans, qui montrait l’image la plus dévalorisante possible des culs-terreux, leur reprochant surtout de morceler le sol : « Vous allez voir cet infatigable sapeur, ce rongeur qui morcèle et divise le sol, le partage et coupe un arpent de terre en cent morceaux ». Pas un seul des personnages du roman de Balzac n’est d’ailleurs un vrai cultivateur. Zola reprend cette thématique, ainsi que l’irréligion des « paysans » de Balzac, tout en représentant de vrais cultivateurs, mais impose surtout une sexualité omniprésente, ravageuse, alliée à une méchanceté viscérale à laquelle n’échappent qu’une poignée de personnages secondaires.
Genèse de l’œuvre
Nulle trace de La Terre dans le projet initial des Rougon-Macquart, qui ne considère en gros que le peuple des villes, avec une bonne part pour le monde ouvrier. Non que Zola ne s’intéressât pas au monde paysan, mais il faudra attendre qu’il s’installe à Médan en 1878, qu’il s’y fasse élire conseiller municipal en 1881 puis réélu en 1884, pour qu’il prenne un intérêt à l’observation de ces curieux Morlocks qui ne vivent pas sous (ça, il sait faire), mais sur la terre. Dans l’ébauche de La Faute de l’abbé Mouret, il évoquait un « fond gris, innommé, une masse de brutes travailleuses et courbées sur laquelle je détacherais mon drame humain. Je les montrerais toujours dans le fond de la scène ; le sommeil, la nuit au village, le cimetière ». Dans une entrevue pour Le Matin publiée en 1885, que l’on trouve dans le dossier d’Henri Mitterand pour l’édition de la Pléiade, Zola rêvait à son œuvre future : « j’irai dans quelque campagne du centre de la France. Je m’installerai avec ma femme dans une ferme, prétextant une maladie pour laquelle l’étable est souveraine & me gardant bien de dire que je suis un romancier. Pendant un mois, je vivrai là avec les paysans, mangeant avec eux, les suivant aux champs & j’essaierai de bien voir & de bien entendre ». De fait il n’en fit rien, et plaqua un discours préétabli sur ce qu’il put observer à peu près en une semaine de temps, cornaqué par des notables de ses amis. À ce moment de sa carrière, Zola était si médiatisé que ses romans étaient presque crackés avant d’être écrits, de sorte qu’annoncer dans la presse sa décision de s’infiltrer incognito dans une ferme, c’était un peu comme si un Houellebecq vous annonçait au journal de 20 heures de TF1 que pour pondre La Carte et le territoire, il envisageait de s’installer incognito dans une barre de HLM du Raincy, autant dire chez les zoulous du Zemmouristan oriental, en se faisant passer pour un yogi çivaïte du Cachemire.
Au cours de la prépublication du roman, un pamphlet dit « Manifeste des cinq » fut publié par quelques jeunes écrivains, qui n’y va pas par le dos de la cuiller : « Zola, en effet, parjurait chaque jour davantage son programme. Incroyablement paresseux à l’expérimentation personnelle, armé de documents de pacotille ramassés par des tiers, plein d’une enflure hugolique, d’autant plus énervante qu’il prêchait âprement la simplicité, croulant dans des rabâchages et des clichés perpétuels, il déconcertait les plus enthousiastes de ses disciples. » La sexualité est vue comme un argument de vente : « la sensation nette, irrésistible, venait à chacun devant telle page des Rougon, non plus d’une brutalité de document mais d’un violent parti pris d’obscénité. Alors tandis que les uns attribuaient la chose à une maladie des bas organes de l’écrivain, à des manies de moine solitaire, les autres y voulaient voir le développement inconscient d’une boulimie de vente, une habileté instinctive du romancier percevant que le gros de son succès d’éditions dépendait de ce fait que « les imbéciles achètent les Rougon-Macquart enchaînés, non pas tant par leur qualité littéraire, que par leur réputation de pornographie que la vox populi y a attachée » » (ce paragraphe est suivi d’un autre constitué d’attaques personnelles sur la sexualité de Zola). Enfin, « La Terre a paru. La déception a été profonde et douloureuse. Non seulement l’observation est superficielle, les trucs démodés, la narration commune et dépourvue de caractéristiques, mais la note ordurière est exacerbée encore, descendue à des saletés si basses que, par instants, on se croirait devant un recueil de scatologie : le Maître est descendu au fond de l’immondice ».
La veille même de partir en expédition chez les sauvages de Labosse ; pardon, de la Beauce, Zola rencontre Jules Guesde, le théoricien socialiste, lequel lui recommande de lire des articles de Paul Lafargue, dirigeant du Parti ouvrier, ce qu’il fait. C’est donc par le prisme de spécialistes du monde ouvrier que Zola cherche à comprendre le monde paysan ! Puis il boucle en une semaine (avec sa femme) son enquête dans les environs de Châteaudun, où il découvre le village de Romilly-sur-Aigre, qu’il rognera en « Rognes ». Dans une lettre écrite sur place, il se réjouit : « je tiens le coin de terre dont j’ai besoin. […] j’y aurai tout ce que je désire, de la grande culture et de la petite, un point central bien français, un horizon typique, très caractérisé, une population gaie, sans patois ». On voit le projet de coucher la ruralité française au lit de Procuste d’une typification balzacienne.
Son obsession, avouée dans les ébauches de l’œuvre, était de « peindre d’abord, en bas, l’amour du paysan pour la terre, un amour immédiat, la possession de plus en plus de terre possible, la passion d’en avoir beaucoup, parce qu’elle est à ses yeux la forme de la richesse […] Tout de suite, le paysan se pose rapace : l’homme avec ses passions étroites sur la terre qui est grande. On a dit que le paysan est l’animal farouche, meurtrier au milieu de la terre bienfaisante et calme. Peindre cela, en évitant de trop pousser au noir ; tâcher d’avoir, au fond, de la grandeur chez ce paysan, cet homme qui est resté le plus près de la terre ». Plus loin : « L’homme, le paysan, n’est qu’un insecte s’agitant sur elle, peinant pour lui arracher sa vie ; il est courbé, il ne voit que le gain à en tirer, il ne voit pas le paysage ». Bigre ! La question de la « division continue par les héritages » de la petite propriété intéresse au plus haut point notre Zola, à l’instar de Blazac. Il ajoute : « Il est la majorité, la force sourde qui dort et qui peut à un moment décider de grandes choses », et nous nous demandons comment le pape du naturalisme a pu attendre si longtemps pour estimer cette « majorité » digne qu’il lui consacrât un volume de son Histoire naturelle et sociale !
Quand il a l’idée d’introduire Jean Macquart dans l’œuvre, seul lien avec la famille qui est au centre du cycle, c’est pour exprimer « la lutte du paysan contre l’ouvrier des villes, dans laquelle je mêlerai l’amour de la terre ». Les paysans ont quasiment disparu, mais la campagne & la vie rurale existent toujours. Voici le paragraphe de présentation consacré à Jean dans La Fortune des Rougon : « Le fils des Macquart, Jean, naquit trois ans plus tard. Ce fut un fort gaillard, qui ne rappela en rien les maigreurs de Gervaise [1]. Il tenait de sa mère, comme la fille aînée, sans avoir sa ressemblance physique. Il apportait, le premier, chez les Rougon-Macquart, un visage aux traits réguliers, et qui avait la froideur grasse d’une nature sérieuse et peu intelligente. Ce garçon grandit avec la volonté tenace de se créer un jour une position indépendante. Il fréquenta assidûment l’école et s’y cassa la tête, qu’il avait fort dure, pour y faire entrer un peu d’arithmétique et d’orthographe. Il se mit ensuite en apprentissage, en renouvelant les mêmes efforts, entêtement d’autant plus méritoire qu’il lui fallait un jour pour apprendre ce que d’autres savaient en une heure ». Jean se fait menuisier, et son père Antoine lui vole sa paie pour la boire, comme celle de Gervaise. Au niveau amours, c’est un ange : « Le pauvre Jean, sevré de tout plaisir, retenu au logis par le manque d’argent, regardait ces filles avec des yeux luisants de convoitise ; mais la vie de petit garçon qu’on lui faisait mener lui donnait une timidité invincible ; il jouait avec les camarades de sa sœur, osant à peine les effleurer du bout des doigts. » Antoine finit par chiper une fille que fréquentait son fils ; il sépare ses parents quand ils en viennent aux mains, et quand Gervaise à son tour s’alcoolise, c’est lui qui doit la coucher. C’est dire si le garçon souffre d’une lourde hérédité. Va-t-il finir par retomber dans ces tares héréditaires ? Dans le chapitre I de la Deuxième partie, Zola nous fait un résumé de l’épisode rappelé ci-dessus, en ajoutant que, grâce au régiment, « la politique, par exemple, qui l’ennuyait autrefois, le préoccupait aujourd’hui, le faisait raisonner sur l’égalité et la fraternité ». Mais Jean semble avoir pris goût au travail agricole.
Première partie
Chapitre 1. Comme une tragédie, le roman est divisé en cinq parties. L’incipit constitue un chromo sur le geste auguste du semeur, avec la même métaphore marine qu’on croirait recopiée de Germinal : « des grands carrés de labour, qui alternaient avec les nappes vertes des luzernes et des trèfles ; et cela sans un coteau, sans un arbre, à perte de vue, se confondant, s’abaissant, derrière la ligne d’horizon, nette et ronde comme sur une mer ». Jean Macquart sème une « parcelle de terre d’une cinquantaine d’ares à peine », que notre grand naturaliste estime trop petite pour que le maître de Jean voulût y envoyer le « semoir mécanique ». On se demande bien pour quelles parcelles est réservé ce semoir, car il y en a pour bien plus qu’un « journal », mot qui désigne la quantité de travail d’une journée, et qui était d’à peu près un tiers d’hectare ! On n’attend guère l’arrivée de la Lolita de quatorze ans que Zola nous sert désormais régulièrement, en l’espèce de Françoise : « il la contemplait à son tour, surpris de la trouver presque femme déjà, avec sa petite gorge dure qui se formait, sa face allongée aux yeux noirs très profonds, aux lèvres épaisses, d’une chair fraîche et rose de fruit mûrissant. » C’est cette gamine qui apprend au lecteur, sinon au personnage, que le vieux Fouan va partager sa terre à ses trois enfants, dont ce « cochon » de Buteau, qui a engrossé la sœur de Françoise : « On ne fait pas à une cousine la cochonnerie de la planter là, le ventre gros » Jean accompagne la petite à la ferme de son maître Hourdequin, dont la servante-amante Jacqueline l’invite aussitôt à venir la culbuter, ce qu’il fait dans une ellipse tandis que la petite patiente pour la saillie du taureau : « Au bout d’une demi-heure, lorsque Jean reparut ». Et c’est la belle scène de la saillie de la vache amenée par Françoise : « — Non, faut l’aider… S’il entre mal, ce sera perdu, elle ne retiendra pas. D’un air calme et attentif, comme pour une besogne sérieuse, elle s’était avancée. […] Elle dut lever le bras d’un grand geste, elle saisit à pleine main le membre du taureau, qu’elle redressa. Et lui, quand il se sentit au bord, ramassé dans sa force, il pénétra d’un seul tour de reins, à fond. Puis, il ressortit. C’était fait : le coup de plantoir qui enfonce une graine. Solide, avec la fertilité impassible de la terre qu’on ensemence, la vache avait reçu, sans un mouvement, ce jet fécondant du mâle. » Comme dit l’autre, ni notre Mimile ni la petite n’y vont de main morte ! La tâche de Jean semble ardue car la petite est rétive : « Mais, voyez-vous, depuis que Buteau a fait sa cochonnerie à ma sœur, j’ai bien juré que je me couperais plutôt les quatre membres que d’avoir un amoureux ». Le lecteur zolien sait à quoi s’en tenir… Après la mer, Zola nous sort la grande artillerie de la fourmilière : « Maintenant, chaque parcelle de la petite culture avait le sien, ils se multipliaient, pullulaient comme de noires fourmis laborieuses, mises en l’air par quelque gros travail, s’acharnant sur une besogne démesurée, géante à côté de leur petitesse ; et l’on distinguait pourtant, même chez les plus lointains, le geste obstiné, toujours le même, cet entêtement d’insectes en lutte avec l’immensité du sol, victorieux à la fin de l’étendue et de la vie. ». Cela correspond bien à ce qu’il désirait comme paysage : « l’uniformité terreuse du vaste ciel et le déroulement sans bornes de la Beauce » ; « cette Beauce, si triste et si féconde » qui ressemble tellement au paysage de Germinal, en remplaçant le noir par du marron.
Chapitre 2. C’est la négociation chez le notaire, acharnée, pour le partage de la terre du vieux Fouan entre ses deux fils et sa fille. On négocie sou à sou, sans le moindre sentiment, pour réduire au minimum la rente, à deux cents francs chacun, plus la jouissance de la maison, et comme le veut la tradition paysanne : « par an une pièce de vin, cent fagots, et par semaine dix litres de lait, une douzaine d’œufs et trois fromages ».
Chapitre 3. Après le contrat, l’arpentage, qui nous permet, chemin faisant, de rencontrer divers personnages. Il y a « la Trouille, la fille à Jésus-Christ [surnom de l’autre fils Fouan, un peu braconnier et surtout alcoolique], une gamine de douze ans, maigre et nerveuse comme une branche de houx, aux cheveux blonds embroussaillés. Sa bouche grande se tordait à gauche, ses yeux verts avaient une fixité hardie, si bien qu’on l’aurait prise pour un garçon, vêtue, en guise de robe, d’une vieille blouse à son père, serrée autour de la taille par une ficelle ». Le beau couple de M. et Mme Charles Badeuil, la sœur et le beau-frère du vieux Fouan, admirés de tous pour avoir fait fortune en tenant « une des maisons publiques de la rue aux Juifs » à Châteaudun, dont ils avaient fait le fleuron des maisons closes de la ville, avant de la céder à leur fille, élevée à grands frais dans un couvent, et qui sans qu’ils s’y attendent, avait désiré prendre leur succession ! Même l’abbé se montre tout miel avec eux dans le chapitre 4 : « il se trouva en face des Charles. Son visage s’épanouit d’un large sourire aimable, il lança un grand coup de tricorne. Monsieur majestueux salua, madame fit sa belle révérence ». C’est à peine s’il morigène les habitants (il n’y a pas de curé dans la paroisse, il fait le chemin à pied tous les dimanches pour dire la messe) pour laisser une petite de 15 ans grosse sans mari. Il s’agit de Lise, mais Buteau ne s’en contente pas, et lui aussi, à l’instar de Jean, a ses habitudes chez Jacqueline : « Buteau s’était arrêté à la Borderie, où Jacqueline, que dès quinze ans il culbutait sur le foin, l’avait retenu à manger des rôties avec Jean ». Buteau, qui porte bien son sobriquet, refuse le tirage au sort des trois parts pourtant égales déterminées en accord avec l’arpenteur, car il prétend avoir tiré le moins bon numéro.
Chapitre 5. On assiste à une veillée dans l’étable. Parmi les sujets abordés, le tirage au sort amène Jésus-Christ à évoquer ses souvenirs pittoresques : « Tous deux avaient fait les campagnes d’Afrique, le garde champêtre dès les premiers temps de la conquête, l’autre plus tard, lors des révoltes dernières. Aussi, malgré la différence des époques avaient-ils des souvenirs communs, des oreilles de Bédouins coupées et enfilées en chapelets, des Bédouines à la peau frottée d’huile, pincées derrière les haies et tamponnées dans tous les trous. Jésus-Christ surtout répétait une histoire qui enflait de rires énormes les ventres des paysans : une grande cavale de femme, jaune comme un citron, qu’on avait fait courir toute nue, avec une pipe dans le derrière ». Ces glorieux souvenirs lui font conseiller de ne pas refuser le tirage au sort : « vous voulez donc que Nénesse reste une fille ? »
Deuxième partie
Chapitre 1. Nous faisons connaissance avec le maître Hourdequin, et par la queue bien entendu : « Cette nuit-là, comme presque toutes les nuits, Hourdequin était venu retrouver Jacqueline dans sa chambre, la petite chambre de servante qu’il lui avait laissé embellir d’un papier à fleurs, de rideaux de percale et de meubles d’acajou. Malgré son pouvoir grandissant, elle s’était heurtée à de violents refus, chaque fois qu’elle avait tenté d’occuper, avec lui, la chambre de sa défunte femme, la chambre conjugale, qu’il défendait par un dernier respect. Elle en restait très blessée, elle comprenait bien quelle ne serait pas la vraie maîtresse, tant qu’elle ne coucherait pas dans le vieux lit de chêne, drapé de cotonnade rouge. » Jacqueline se refuse à lui pour le mener par le bout du nez (hum ! C’est une image !), mais ce jour-là, elle s’éclipse de bon matin pour rejoindre Jean dans le grenier. Pour leur laisser le temps, Zola fait se ressouvenir Hourdequin de toute l’histoire de l’enrichissement de son père qui a acheté des terres des biens nationaux. Quant à Jacqueline, Zola généralise : « Si les filles de paysans pauvres qui vont en couture, se sauvent parfois, pas une de celles qui s’engagent dans les fermes, n’évite l’homme, les valets ou le maître ». De fait, Jacqueline, qui était un « ancien petit torchon », a ensorcelé son maître : « Quand elle voulait être bien gentille, elle l’enlaçait d’une caresse de chatte, elle le gorgeait d’un dévergondage sans scrupule, sans dégoût, tel que les filles ne l’osent pas ; et, pour une de ces heures, il s’humiliait, il la suppliait de rester, après des querelles, des révoltes terribles de volonté, dans lesquelles il menaçait de la flanquer dehors, à grands coups de botte ». Ce jour-là, le maître manque de surprendre Jacqueline et Jean sur le fait, mais n’y parvient pas : « lorsqu’il fut redescendu, les quatre charretiers de l’écurie s’habillaient, ainsi que Jean, au fond de sa soupente. Lequel des cinq ? aussi bien celui-ci que celui-là, et les cinq à la file peut-être », et la gueuse en profite pour asseoir son pouvoir et, comme il l’a menacée de la chasser et qu’il en est incapable, elle parvient à ses fins : « Et, cette nuit même, Jacqueline coucha dans la chambre de feu madame Hourdequin ». Du coup, cela éloigne notre héros, qui vaut quand même mieux qu’un vulgaire péquenaud : « Jean, le lendemain, comme elle lui sautait aux épaules, la repoussa. Du moment que ça devenait sérieux, ça n’était pas propre, décidément, et il ne voulait plus ». C’est vrai que, comme on l’a appris dans ce chapitre, Jean vaut mieux qu’un paysan, étant à la base ouvrier : « Il fut ravi d’abord, il goûta la campagne que les paysans ne voient pas ». Vous avez dit mépris ?
Chapitre 2. Le père Mouche, père de Lise & Françoise et frère du vieux Fouan, casse sa pipe sur une attaque. On tergiverse longtemps avant d’envoyer Jean chercher le médecin, mais le vieux meurt avant, et son frère et sa sœur refusent d’assister à ce spectacle, puis une forte grêle empêche une veillée en bonne et due forme. C’est ce genre de scène qui fait douter un peu de la bienveillance de Zola vis-à-vis des péquenauds. Ah bon, dans un village comme ça, ils seraient vraiment tous aussi indifférents au sort d’autrui ?
Chapitre 3. Jean jette son dévolu sur Lise, alors que c’est Françoise qui l’attire, mais il n’en est pas encore conscient. « Il la regardait, pliée de nouveau, les fesses hautes, tirant sa jupe qui remontait et découvrait ses grosses jambes, tandis que, la gorge à terre, elle manœuvrait les bras ». Il « la trouv[ait] forte et brave comme un garçon. Aucun désir malhonnête ne lui venait de cette croupe en l’air, de ces mollets tendus, de cette femme à quatre pattes, suante, odorante ainsi qu’une bête en folie. Il songeait simplement qu’avec des membres pareils, on en abattait, de la besogne ! Bien sûr que, dans un ménage, une femme de cette bâtisse-là valait son homme ». On sent l’éros de l’auteur par-dessus l’épaule du personnage ! Jean fait sa demande timidement. Il n’a rien, elle a du bien, mais le fait qu’elle soit fille-mère compense. Elle préfère laisser la préférence à Buteau, au cas où il veille bien finir par reconnaître l’enfant.
Chapitre 4. Il est question de Suzanne Lengaigne, qui « s’était envolée à Chartres, pour faire la vie. On la disait sauvée avec un clerc de notaire, toutes les filles de Rognes en chuchotaient, rêvaient des détails. Faire la vie, c’étaient des orgies de sirop de groseille et d’eau de Seltz, au milieu d’une débandade d’hommes, des douzaines vous passant à la file sur le corps, dans des arrière-boutiques de marchands de vin ». En discutant avec Victor, le frère de Suzanne, à propos de Berthe, Catherine entend des propos très libres : « Pas de danger que celle-là se laissât de sitôt coller un enfant : elle aimait mieux se détruire toute seule la santé ! — Comment ça ? demanda Françoise, qui ne comprenait point. Il eut un geste, elle devint sérieuse, et dit sans gêne : — C’est donc ça qu’elle vous lâche toujours des saletés et qu’elle se pousse sur vous ! Victor s’était remis à battre son fer. Dans le bruit, il rigola, tapant entre chaque phrase. — Puis, tu sais, N’en-a-pas… — Hein ? — Berthe, pardi !… N’en-a-pas, c’est le petit nom que les garçons lui donnent, à cause qu’il ne lui en a pas poussé. — De quoi ? — Des cheveux partout… Elle a ça comme une gamine, aussi lisse que la main ! » « N’en a pas » deviendra un leitmotiv du roman. Dans le même chapitre est entamée la révélation de l’amour incestueux de Palmyre pour son frère handicapé pour lequel elle se sacrifie : « — C’est donc des menteries, ce qu’on raconte, que vous couchez avec votre frère ? […] Dame ! dans l’étable en ruines où ils logeaient, elle et son frère, il n’y avait guère moyen de remuer, sans tomber l’un sur l’autre. Leurs paillasses se touchaient par terre, bien sûr qu’ils se trompaient, la nuit. […] — Et quand ce serait vrai, qu’est-ce que ça vous fiche ?… Le pauvre petit n’a déjà pas tant de plaisir. Je suis sa sœur, je pourrais bien être sa femme, puisque toutes les filles le rebutent ». Au hasard d’une scène de la campagne, Jean se rend compte que c’est « l’enfant » qu’il désire, plus que Lise : « Quoi donc ? ce n’était pas Lise qu’il voulait, c’était cette gamine ! Jamais l’idée de la peau de Lise contre la sienne, ne lui avait seulement fait battre le cœur ; tandis que tout son sang l’étouffait, à la seule pensée d’embrasser Françoise. Maintenant, il savait pourquoi il se plaisait tant à rendre visite et à être utile aux deux sœurs. Mais l’enfant était si jeune ! il en restait désespéré et honteux. » Là encore, on sent la prémonition de la future relation adultérine de Zola avec Jeanne Rozerot, qui n’était pas « une enfant », mais bien plus jeune que lui et que sa femme.
Chapitre 5. Hourdequin reçoit le député en campagne, M. de Chédeville ; cela est prétexte à montrer un politicien strausskahnien avant la lettre, qui, à l’instar des personnages ruraux, ne songe qu’à reluquer les jeunes femmes : « [le député] avait poussé la porte, et il se tenait là souriant, devant Jacqueline épanouie, à la complimenter de si près, que leurs faces se touchaient presque : tous deux s’étaient flairés, s’étaient compris, et se le disaient, d’un clair regard »
Chapitre 6. Belle scène de foire. Buteau, ayant appris que Lise et sa sœur ont touché cinq cents francs d’indemnité de leur terrain pris pour percer le nouveau chemin, lequel renchérit leur terrain et le sien, se décide enfin à l’épouser, et la déclaration se fait sans un mot, juste par des allusions : « — Pourquoi n’as-tu pas amené l’enfant ? Elle se mit à rire, comprenant que ça y était, cette fois ; et elle lui allongea une tape, elle se contenta de répondre, heureuse, indulgente : — Ah ! cette rosse de Buteau ! Ce fut tout. Lui aussi rigolait. Le mariage était résolu ».
Chapitre 7. La noce est annoncée, en commençant par « la Grande », la sœur aînée de Fouan, peau de vache intégrale, avare sordide, qui régale Buteau et Lise de son « chasse-cousin », un vin aigre utilisé dans ces occasions où elle ne peut faire autrement que d’offrir à boire. Puis c’est M. Charles, l’ancien tenancier, lequel est tout retourné parce qu’il vient de surprendre sa bonne : « Honorine, oui ! ma bonne Honorine, avec un homme, l’un sur l’autre, les jambes à l’air, en train de faire leurs saletés… Ah ! les cochons, les cochons ! au pied de mon mur ! […] Nous n’en pouvons pas garder une. On nous les engrosse toutes. Au bout de six mois, c’est réglé, elles deviennent impossibles dans une famille honnête, avec leurs ventres… […] Décidément, c’est la fin du monde, la débauche n’a plus de bornes ! » Puis c’est la noce, qui poursuit cette galerie de caricature qui n’a pas grand-chose de « naturaliste ».
Troisième partie
Chapitre 1. La cohabitation de l’avidité de Buteau avec les deux sœurs pose vite le grand problème du roman : Françoise, la jeune, est censée posséder la moitié des biens, mais Buteau ne l’entend pas de cette oreille. On retrouve le même thème d’héritage à partager entre deux enfants (Florent & Quenu) que dans Le Ventre de Paris, mais avec un traitement opposé. Cela commence par une fascination-répulsion de Françoise à entendre sa sœur aux prises avec « un mâle brutal, habitué à trousser les filles au fond des fossés, et dont les rigolades secouaient les cloisons, haletaient à travers les fentes des boiseries ». « La tête enfoncée dans l’oreiller, le drap tiré jusqu’aux yeux, elle brûlait de fièvre, l’ouïe et la vue hantées d’hallucinations, souffrant des révoltes de sa puberté. » Buteau ne veut pas d’autre enfant : « il se serait plutôt coupé comme un chat, que d’en recommencer un autre. Merci ! pour qu’il y eût une bouche encore à la maison, où le pain déjà filait si raide ! […] disait-il, en ajoutant pour rire qu’il labourait dur et ne semait pas. Du blé, oh ! du blé, tant que le ventre enflé de la terre pouvait en lâcher ! mais des mioches, c’était fini, jamais ! »
Chapitre 2. Les vieux Fouan et Rose se plaignent amèrement de leurs trois enfants, qui ne tiennent pas leurs engagements : « Je leur ai tout donné, cria le vieux, et les bougres se foutent de moi !… Ah ! ça nous tuera, tant nous rageons à nous voir dans cette misère ! ». Seul le gendre Delhomme paie à peu près la pension, mais Buteau verse chichement quelques sous, et Jésus-Christ non seulement ne verse rien, mais quémande et finit par arracher les moindres sous donnés par les autres. Un jour qu’il s’en rend compte, Buteau malmène tant sa mère qu’il cause sa mort.
Chapitre 3. Jésus-Christ a beau être ivrogne, il tient à la moralité de sa fille, la Trouille, qui ne pense qu’à baiser, à se vendre même un chouia. Un jour qu’on la lui a dénoncée, il tombe sur elle aux prises avec deux gaillards : « Nénesse qui faisait le guet, du haut d’un tas de pierres, l’aperçut. C’était Delphin qui était sur la Trouille, et chacun son tour d’ailleurs, l’un en sentinelle avancée, lorsque l’autre rigolait ». Il la corrige le plus violemment possible, mais habituée, elle n’en a cure. Au cabaret, ses propos d’ivrogne choquent les paysans : « — La terre, en voilà une blague ! continua Jésus-Christ, lancé. Vrai ! tu es rouillé, si tu en es toujours à cette blague-là… Est-ce que ça existe, la terre ? elle est à moi, elle est à toi, elle n’est à personne. Est-ce qu’elle n’était pas au vieux ? et n’a-t-il pas dû la couper pour nous la donner ? et toi, ne la couperas-tu pas, pour tes petits ?… Alors, quoi ? Ça va, ça vient, ça augmente, ça diminue, ça diminue surtout ; car te voilà un gros monsieur, avec tes six arpents, lorsque le père en avait dix-neuf… Moi, ça m’a dégoûté, c’était trop petit, j’ai bouffé tout. » Zola retrouve ici des accents balzaciens.
Chapitre 4. Jean est dévoré par le désir, et Zola le croque sur le vif comme un animal dans un superbe paragraphe : « Les nuits étaient si brûlantes, cette année-là, que Jean, parfois, ne pouvait les passer dans la soupente où il couchait, près de l’écurie. Il sortait, il préférait s’allonger, tout vêtu, sur le pavé de la cour. Et ce n’était pas seulement la chaleur vivante et intolérable des chevaux, l’exhalaison de la litière qui le chassaient ; c’était l’insomnie, la continuelle image de Françoise, l’idée fixe qu’elle venait, qu’il la prenait, qu’il la mangeait d’une étreinte. Maintenant que Jacqueline, occupée ailleurs, le laissait tranquille, son amitié pour cette gamine tournait à une rage de désir. Vingt fois, dans cette souffrance du demi-sommeil, il s’était juré qu’il irait le lendemain et qu’il l’aurait ; puis, dès son lever, lorsqu’il avait trempé sa tête dans un seau d’eau froide, il trouvait ça dégoûtant, il était trop vieux pour elle ; et le supplice recommençait la nuit suivante. Quand les moissonneurs furent là, il reconnut parmi eux une femme, mariée avec un des faucheurs, et qu’il avait culbutée, deux ans auparavant, jeune fille encore. Un soir, son tourment fut tel, que, se glissant dans la bergerie, il vint la tirer par les pieds, entre le mari et un frère, qui ronflaient la bouche ouverte. Elle céda, sans défense. Ce fut une gloutonnerie muette, dans les ténèbres embrasées, sur le sol battu qui, malgré le râteau, avait gardé, de l’hivernage des moutons, une odeur ammoniacale si aiguë, que les yeux en pleuraient. Et, depuis vingt jours, il revenait toutes les nuits. » Il se trouve que Buteau profite des moissons pour tenter de prendre Françoise. Celle-ci parvient à le repousser à force de coups, et se réfugie dans une meule, au moment où Jean arrive à son niveau, et c’est l’idylle en mode Zola : « D’elle-même, elle s’était laissée tomber sur la paille, au fond du trou, comme brisée de fatigue. Une seule chose l’emplissait, était restée dans sa chair, matérielle, aiguë : l’attaque de cet homme au bord du champ, là-bas, ses mains chaudes dont elle se sentait encore l’étau aux cuisses, son odeur qui la suivait, son approche de mâle qu’elle attendait toujours, l’haleine coupée, dans une angoisse de désir combattu. Elle fermait les yeux, elle suffoquait.
Jean, alors, ne parla plus. À la voir ainsi, renversée, s’abandonnant, le sang de ses veines battait à grands coups. Il n’avait point calculé cette rencontre, il résistait, dans son idée que ce serait mal d’abuser de cette enfant. Mais le bruit de son cœur l’étourdissait, il l’avait tant désirée ! et l’image de la possession l’affolait, comme dans ses nuits de fièvre. Il se coucha près d’elle, il se contenta d’abord de sa main, puis de ses deux mains, qu’il serrait à les broyer, en n’osant même les porter à sa bouche. Elle ne les retirait pas, elle rouvrit ses yeux vagues, aux paupières lourdes, elle le regarda, sans un sourire, sans une honte, la face nerveusement allongée. Et ce fut ce regard muet, presque douloureux, qui le rendit tout d’un coup brutal. Il se rua sous les jupes, l’empoigna aux cuisses, comme l’autre.
— Non, non, balbutia-t-elle, je t’en prie… c’est sale…
Mais elle ne se défendit point. Elle n’eut qu’un cri de douleur. Il lui semblait que le sol fuyait sous elle ; et, dans ce vertige, elle ne savait plus : était-ce l’autre qui revenait ? elle retrouvait la même rudesse, la même âcreté du mâle, fumant de gros travail au soleil. La confusion devint telle, dans le noir incendié de ses paupières obstinément closes, qu’il lui échappa des mots, bégayés, involontaires.
— Pas d’enfant… ôte-toi…
Il fit un saut brusque, et cette semence humaine, ainsi détournée et perdue, tomba dans le blé mûr, sur la terre, qui, elle, ne se refuse jamais, le flanc ouvert à tous les germes, éternellement féconde. »
Chapitre 5. Lise, qui se retrouve enceinte au grand dam de Buteau, accouche en même temps que la vache vêle, et l’auteur appuie le plus qu’il peut sur la coïncidence : « Pourvu que la Coliche ne vêle pas en même temps que moi ! » ; « On n’évitait pas le sort, c’était dit, que toutes les deux vêleraient ensemble », etc. Le vêlage, puisque vêlage il y a, est vu en focalisation interne par les yeux de Françoise : « Jamais elle ne se serait imaginé une chose pareille, le trou bâillant d’un tonneau défoncé, la lucarne grande ouverte du fenil, par où l’on jetait le foin, et qu’un lierre touffu hérissait de noir. Puis, quand elle remarqua qu’une autre boule, plus petite, la tête de l’enfant, sortait et rentrait à chaque effort, dans un perpétuel jeu de cache-cache, elle fut prise d’une si violente envie de rire, qu’elle dut tousser, pour qu’on ne la soupçonnât pas d’avoir mauvais cœur ». Quelque temps plus tard, Buteau tente de « la culbuter par derrière » au pied même du lit où dort sa femme, mais elle le repousse à nouveau par des coups bien placés. L’analogie accoucher / vêler a été utilisée par Balzac dans son roman, mais pour une menace des « paysans » (les méchants) contre la femme de l’intendant : « Elle est pleine, dit la vieille mère ; mais si ça continue, on fera un drôle de baptême à son petit quand elle vêlera » (Les Paysans, Deuxième partie, chapitre V).
Chapitre 6. À l’occasion du baptême, Zola invente une péripétie étonnante : l’abbé Godard, qui fait le déplacement du village prochain, en a assez, et saisit le prétexte du grand retard de Mme Charles pour refuser désormais de venir, ce qui va forcer le conseil municipal à engager des frais pour faire venir un curé. Comme un seul homme ces paysans sont tous incroyants : « Ils écoutaient tous, curieusement, avec la parfaite indifférence, au fond, de gens pratiques qui ne craignaient plus son Dieu de colère et de châtiment. À quoi bon trembler et s’aplatir, acheter le pardon, puisque l’idée du diable les faisait rire désormais, et qu’ils avaient cessé de croire le vent, la grêle, le tonnerre, aux mains d’un maître vengeur ? C’était bien sûr du temps perdu, valait mieux garder son respect pour les gendarmes du gouvernement, qui étaient les plus forts ». Zola semble avoir imité Balzac, qui traitait ainsi ses personnages : « les paysans n’ont, en fait de mœurs domestiques, aucune délicatesse ; ils n’invoquent la morale à propos de leurs filles séduites, que si le séducteur est riche et craintif. Les enfants jusqu’à ce que l’État les leur arrache, sont des capitaux, ou des instruments de bien-être. L’intérêt est devenu, surtout depuis 1789, le seul mobile de leurs idées ; il ne s’agit jamais pour eux de savoir si une action est légale ou immorale, mais si elle est profitable. La moralité, qu’il ne faut pas confondre avec la religion, commence à l’aisance ; comme on voit, dans la sphère supérieure, la délicatesse fleurir dans l’âme quand la Fortune a doré le mobilier. L’homme absolument probe et moral est, dans la classe des paysans, une exception. Les curieux demanderont pourquoi ? De toutes les raisons qu’on peut donner de cet état de choses, voici la principale. Par la nature de leurs fonctions sociales, les paysans vivent d’une vie purement matérielle qui se rapproche de l’état sauvage auquel les invite leur union constante avec la nature. Le travail, quand il écrase le corps, ôte à la pensée son action purifiante, surtout chez des gens ignorants. Enfin pour les paysans, la misère est leur raison d’état, comme le disait l’abbé Brossette » (Première partie, chapitre III). Pendant le repas de baptême, Mme Charles, qui était partie à Chartres donner un coup de main à sa fille pendant la foire, a de mauvaises nouvelles : le gendre se comporte mal : « il monte lui-même avec celle du 5, une grosse… […] Le misérable ! fatiguer son personnel, manger son établissement !… Ah ! c’est la fin de tout ! » Jean profite de l’occasion pour faire sa demande pour Françoise, mais Buteau n’est pas gêné par la présence des invités pour inventer un gros mensonge pour refuser : « je couche avec les deux ! […] Avec les deux, je vous dis, les putains ! […] Buteau continuait, inventant des détails, racontant que, lorsque l’une avait sa ration, c’était au tour de l’autre à se faire bourrer jusqu’à la gorge ». Françoise devra donc attendre d’être majeure, mais la brouille avec sa sœur sera mortelle.
Quatrième partie
Chapitre 1. À propos des malheurs de Jean, un vieux berger déclare : « — Hein ? il y a quelque femelle, là-dessous… Ah ! les sacrées gouines, on devrait leur tordre le cou à toutes ! », ce qui nous fournit une rare occurrence de cette insulte antérieure à l’acception lesbophobe. Buteau poursuit son idée fixe : « Il était assez bon coq pour deux poules, il rêvait une vie de pacha, soigné, caressé, gorgé de jouissance. Pourquoi n’aurait-il pas épousé les deux sœurs, si elles y consentaient ? Un vrai moyen de resserrer l’amitié et d’éviter le partage des biens, dont il s’épouvantait, comme si on l’avait menacé de lui couper un membre ! ».
Chapitre 2. Comme une nième tentative de Buteau pour culbuter Françoise échoue, celui-ci retourne sa violence contre Lise, qui, à bout, adresse cet encouragement à sa sœur : « — Salope ! couche avec, à la fin !… J’en ai assez, je file, moi ! si tu t’obstines, pour me faire battre ! ». Pendant ce temps, le vieux Fouan, semblable au roi Lear, transhume de chez sa fille à chez Buteau, puis chez Jésus-Christ, au fil des mauvais traitements qu’il subit, et de l’appât de chacun des enfants pour un « magot » caché qu’ils pressentent.
Chapitre 3. Voilà donc Fouan installé chez Jésus-Christ, ce qui permet à Zola de s’offrir une page inénarrable et sentant le fagot, sur une étonnante faculté de l’ivrogne : « Jésus-Christ était très venteux, de continuels vents soufflaient dans la maison et la tenaient en joie. Non, fichtre ! on ne s’embêtait pas chez le bougre, car il n’en lâchait pas un sans l’accompagner d’une farce. Il répudiait ces bruits timides, étouffés entre deux cuirs, fusant avec une inquiétude gauche ; il n’avait jamais que des détonations franches, d’une solidité et d’une ampleur de coups de canon ». Un jour de marché, voilà que par hasard, Buteau surprend son père chez le percepteur, touchant un trimestre de son fameux magot, qu’il avait caché, avec la complicité du narrateur. Bien sûr, il redevient obséquieux avec le vieux, mais lui et Jésus-Christ n’auront de cesse qu’ils n’aient plumé leur père jusqu’à l’os.
Chapitre 4. Et voilà les vendanges, belle scène à la sauce Zola : « Rognes puait le raisin pendant huit jours ; on en mangeait tant, que les femmes se troussaient et les hommes posaient culotte, au pied de chaque haie ; et les amoureux, barbouillés, se baisaient à pleine bouche, dans les vignes. Ça finissait par des hommes soûls et des filles grosses ». Cette dernière phrase est quasiment recopiée de la troisième partie de Germinal, à propos des « promiscuités du coron » : « Ça finit toujours par des hommes soûls et par des filles pleines ». Les vendanges sont l’occasion du retour d’une Suzanne, jeune fille montée tenter sa chance Paris, et sa beauté fait des jalouses, car elle se trouve plus belle qu’une fille restée sagement à la campagne : « une noceuse sur qui des hommes passaient du matin au soir, et qui ne se fatiguait point ! une jeunesse vertueuse, aussi abîmée à coucher seule, qu’une femme vieillie par trois grossesses ! »
Chapitre 5. C’est la rupture définitive entre les deux sœurs, dont les rapports sont peints sous cet angle : « Et Lise s’irritait de n’être point la maîtresse, tourmentée maintenant d’une jalousie particulière, prête encore à le laisser culbuter sa cadette, histoire d’en finir, tout en enrageant de le voir s’échauffer après cette garce, dont elle avait pris en exécration la jeunesse, la petite gorge dure, la peau blanche des bras, sous les manches retroussées. Si elle avait tenu la chandelle, elle aurait voulu qu’il abîmât tout ça, elle aurait tapé elle-même dessus, ne souffrant pas du partage, souffrant, dans leur rivalité grandie, empoisonnée, de ce que sa sœur était mieux qu’elle et devait donner plus de plaisir ». Les élections sont l’occasion de glisser un peu de propagande guesdiste par la bouche de Canon, ami de Jésus-Christ (personnage ad hoc), dont les saillies gauchistes effraient Buteau comme les autres, terrorisés à l’idée de perdre un bout de terre. Mais à rebours de Germinal, Zola semble prendre cela à la farce, et se moquer de toute propagande. Canon dégoise son utopie dans une « extase prophétique » : « Et partout des plaisirs, tous les besoins cultivés et contentés, oui ! de la viande, du vin, des femmes, trois fois davantage qu’on n’en peut prendre aujourd’hui, parce qu’on se portera mieux. Plus de pauvres, plus de malades, plus de vieux, à cause de l’organisation meilleure, de la vie moins dure, des bons hôpitaux, des bonnes maisons de retraite. Un paradis ! toute la science mise à se la couler douce ! la vraie jouissance enfin d’être vivant ! ». Une note nous apprend que Zola tire cela de sa rencontre avec Guesde, ainsi libellée dans ses carnets : « L’âge d’or que Guesde m’a dépeint avec des yeux flamboyants, tout le monde travaillant peu et jouissant davantage, profitant des arts, mangeant et baisant, pendant que les machines travaillent, ce rêve devant les paysans ».
Chapitre 6. Françoise a fini par s’engager chez la Grande, qui l’exploite. Quand elle annonce sa volonté d’épouser Jean, la Grande réfléchit toute la nuit, et ne soutient le projet que lorsqu’elle a évalué à quel point il engendrera d’ennuis pour la famille, sa seule jouissance étant de nuire à autrui (une personnalité qui doit interpeller le lecteur sur les arrière-pensées du pape du naturalisme quand il prétend exprimer « La Terre » avec des personnages aussi nuls humainement. Les ennuis arrivent effectivement, et au terme d’une bataille fraternelle, voilà Françoise installée dans la maison arrachée à sa sœur, avec Jean, mais le bonheur attendu n’est pas au rendez-vous : « Puis, comme Françoise se retournait, elle resta surprise d’apercevoir Jean. Que faisait-il donc chez eux, cet étranger ? Il avait un air de gêne, il paraissait en visite, n’osant toucher à rien. Une sensation de solitude la désola, elle fut désespérée de ne pas être plus joyeuse de sa victoire. Elle aurait cru entrer là en criant de contentement, en triomphant derrière le dos de sa sœur. Et la maison ne lui faisait pas plaisir, elle avait le cœur barbouillé de malaise. C’était peut-être ce jour si mélancolique qui tombait. Elle et son homme finirent par se trouver dans la nuit noire, rôdant toujours d’une pièce à une autre, sans avoir eu même le courage d’allumer une chandelle ».
Cinquième partie
Chapitre 1. Voilà enfin notre Jean travaillant à son compte, et pour une fois Zola nous offre l’image la plus valorisante de la campagne qui soit possible à sa plume naturaliste : « La puanteur du fumier que Jean remuait, l’avait un peu ragaillardi. Il l’aimait, la respirait avec une jouissance de bon mâle, comme l’odeur même du coït de la terre. » On sent qu’à l’instar de Balzac, la tête de Zola résonne des échos champêtres de Théocrite ou de Virgile. De fait, Balzac n’a pas eu honte d’intituler deux chapitres de son roman par antiphrase : « Une bucolique oubliée par Virgile » ou « églogue de Théocrite, peu goûtée en cour d’assises ».
Chapitre 2. La Grande n’en a pas fini de nuire : à force d’exaspérer son petit-fils handicapé Hilarion qu’elle a récupéré pour exploiter sa force après la mort de Palmyre, elle manque être violée par le fou, mais c’est elle qui le tue : « La brute la violait, cette aïeule de quatre-vingt-neuf ans, au corps de bâton séché, où seule demeurait la carcasse fendue de la femelle. Et, solide encore, inexpugnable, la vieille ne le laissa pas faire, put saisir la cognée, lui ouvrit le crâne, d’un coup. À ses cris, des voisins accouraient, elle conta l’histoire, donna des détails : un rien de plus, et elle y passait, le bougre était au bord. Hilarion ne mourut que le lendemain ». Où l’on voit que Zola répond à l’alternative posée par Brassens dans « Le gorille » : « Violer un juge ou une ancêtre ». Le vieux Fouan, qui a réchappé à une attaque, survit chez Buteau, qui loue la maison mitoyenne de Françoise. Son seul lien à la vie est le petit Jules, âgé de neuf ans : « Mais le vieillard qui bégayait, le gamin qui n’avait d’autres idées que les nids et les mûres sauvages, se comprenaient très bien à causer, durant des heures ». Mais ce sursis dans la déchéance du vieillard ne durera pas même un chapitre, car la petite sœur entraînera son frère dans le harcèlement du vieillard, désormais seul au monde : « Laure força Jules à danser autour du vieillard, à chanter sur un air de ronde enfantine ».
Chapitre 3. C’est le viol, prémédité, de Françoise enceinte par Buteau, assisté de Lise : « Lise était restée droite, immobile, plantée à dix mètres, fouillant de ses yeux les lointains de l’horizon, puis les ramenant sur les deux autres, sans qu’un pli de sa face remuât. À l’appel de son homme, elle n’eut pas une hésitation, s’avança, empoigna la jambe gauche de sa sœur, l’écarta, s’assit dessus, comme si elle avait voulu la broyer. Françoise, clouée au sol, s’abandonna, les nerfs rompus, les paupières closes. Pourtant, elle avait sa connaissance, et quand Buteau l’eut possédée, elle fut emportée à son tour dans un spasme de bonheur si aigu, qu’elle le serra de ses deux bras à l’étouffer, en poussant un long cri ». Quand on vous le disait, que les femmes violées y prenaient du plaisir ! Et puis l’accident imprévu, qui arrange bien les choses, Françoise, poussée par Lise avec qui elle se bat après le viol, tombe sur la faux. Comprenant qu’elle va mourir, elle ment pour préserver son violeur, dont elle a compris qu’elle le désirait : « je suis tombée sur ma faux ». Encore une fois, Zola semble avoir imité son aîné Balzac, qui avait imaginé une sœur aidant son frère à violer une adolescente, au chapitre XI de la première partie de ses Paysans. Chez Balzac, la tentative avait échoué, les deux ayant été surpris.
Chapitre 4. L’agonie de Françoise dure un chapitre, pendant lequel elle refuse obstinément de rédiger un testament qui pourrait faire hériter Jean au détriment de Lise & Buteau : « Elle-même, peut-être, n’aurait pu dire pourquoi elle faisait ainsi la morte, avant d’être clouée entre quatre planches. La terre, la maison, n’étaient pas à cet homme, qui venait de traverser son existence par hasard, comme un passant ». Dans le même chapitre se déroule une autre scène de genre : le tirage au sort pour la conscription. Delphin, qui n’a pas eu la chance de Nénesse de tirer un bon numéro, se tranche un index d’un coup de hache. Nénesse, lui, envisage de racheter le bordel des Charles, et propose à la Trouille d’y travailler. Dans le même chapitre se trouve un éloge de l’agriculture en Amérique, que Zola a tiré d’articles de Paul Lafargue & d’Élisée Reclus, et qu’il place dans la bouche de l’instituteur Lequeu : « des terres si fertiles, qu’au lieu de les fumer, il fallait les épuiser par une moisson préparatoire, ce qui ne les empêchait pas de donner deux récoltes ; des fermes de trente mille hectares, divisées en sections, subdivisées en lots, chaque section sous un surveillant, chaque lot sous un contremaître, pourvues de baraquements pour les hommes, les bêtes, les outils, les cuisines ; des bataillons agricoles, embauchés au printemps, organisés sur un pied d’armée en campagne, vivant en plein air, logés, nourris, blanchis, médicamentés, licenciés à l’automne ; des sillons de plusieurs kilomètres à labourer et à semer, des mers d’épis à abattre dont on ne voyait pas les bords, l’homme simplement chargé de la surveillance, tout le travail fait par les machines, charrues doubles armées de disques tranchants, semoirs et sarcloirs, moissonneuses-lieuses, batteuses locomobiles avec élévateur de paille et ensacheur ; des paysans qui sont des mécaniciens, un peloton d’ouvriers suivant à cheval chaque machine, toujours prêts à descendre serrer un écrou, changer un boulon, forger une pièce ; enfin, la terre devenue une banque, exploitée par des financiers, la terre mise en coupe réglée, tondue ras, donnant à la puissance matérielle et impersonnelle de la science le décuple de ce qu’elle discutait à l’amour et aux bras de l’homme ». Anarchiste, l’instituteur conclut sur une saillie dont on se demande si Zola ne l’a pas ciselée pour lui-même, qui a négligé cette classe sociale : « Quand on songe que vous êtes les plus nombreux, et que vous vous laissez manger par les bourgeois et par les ouvriers des villes ! » Cela présage Les Raisins de la colère de John Steinbeck.
Chapitre 5. Jean se fait chasser sans vergogne, comme un malpropre, au retour de l’enterrement de sa femme. Il divague en quête d’un asile, et tombe sur le drame de la ferme de son ancien employeur, qui vient de trouver la mort en tombant dans une trappe ouverte malignement par Tron, l’amant de son amante, laquelle insulte ledit Tron, car le malheureux ne l’avait pas encore épousée, et sa mort équivaut à la ruine de Jacqueline. C’est dans la pensée de Jean que Zola place cette réflexion d’une haute portée morale : « il songeait à cette grande vérité que, sans les femmes, les hommes seraient beaucoup plus heureux ». Nénesse négocie ferme l’achat du bordel, qu’il entend assortir d’une demande en mariage de l’oie blanche Élodie. Les Charles se récrient, mais l’intéressée leur apprend que la bonne l’avait mise au courant des activités réelles de ses parents (on lui faisait croire qu’ils tenaient en fait une confiserie), et qu’elle est tout à fait prête à reprendre le flambeau, à « être comme maman ». Or cela se passe sous les yeux de Jean, venu solliciter un emploi. Il réitère sa sentence : « Partout la même histoire, l’argent et la femelle, on en mourait et on en vivait ». Reste à faire mourir le vieux Fouan, qui ne se décide pas à partir : « Avec ça, maintenant, il s’en allait toujours déculotté, on l’avait surpris en train de se découvrir devant des petites filles : une manie de vieille bête finie, une fin dégoûtante pour un homme qui n’était pas plus cochon qu’un autre, dans son temps ».
Chapitre 6. Jean se décide à partir au moment de la mort de Fouan ; il veut rempiler (ce qui prépare La Débâcle) : « Les gens étaient trop canailles, ça le soulageait, l’espoir de démolir des Prussiens ; et, puisqu’il n’avait pas trouvé la paix dans ce coin, où les familles se buvaient le sang, autant valait-il qu’il retournât au massacre ». Le vieux est assassiné à son tour par sa fille et son gendre, qui encore une fois parviennent à maquiller le meurtre en accident. Le docteur, venu constater le décès, ne fait pas de complication, et se contente de ruminer un mot qui pourrait servir de titre à notre article si l’on avait la mauvaise foi de le mettre au compte de l’auteur : « sale race, que ces paysans ! » Cet enterrement est l’occasion de contraindre le curé Godard de revenir à Rognes, l’autre ayant été usé par l’attitude des paysans : « On l’avait bien forcé à le rapporter, son bon Dieu, dont on se fichait au fond ». Mais c’est surtout pour Zola l’occasion d’un morceau de bravoure, car non seulement les paysans s’engueulent comme du poisson pourri devant la tombe béante, mais aussi on voit et on apprend par la Trouille l’incendie de la Borderie, causé par Tron, qui se venge cette fois-ci de Jacqueline. Au lieu de se précipiter pour éteindre l’incendie, que font donc ces créatures bucoliques & zoliennes ? Se réjouir du spectacle, au travers des mots de la Trouille : « Avec ça, les chevaux, les vaches, les moutons cuisent. Non, faut les entendre gueuler ! Jamais on n’a gueulé si fort ! […] Venez donc, c’est trop rigolo… Moi, j’y retourne ». Zola, mépriser les campagnards ? Non, jamais ! Cette scène amplifie l’impression qu’on avait déjà dans l’enterrement double d’Albine et du petit de Rosalie, à la fin de La Faute de l’abbé Mouret, où les paysans se comportaient avec la plus grande insensibilité. Le roman se termine sur l’arrivée des pompiers (étonnant pour un petit village où l’on aurait plutôt supposé qu’on se passerait les seaux en faisant la chaîne), prémonitoire de la guerre à laquelle Jean va se consacrer dans La Débâcle, roman annoncé par cette phrase : « Ah ! bon sang ! puisqu’il n’avait plus le cœur à la travailler, il la défendrait, la vieille terre de France ! ».
– La Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix de Jean Giono vous relèvera le moral si vous pensez comme moi que Zola et Balzac ont eu la main lourde contre les péquenauds.
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[1] Il est aussi frère de Lisa, la charcutière du Ventre de Paris.