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Petite fugue, pour les 4e

Le transfo, de Sylvie Deshors

Éditions Thierry Magnier, 2003, 96 p., 7 €.

jeudi 5 avril 2007

« Et je suis un handicapé. Classé dans la rubrique : « sourd sévère ». Juste un sourd. Mon handicap ne se remarque pas, n’est ni douloureux ni dégoûtant à la vue. On peut le nier car ce handicap est invisible ». Un très beau texte court qui parle des sourds, mais n’y a-t-il pas pire sourd que qui ne veut pas entendre ? Sylvie Deshors a hissé son texte au niveau d’une allégorie de toute différence invisible. Vous m’entendez ?

Résumé

Bô est un adolescent sourd, du moins il entend un peu d’une seule oreille lorsqu’il branche son appareil auditif. Il a un copain, Nils, mais il est solitaire par nécessité : « Dès qu’il y a plus de deux personnes qui discutent dans la pièce, suivre une conversation me fatigue » (p. 17). Bô n’utillise pas la langue des signes, du moins n’y est-il pas fait allusion, et l’on peut se demander comment il peut suivre un cours sans assistance étant donné le brouhaha fréquent… Après avoir été malmené par ses camarades en 6e, on le laisse tranquille en 3e, mais on a oublié qu’il est sourd. Seul le prof d’Allemand l’a pris en grippe. Bô se retrouve souvent sur un transformateur, un « cube de béton accroché à la colline », où il dessine. Un jour, il y a une fille, Angela. Bô fait sa connaissance à la bibliothèque alors qu’elle est harcelée par un garçon. Elle est la fille d’une cubaine qui est rentrée brusquement à Cuba, la laissant seule avec son père. Le lendemain, un énorme graf souille le transfo : « On vous aura toi et la pute ». Bô et Angela vont fuguer, juste quelques jours, pour changer d’air. Ils prennent le train, et passent une nuit et deux jours dans une maison que son propriétaire laisse librement à la disposition des promeneurs. Bô apprend la raison de la haine de Ted pour Angela : elle était amoureuse de lui, mais il a voulu la forcer. Ted rentre chez lui parce que ses parents le lui demandent ; Angela reste un jour de plus et s’initie à la fabrication du fromage de chèvre.

Mon avis

Le style de Sylvie Deshors est efficace, poétique sans effets de manche. Les pages consacrées au handicap de Bô sont magnifiques, notamment le passage p. 38/39, que l’on peut utiliser même en classe de seconde pour la séquence d’argumentation « Etre autre ». La surdité prend sous la plume de l’auteure une valeur symbolique telle que chacun peut y entendre la métaphore de sa différence intime, invisible aux yeux d’autrui. C’est donc un texte en or dans le contexte actuel de repli identitaire et de surenchère à la victimisation. On apprécie également la critique sociale qui s’exprime par exemple dans la description de la gare, à l’architecture hostile, lieu qui s’oppose à l’utopie de la cabane ouverte (belle suggestion pédagogique). Je suis plus réticent par contre en ce qui concerne l’histoire de la mésaventure d’Angela avec Ted. Je comprends ce qu’a voulu exprimer l’auteure, l’influence de l’abandon de la mère, de la déchéance du père. Cependant n’est-il pas à craindre que les jeunes lecteurs y voient une mise en garde dans l’air du temps contre ces garçons qui sont tous des pervers et veulent que les filles soient putes ou soumises. Je proposerai donc une mise en perspective avec des extraits de l’Antimanuel d’éducation sexuelle, de Marcela Iacub & Patrice Maniglier sur le consentement. Car qu’arrive-t-il en fait ? Angela était folle amoureuse de Ted ; celui-ci veut la forcer, elle refuse et lui assène un coup de genou bien placé. Il se venge avec ses potes en faisant courir une rumeur : « Ils disent que je suce dans les caves. Que je le fais pour trente balles » (p. 70). Il faudrait — et ce sera difficile — proposer un débat qui pour le coup serait un travail utile d’éducation à la sexualité, pour analyser cet événement et y voir autre chose qu’un « abus sexuel », y voir comment une maladresse partagée, une simple peur de la sexualité, peut « transformer », pour reprendre le titre, un amour en haine, et rendre une jeune fille — et des jeunes gens — inaptes à l’amour. La démonstration de l’utilité d’une éducation à la sexualité qui permettrait aux jeunes de ne pas se faire un monstre de leur désir, malgré le discours ambiant. Il y a du boulot !

 Anges de Berlin (Éditions du Rouergue, 2007), un autre roman de Sylvie Deshors sélectionné par le concours des Incorruptibles en 2008/09, consacre une page à la concurrence mémorielle (p. 128) : « Ce mémorial est dédié aux Juifs victimes de l’Holocauste, or ils n’ont pas été les seuls dans les camps d’extermination. Les nazis se sont également attaqués aux Roms, aux homosexuels, aux communistes qui ont aussi été déportés, assassinés. La polémique se situe là : peut-être était-ce l’occasion de construire un lieu de mémoire pour l’ensemble des victimes du national-socialisme ».

Lionel Labosse


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