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Négrophobie et homophobie, pour les lycées

Un Monde de différence, d’Howard Cruse

Vertige graphic, 1995, 224 p., 20 €

lundi 11 juin 2007

Un roman graphique dense et prenant, qui entrelace les luttes pour les lois civiques et contre les « lois Jim Crow », avec la lutte du narrateur pour avoir le courage d’assumer son homosexualité. Une leçon d’histoire édifiante et nécessaire, qui ridiculisera, espérons-le, les pudibonderies hypocrites. La force des images alliée à la magie des mots font de ce roman d’Howard Cruse un chef-d’œuvre à la fois littéraire et comment dit-on ? plastique, qu’il faut proposer dans les C.D.I. des lycées, et mettre en avant lors de manifestations du type « semaine contre le racisme ». Paru en 1995 sous le titre Stuck rubber baby, Un monde de différence a été adapté en français par Jean-Paul Jennequin en 2001.

Résumé

Toland Polk, le narrateur, est issu d’une famille de blancs installés dans la ville imaginaire de Clayfield, dans le Sud des États-Unis. Dans un univers négrophobe dominé par Sutton Chopper, le commissaire de police qui ferme les yeux sur les exactions du Ku Klux Klan, les parents ne sont pas ouvertement racistes mais véhiculent des préjugés plus ou moins conscients sur les noirs. Ils meurent d’un accident de voiture, et Toland et sa sœur sont livrés à eux-mêmes. Celle-ci l’héberge un moment avec son mari Orley, normopathe tête à claques (le normopathe n’est pas forcément raciste, mais suit toujours le troupeau contre le bouc émissaire). Toland s’installe bientôt chez son copain Riley et sa compagne Mavis, dans une maison ouverte à tous les amis. La petite bande qu’ils forment bientôt avec Ginger, malheureuse fiancée de Toland, et Sammy, l’ami d’enfance gai de Mavis, va se focaliser sur les luttes pour les droits civiques des années 50 et 60, grâce à l’amitié de Sammy pour Lester, gai noir plein de vitalité, fils d’un pasteur et d’une chanteuse retirée du show-biz. Dans un récit doublement entrelacé, on suit les drames racistes et homophobes ou les deux à la fois, que subissent les membres de la communauté, avec des allers et retours vers le moment de l’énonciation, le narrateur commentant le récit en compagnie de son ami. Les meurtres alternent avec les attentats les plus odieux, sans oublier les manifestations non-violentes, et les moments heureux également, dans les deux boîtes gays de la ville, où la tendance est plutôt antiraciste. L’homosexualité de Toland, bien que semi-consciente depuis le début, lui demandera des efforts et des renoncements. Seul le drame final lui donnera le courage de renoncer à son désir poursuivi de longues années durant, d’épouser Ginger et d’avoir un enfant. Cela constituera un des coming out les plus émouvants de l’histoire de la littérature (p. 191), rapporté avec une maestria graphique impressionnante.

Mon avis

Vous avez entre les mains un chef-d’œuvre, non pas une bande dessinée mais un « roman graphique », impossible de quitter avant de connaître le dénouement, au bout de plusieurs heures de lecture attentive. Les dessins fourmillent de détails dus à une documentation abondante, comme expliqué dans les annexes. La narration épouse le labyrinthe de la mémoire sélective du narrateur, et les réminiscences sont suscitées par les émotions. Un roman pour se souvenir, par les mots et par la vue, par l’imagination et l’émotion, de cette époque pas si lointaine où humilier et tuer des noirs constituait le sport favori d’un nombre suffisant de blancs pour qu’« on » les laisse agir en toute impunité. L’intérêt de ce roman graphique est de mêler les deux problématiques de l’homophobie et de la négrophobie. L’homosexualité permettait une communication large entre les deux minorités opprimées, grâce à l’amitié très forte liant ce groupe d’amis, préfiguration de la période hippie. Le narrateur parvient à juguler l’émotion inhérente à la chronique des actes racistes par une auto-ironie sévère et un franc-parler sur toutes ses tentatives pour se cacher son homosexualité, franc-parler partagé par toute la troupe d’amis, à l’exception du beau-frère Orley. Même si l’ouvrage est présenté comme une fiction, on ne peut qu’être touché par la franchise du narrateur : « c’était typique de ma part de m’apitoyer sur ma propre aliénation quand les enfants des autres étaient morts ou blessés » (p. 107). Des phrases pourront choquer, mais la situation les justifie : « Il déteste l’idée que lors d’une soirée de rêve, il baisait mon adorable maman comme une chienne et qu’un sale petit spermatozoïde pédé est sorti de sa grosse bite virile » (p. 125). Cette cruauté verbale rappelle celle de Au plus noir de la nuit, d’André Brink. Comment garder un langage policé quand vos amis se font lyncher les uns après les autres, et que vos propres parents vous rejettent ? Comment ne pas trouver un exutoire dans la sexualité ?

L’ouvrage est accessible aux lycéens, tout en les prévenant que certaines scènes peuvent les choquer. Évidemment, quand vous avez la relation de scènes de lynchage et de meurtre, les indignations hypocrites sur quelques scènes de sexualité — pourtant fort peu « explicites », par exemple les quelques vignettes montrant Toland se masturbant sur des Playboy (p. 6) pour se persuader qu’il est hétéro — auront le don d’user votre patience, mais il vaut mieux les prévenir. Signalons quand même que l’éditeur a eu la mauvaise idée, dans les deux pages de présentation de l’auteur en tête d’ouvrage, d’inclure une image extraite de Gay Comix, montrant une scène sexuelle comique, mais déplacée, et qui ne manquera pas de fournir un prétexte aux professionnels de l’indignation.

Quelques planches à exploiter : la lampe rouge dans la boîte gay, qui annonce l’arrivée de la police et engage les danseurs à permuter les couples à cause d’une loi interdisant les danses entre partenaires de même sexe (p. 44). Meurtre par le K.K.K. d’un père devant son enfant, avec une technique de vignettes en polygones utilisée pour plusieurs scènes de ce type (p. 53). La scène de la capote collée, qui a donné son nom à la version originale (Stuck Rubber Baby), et peut illustrer des séances d’éducation sexuelle. Toland veut utiliser avec Ginger la capote qu’il garde depuis des années, mais elle est collée, et ce fiasco le pousse à vider son sac (p. 58/60). Une manifestation non-violente anti-ségrégation (p. 64/67). Le récit de la « négresse cinglée » (exemple de résistance passive) (p. 71/72). Et puis tant de phylactères truffés de belles phrases qu’on voudrait toutes citer. Cas de conscience sur l’avortement : « Je ne veux pas non plus avorter de ma vie » (p. 129) ; premier rapport de Toland : « Ma première fois, j’étais comme un caneton qui vient de naître, prêt à suivre le premier corps chaud qui pourrait passer pour une maman » (p. 144). Un dialogue incroyablement franc avec Mavis sur le « mariage expérimental » (p. 147), situation assez rare dans notre sélection, où nous rencontrons surtout des cas où la franchise ne vient qu’après des années d’hypocrisie ! Violent règlement de compte avec le père homophobe (p. 163), et tant de morceaux d’anthologie !

 Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».

Label Isidor HomoEdu

 Sur la ségrégation raciale, voir aussi Black boy, de Richard Wright. Lire Deadline, de Laurent-Frédéric Bollée & Christian Rossi. Lire la chronique de Bar à BD.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Le site d’Howard Cruse


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