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New York Babel, pour les lycées.

Escalier C, d’Elvire Murail

École des loisirs, 1983, 255 p., 7 €.

samedi 28 avril 2007

Ce premier roman d’Elvire Murail, devenu un film, a été repris dans la collection Médium de l’École des loisirs en 1994, dix ans après sa parution. L’édition utilisée pour cet article est celle du Livre de Poche. Escalier C, ou comment dans une Babel moderne, s’inventer de nouvelles familles en dépit de nos différences. Le roman s’inscrit dans le sous-genre des scènes de la vie d’un immeuble, inauguré à ma connaissance par Pot-Bouille, d’Émile Zola, paru en 1882, à moins qu’on ne songe à la pension Vauquer du Père Goriot de Balzac.

Résumé

Forster Tuncurry, le narrateur, est un critique d’art réputé pour une étude sur Jérôme Bosch. Il écrit aussi des articles sur l’art contemporain, et ne mâche pas ses mots quand ça ne lui plaît pas : « j’essayai d’apercevoir les tableaux. Je vis vaguement quelques ronds bleus. Après le Cubisme, le Rondisme… Ce n’est pas de veine, j’ai toujours eu en horreur les tissus à pois, et voilà que j’étais confronté maintenant avec les tableaux à pois » (p. 39). Toutes proportions gardées, Forster est à la critique d’art ce que le malotru d’HomoEdu/altersexualite.com est à la critique de littérature jeunesse : « J’ai horreur des bourgeoises qui s’extasient devant des ronds rouges ou bleus et crient au génie, et j’ai toujours abhorré les filles des relations publiques, qui n’ont rien à voir avec le public, mais qui ont des relations » (p. 82). Pourtant ce garçon pourvu d’un cœur de pierre s’intéresse à la vie de sa « maison », ainsi nomme-t-il l’escalier C qu’il habite à New York. Ce n’est qu’un immeuble de cinq ou six étages, mais il a tout d’une tour de Babel, tant les conflits y sont quotidiens, surtout quand Forster y met son grain de sel. Il y a un couple qui se déchire, un couple qui voudrait s’unir, et surtout un homosexuel, Coleen Shepherd, qui a tout du bouc émissaire plutôt que du berger (Shepherd en anglais) : « Shepherd servait d’animal de compagnie à une espèce de brute qui se faisait appeler Hal » (p. 13). C’est Tuncurry l’insensible qui va se mêler de tirer Coleen des griffes de son tortionnaire, alors que les autres locataires l’auraient abandonné à son sort : « les problèmes de ces deux pédales ne nous concernent absolument pas ! » (p. 14). Il faudrait vérifier si la scène où Coleen est sauvé figure dans l’édition École des loisirs, car dans ce cas c’est une entrée fracassante du sado-masochisme en littérature jeunesse : « Hal avait dû s’amuser à entailler le buste et les bras de sa victime, et le cri qui nous avait alertés avait dû être provoqué par la tentative de scalp du cuir chevelu » (p. 19). Forster ne se rend pas compte que Coleen le drague, et persiste à afficher son cynisme (« baiser, c’est comme manger », p. 50) et son franc-parler, par exemple quand arrive une nouvelle locataire, Sharon, et sa fille Anita, qui jette son dévolu sur lui comme papa, parce qu’en matière de papas, « c’est toujours maman qui choisit ! » (p. 62). Il décide d’empêcher Bruce de se mettre en ménage avec Sharon, et va si loin que Coleen s’emploie à le mettre au pied du mur de son cynisme, qui n’est qu’une façade. C’est là que Shepherd endosse le manteau du berger qui ramène dans le troupeau humain la brebis égarée. Il faudra le suicide de Mme Bernhardt, une veuve juive pas gâtée par l’existence, pour que Forster se rachète à ses propres yeux et redécouvre les vertus de la famille humaine. On retrouve le thème des rites funéraires juifs, qui est donc présent dans les trois plus anciens romans de notre sélection, Valérie et Chloé et La danse du coucou, respectivement datés de 1978 et 1982. Le premier ouvrage ayant également pour cadre New York, on pourra s’interroger sur cette étrange coïncidence, alors qu’en 1983 le sida pointait son maléfique museau… Toujours est-il que voilà notre narrateur pourvu d’une urne de cendres, et décidé à les répandre à Jérusalem, pour respecter la dernière volonté de la veuve…

Mon avis

L’élévation du propos rend sa lecture difficile en-dessous du niveau seconde, mais peut aussi séduire des élèves de troisième bons lecteurs. Les amateurs d’art seront ravis, mais les autres seront peut-être déroutés par certaines digressions. On attirera également l’attention des élèves sur les fréquentes citations et allusions à la Bible. L’originalité, s’agissant d’un livre publié (tardivement, certes) en collection jeunesse, est qu’il n’y a que des personnages adultes, assez jeunes pour la plupart. La question du rapport entre amour et sexualité est posée, ainsi que celle des liens familiaux, qui semblent se tisser indépendamment de la famille. On songe à la petite Anita qui se cherche un papa en dépit de sa mère, à la clinique pour enfants handicapés qui recherche un employé pour tenir le rôle de « membre de leur famille » auprès de ces enfants (p. 204), mais aussi à ces longues scènes d’engueulades quasi-ritualisées qui émaillent le récit, et font songer aux dozen, ces séances d’insultes issues de la « parenté à plaisanterie » ouest-africaine, qui sont à la base du rap américain, lequel en est également à ses débuts à New York à cette époque. Ces scènes peuvent fournir une entrée pédagogique, que ce soit les insultes homophobes : « Tu peux le garder ton sale pognon, putain ! — Maquereau, profiteur, pédé ! » (p. 72), les joutes sexistes entre Forster et Vanessa ou Miss Fairchild qui aboutissent à des coucheries (p. 69 et p. 79), les baffes échangées avec Bruce (p. 164), la joute révélatrice avec Coleen (p. 108), et enfin le rite d’insultes de Forster avec son père : « fils indigne ! — Selon ta bonne habitude, bourreau d’enfants ! — Intellectuel ! Décadent ! — Diplomate ! — Là, tu exagères ! protesta-t-il » (p. 249). C’est là me semble-t-il que le récit retombe sur ses pieds, c’est-à-dire sur la famille traditionnelle, ce d’autant plus que ce « bourreau d’enfants » se révèle d’une grande ouverture d’esprit sur l’homosexualité. Source de débats fort riches qui sortiront nos élèves de cette impasse où nous mène, à mon humble avis, la judiciarisation stérile des insultes, qu’elles soient racistes, homophobes, ou anti-religieuses.

 Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».

Label Isidor HomoEdu

 Voir Pourquoi ? et Jeu mortel, de Moka, le pseudonyme d’Elvire Murail pour ses ouvrages jeunesse.

 Voir l’adaptation cinématographique de Jean-Charles Tacchella, qui a situé l’action à Paris. Le tournage a eu lieu en 1984 et le film est sorti en 1985 ; on commençait à parier furieusement du sida !

 Lire, sur « Culture et Débats » le point de vue de Jean-Yves.

Lionel Labosse


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