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Émile Zola : « L’encre et le sang ».

samedi 21 juillet 2018

Cet article est un de ceux publiés pendant un an dans Le Figaro, après que le camp républicain, notamment Le Voltaire, ait désavoué Zola. Il sera repris en volume sous le titre Une Campagne en 1882. J’en publie ici un extrait utile en classe, qui est difficile à trouver sur Internet. Peut-être utile pour le sujet de culture générale des BTS 2018-2010 : « Seuls avec tous » ?

« […]. J’entends bien que les hommes politiques se fâcheront et qu’ils refuseront de se reconnaître dans ce portrait du parfait duelliste. Ils voudront ajouter quelque chose au caractère, un peu d’esprit et beaucoup d’adresse. Et si nous plaisantons, ils se poseront comme des hommes d’action, en nous traitant de plumitifs.
Voilà le grand mot lâché : ces messieurs sont des hommes d’action et nous sommes des hommes de cabinet. Eh bien ! j’accepte cela. Voyons un peu.
Un homme est dans son cabinet. Il ne bouge pas, il reste assis, pendant des heures. Devant lui, il n’a qu’un encrier, une plume et du papier. Un silence absolu, pas un acte. Mais cet homme est Rabelais, cet homme est Molière, cet homme est Balzac. Et, dès lors, dans cette mort apparente des membres, il y a une action formidable, une action qui va bouleverser le monde, hâter les siècles, mûrir l’humanité, car c’est ici le cerveau qui agit et qui travaille pour l’immortalité.
Un homme est au pouvoir, dans les Chambres ou dans la rue. Il se donne un mouvement terrible, mène à coups de fouet un troupeau, se dépense en paroles et en actes de toutes sortes. Il est dans les faits, et non dans les idées, il a la prétention de faire un peuple. Cet homme, c’est Casimir-Périer, c’est Guizot, c’est Thiers. Et, quand il a bien piétiné, quand il a empli son époque de son agitation, il disparaît tout entier avec son œuvre, il ne laisse que la mémoire d’un fantôme, comme les grands comédiens.
Je veux dire que la seule action réelle et durable se trouve dans la pensée écrite, et que les hommes politiques, si hauts qu’ils soient, meurent à la tâche, tandis que leurs châteaux de cartes roulent sur le sable toujours mouvant de l’histoire. Les plus justes comme les plus criminels laissent à peine un nom. Nous ne pouvons même plus les juger, car leurs œuvres ont disparu, et elles ont d’ailleurs été bâties dans le relatif des choses humaines, qui leur enlève toute certitude.
Oui, nous sommes dans nos cabinets, et du fond de notre silence et de notre immobilité, je vous assure que nous faisons des gorges chaudes en regardant vos fameuses besognes d’hommes d’action. Sautez et valsez, suez à la peine, essoufflez-vous à satisfaire vos appétits : vous ne serez jamais, pour nous autres observateurs, que des pantins dont la mécanique est plus ou moins bien réglée. Quand les empires d’Alexandre, de César et de Napoléon sont tombés en poudre, quand cent années d’histoire tiennent dans les quelques pages d’un volume, quand les plus grands des tribuns et des ministres sont jugés en une ligne, sur laquelle les historiens ne s’entendent même pas, je vous demande un peu ce que peuvent peser vos républiques personnelles avec leurs étiquettes d’un jour ! Au panier, la République opportuniste ! Au panier, la République intransigeante ! Ce ne sont là que des secondes dans la vie d’un peuple, et ce qui vous passionne si fort, ne fera pas seulement tourner la tête à nos neveux. Nous sommes dans nos cabinets, et si un de nous a le génie d’écrire un chef-d’œuvre, lui seul immortalisera la France. De Rome disparue, il reste Virgile. […] »

Émile Zola
Voir un autre article, un troisième, et une autre citation de ce livre ici.

Image de vignette : Zola par Alfred Le Petit (Le Contemporain). © Wikicommons.