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Le douloureux problème de l’hétérosexualité, pour lycéens avertis et adultes

Épuisé, de Joe Matt

Delcourt, 2010, 120 p., 16,5 €

lundi 25 avril 2011

Épuisé est l’autobiographie émouvante d’un jeune adulte auteur de bande dessinée et érotomane compulsif. Rien à voir a priori avec une sélection d’ouvrages sérieux pour de jeunes lycéens et collégiens. Et pourtant, la qualité de l’œuvre et la réflexion moderne qu’elle propose sur les difficultés du genre autobiographique, ainsi que sur la sexualité, nous incitent à lui consacrer un article. Le contenu est provocateur, et choquera bien sûr ceux et celles qui font profession d’être choqués, mais ravira les jeunes que la sexualité taraude, et qui ont besoin de pistes artistiques de réflexion sur le sujet. Masturbation, pornographie, relations filles-garçons, ces trois sujets y sont traités sans tabous, dans une perspective résolument politiquement incorrecte.

Joe Matt, l’auteur narrateur, ne se montre pas sous son meilleur jour ; il se montre même sous le pire jour qui soit. Pingre, il n’hésite pas à abuser de ses amis pour se faire de l’argent sans travailler, en leur revendant de vieilles bandes dessinées qu’il collectionne, sachant que ses amis les recherchent. Il partage une colocation, dans des conditions assez sordides ; il en est réduit à pisser dans un bocal pour éviter de croiser ses voisins, et déclare : « Le plaisir de pisser est l’un des derniers qui me restent » (p. 58). Il peine à se consacrer à la création artistique (ses bandes dessinées), car l’essentiel de son temps est dilapidé pour l’assouvissement solitaire de ses fantasmes sexuels. D’une part il se masturbe jusqu’à dix fois par jour (p. 65) – ou carrément le record de 20 fois en 6 heures, p. 95 – en matant des « films de boule » (p. 20), d’autre part il recherche, sélectionne et monte lesdits films, de façon à supprimer toute image masculine (les horribles fesses poilues) pour ne conserver que l’élixir féminin des meilleures scènes. Il supprime en passant une scène de « cunnilingus féminin », qu’il juge « effrayant » et « très pauvre » (p. 49) ! Le tout dans la nostalgie de son ancienne petite amie, qui n’a pas pu supporter son caractère et son mode de vie – et on la comprend !

Le discours sur les femmes est évidemment politiquement incorrect (« J’étais prêt à sortir ma putain de bite », p. 25 ; évocation des prouesses des films pornos hétéros : « elles baisent parfois avec six mecs en même temps… un dans le cul, un dans la bouche… elles ne disent pas non aux éjacs faciales ! » (p. 28)). Mais l’auteur-personnage ne présente jamais ce discours comme un modèle de fierté ; au contraire, il pratique l’auto-flagellation, ce qui se révélera porteur pour des lycéens : « Depuis la puberté et l’apparition de cette damnée sexualité, tout va en empirant. Je suis totalement enchaîné à mes désirs biologiques hétérosexuels » (p. 70) ; ou bien carrément : « Je suis une merde. Je mérite pas d’avoir une petite amie » (p. 97). Notons au passage qu’il est rare qu’un hétérosexuel se définisse comme hétéro. Une vignette montre ses amis le vannant sur ce thème : « Combien tu paries que Joe est devenu gay et que son job, en fait, c’est de virer toutes les femmes des vidéos ? » (p. 75). Le discours sur la « merveilleuse et douce pornographie » (p. 98) ne manquera pas de choquer les staliniens de la sexualité bien ordonnée.

Le livre est aussi un support de réflexion sur l’autobiographie. De nombreux flashbacks montrent le rapport entre le personnage enfant, déjà adonné à la masturbation, et le personnage adulte (ex. p. 36). On note une planche provocatrice, où le modèle dédicataire de l’album, Robert Crumb, est représenté sur un tee-shirt, ancien cadeau de l’ex-petite amie de l’auteur, devenu (je cite) « serviette à foutre » (p. 96). Une planche remarquable, p. 102, montre le personnage-auteur s’interroger sur l’intérêt des flashbacks ; mais ce n’est pas tout, il s’interroge aussi sur l’intérêt de ce livre où il « s’apitoie sur la pornographie. C’est de la branlette en bande dessinée » (p. 115). Bref, un livre couillu, pour permettre aux lycéens de réfléchir en toute liberté sur la sexualité.

Lionel Labosse


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